Irritation croissante. Mon bras recommence à me lancer, et trouver du repos est tout bonnement impossible. L'un après l'autre, ces fichus sektegs viennent voir le phénomène. Le petit bonhomme ailé, qui a fait éclater un arctosa d'un coup de poing... Et en mille morceaux... Et qui a vaincu à lui tout seul toute la meute de bestioles. En gros, dès qu'un gobelin fait irruption dans la pièce, j'ai droit à une nouvelle version de l'histoire... S'il me faut voir la sale gueule de chacun d'entre eux, je vais finir par les massacrer !
Et ce ne sont pas les seules choses qui me tapent sur les nerfs. Assis, adossé contre la paroi, ma main noire lisse le pan de cuir marqué des V rouges constituant mon pagne. Il ne reste rien de ma sarbacane, que Dae'ron a retrouvé émiettée par un coup de patte géante. Et ma tenue est fichue. La manche découpée, les cuissardes dissoutes ou brûlées par les acides. En bref, deux objets me liant à mon passé en terres humaines ont... Disparu. C'est déstabilisant. J'enfonce mon pouce sombre dans la pièce de cuir au moment où un autre gobelin entre dans la pièce. Je me contente de persiffler à son encontre, puis l'ignore en posant une tête lourde contre le mur.
"
Nessandro ?", fait doucement le Protecteur en se tenant dans le cadre de l'entrée.
Je me contente de le regarder voleter dans les airs. Il me fait un petit sourire compatissant auquel je réponds d'un souffle agacé. Il finit par s'avancer et s'asseoir sur ma couche.
"
J'ai... Quelque chose pour toi."
Blasé, je le regarde alors qu'il se tourne vers la porte et siffle deux notes familières. Je vois alors arriver vers nous Lyïl, mon sombre harney. Malgré moi, j'écarquille les yeux alors que ma monture vient à son tour se poser à côté de moi. L'oiseau accueille ma main contre sa joue avec un son agréable. Je cligne plusieurs fois des yeux, et avise Dae'ron en le questionnant silencieusement.
"
Vues tes blessures, je me suis dit qu'on ne bougerait pas tout de suite. Il fallait bien aller le chercher, non ?" Silence. Il se frotte la joue du doigt, évitant mon regard. "
Et j'ai pensé que... Cela te ferait plaisir."
L'oiseau agite ses ailes puis il se met à attraper et lisser mes plumes. Cet aldryde alors... Je ne lui ai rien demandé. Je n'ai même pas évoqué ma monture ces dernières heures. Il y a pensé seul. C'est... Surprenant, à quel point ce simple geste parvient à me toucher. Parce qu'il a beau jouer les courageux, je vois bien que le brun a la peau encore hérissée. Sa peur des espaces clos... Il l'a affronté deux fois, pour guider Lyïl jusqu'ici. Sans oublier qu'il a du passer par le village, et sans doute esquiver les géants elfiques encore paniqués de la disparition de leur guérisseur. Et tout cela pour moi ?
"
Pauvre idiot !", sifflé-je, rencontrant une expression surprise de sa part. Il doit forcément avoir une idée derrière la tête ! Il ne peut pas avoir bravé sa peur
juste pour me faire plaisir. C'est impensable ! C'est... Typique de lui, en fait... Un soupir lourd de sens m'échappe, puis je colle mon poing fermé contre son bras. "
Tu as encore fait quelque chose de débile. Mais... Je t'en suis... Reconnaissant. Et j'espère que tu as bien entendu. J'ai horreur de dire ces trucs-là."
Le voir me sourire doucement m'incite inexplicablement à détourner les yeux.
"
Quel gâchis.", murmure-t-il en observant le motif du pagne.
"
Pff !", fais-je avec une amère moquerie. "
Vue son origine, ce n'est pas une grosse perte. Et en fait, voir ce truc dans un état aussi lamentable est plutôt agréable."
Regard intrigué de mon congénère, mais avant d'avoir pu parler, l'elfe brun se pointe à son tour. Et il tient toujours son stupide parchemin, comme un trophée.
"
Je peux ?", demande-t-il comme si j'allais le tuer sur place. Si seulement j'étais assez en forme pour...
"
Quelles nouvelles ?"
"
Mon frère et la doyenne travaillent sur un anti-venin, pour Yazamaël, et Trapaht supervise les éclaireurs. Il y a fort à faire pour évaluer les dégâts." L'elfe marque une pause. "
Et... Je voulais m'entretenir avec vous d'une petite chose... Tu te souviens quand je t'ai dis que tu m'avais l'air familier, Nessandro ? Eh bien, j'ai retrouvé pourquoi."
Il déroule alors son parchemin et un frisson entre horreur et haine dévale mon échine. C'est l'un des avis de recherche publiés par la grosse moche, avec la reproduction d'une saloperie de portrait de moi datant de quelques années. J'avais les cheveux plus courts, pas ma balafre, mais des fringues toujours aussi laides.
"
Mh !", soufflé-je par le nez. "
Il y a un zéro de plus que la dernière fois." Soudaine appréhension alors que Dae'ron se met à effleurer les lignes de texte accompagnant l'image.
"
La maison des De Lamyssie... De Kendra Kâr offre une généreuse récompense à qui détiendra des informations sur... Nessamarathoralan Fidhael De Lamyssie, animal familier de Dame..."
"
Mélindara Monica De Lamyssie.", coupé-je en crachant son nom, ainsi qu'un résidu amer, droit sur le pagne de cuir. Cela fait des années que je n'appelle plus cette garce que par le surnom que je lui ai trouvé. La grosse moche. Encore trop gentil, maintenant que j'y songe.
Un silence pesant tombe sur la pièce, et sans avoir besoin de le confirmer, je sens mon congénère me fixer. Mais je l'ignore, poignardant l'elfe brun d'un regard si brûlant qu'il en tressaille.
"
Ce... C'est une sacrée somme.", tente-t-il avant de baisser le nez. "
Un colporteur nous a amené cela au village, il y a quelques temps. Il disait que c'était une histoire connue dans tout le quartier riche. Que la Dame serait devenue folle de sa disparition. Elle y tenait beaucoup... Enfin, à toi."
"
Ben voyons.", lâché-je avec un sourire cruel et amer. "
Et je suppose que maintenant, tu as bien envie de toucher cette récompense, hein ?", grincé-je, avant d'être surpris par le geste de Dae'ron, qui se met entre nous et déploie ses ailes pures.
"
C'est faux, n'est-ce pas ?", lance-t-il avec un ton menaçant, que je ne lui ai que rarement entendu. Il finit même par rappeler Plume d'Argent à lui, et brandir la javeline vers l'elfe.
Rhûda'Rïl est si surpris qu'il tombe à la renverse et se met à trembler. Pathétique. Doucement, j'appose ma main contre l'épaule du Protecteur. Il me lance un regard nerveux puis entendu. Lui aussi sait que jamais ce crétin n'aura le cran de me menacer. Toutefois, cette information change la donne. J'essaie de m'asseoir au bord de ma couche, puis de me relever. Un étourdissement me prend, mais Dae'ron a le réflexe de me soutenir.
J'hésite à le laisser faire. Après tout, n'était-il pas mercenaire lui aussi ? Avoir une telle prime sur ma tête pourrait le tenter. Je le scrute avec un brin de soupçons, mais ne reçois en retour qu'un air déterminé.
"
Ce n'est pas raisonnable, mais si la sécurité de Nessandro est en danger, alors nous...", commence-t-il avant d'être interrompu par le géant.
"
Eh oh non ! Je veux dire... Vous vous emballez. Je voulais juste vous prévenir... Qu'est-ce que je ferais de tous ces yus, alors que je compte rester ici ?"
Instant de doute dans la pièce. Sauf que je n'ai aucune confiance dans les mots de géants, et pour la première fois depuis bien longtemps, je sens Dae'ron tendu aussi. Sa prise sur mes lombaires se raffermit, et il fait bien. Si mes ailes peuvent me porter, ce n'est guère le cas de mes jambes.
Le Protecteur finit par cogner la hampe de sa javeline au sol, puis m'aide à me rassoir. Le grand couillon fait de même. Il a l'air embêté, et décide de ne pas s'attarder, mais nous laisse ce foutu parchemin. Méfiant, je guette chaque mouvement hors de cette entrée. Finalement, c'est Dae'ron qui brise le silence, sans quitter la porte des yeux.
"
Nessamaran..."
"
Nessamarathoralan Fidhael, oui. J'ai la nausée rien que de le dire."
"
Tu n'es donc pas... Nessandro ?"
"
Si !", fais-je en grimaçant férocement. "
Ce nom est mien ! Ce sont les autres qui ne sont pas moi !", sifflé-je, regagné peu à peu par cette colère que j'avais enfoui.
"
... Les autres ?", reprend le brun en me regardant avec suspicion.
Déstabilisé un instant, je pousse un souffle nasal amer. Je vois... Sa confiance et son affection auront tenu le temps d'un échange de nom. Mes yeux se plissent et je sens mon expression se fermer. C'est dans ces moments-là que je regrette mon lien avec lui. Le sentir me juger silencieusement fait douloureusement écho.
J'attends, sans rien ajouter d'autre qu'un sourire crispé. Sauf qu'aucune parole n'arrive dans l'immédiat. Pas de frappe non plus. Au bout de longs instants sans que rien ne se produise, je finis par lever le nez vers lui. Bras croisés, retenant son arme contre son torse, il tord un peu les lèvres dans une moue étrange. Il finit par soupirer.
"
Je pensais te connaître..."
Voilà, ça arrive. Les mots qui accablent et accusent, tirant sur ce lien au point de le rendre douloureux.
"
Mais... Il semblerait que tu me réserves encore bien des surprises, Ness'."
Blocage. Je relève la tête, sondant son expression. Il... Dégage quelque chose... D'étrange. Une sorte de chaleur incompréhensible. Il me fait un timide sourire... Et il a écorché mon nom.
"
Nessandro."
"
Tu sembles avoir différents noms. Pourquoi je ne t'en donnerais pas un, moi aussi ?"
J'ouvre la bouche, sur le point de répliquer, mais aucun mot ne se fraie un chemin. Je plaque ma main noire contre mes yeux et secoue la tête. Il... Ne m'a pas rejeté ? J'ai encore du mal à y croire. Est-ce un stratagème ? Est-il si calculateur ou est-il juste... Comme cela ?
"
Il n'y en a... Vraiment pas deux dans ton genre.", finis-je par dire.
"
Euh... C'est un compliment ?"
Malgré moi, un petit rire secoue mes ailes. Pourquoi je n'arrive plus à prédire sa conduite ? Et pourquoi est-ce que chaque mot qu'il prononce sonne plus fort que ceux du reste du monde ? Quelque chose me dit... Que j'ai déjà une idée de la réponse.
"
Pas de Ness'."
"
Mais..."
"
Non."
"
Rhaa mais..."
"
Ne m'appelle plus jamais comme cela, et en contrepartie...", j'inspire longuement puis appuie ma joue contre ma main sombre. "
Je te promets de répondre à tes questions. Peut-être pas toutes, mais je ferai un effort."
"
Eh... Tu triches...", boude-t-il un peu, d'une façon que je trouve presque... Adorable.
"
Marché conclu ?", fais-je en lui tendant ma main sombre, m'amusant de le voir soupirer puis s'en saisir.
"
Marché conclu, Nessou !", me lance-t-il joyeusement, et partant dans un doux rire à mon expression surprise. Et son sourire est contagieux, tordant mes lèvres en une esquisse blasée, attestant de ma défaite. Gagner contre lui à ce petit jeu semble bien difficile. Mais par mes ailes, pourquoi "Nessou" ? Cela sonne encore plus ridicule qu'un simple diminutif ! Sauf que quand c'est lui qui le dit, je n'ai pas envie de l'égorger. Enfin, pas trop.
Il semble prêt à accepter ce que je lui raconterai, mais entre faire preuve de bonne volonté et être en mesure d'accepter, il y a un gouffre.