De sa fenêtre, la Baronne destituée observait les départs. Ils se comptaient par dizaines, des servants, des valets, des soldats avec ou sans leurs chevaux, tous se pressèrent à la sortie du château.

Lydia entra en trombe, suivie de près par Katalina.

« Silmeria, c'est une faute grave ! Les soldats connaissent le domaine ! Ils pourraient donner de précieuses informations qui entraineraient votre capture avant l'aube ! »

Elle ne dit rien. Lydia n'était pas affolée mais sa voix trahissait une incompréhension totale auprès d'une femme qui s'était pourtant montrée jusque là assez prudente. Katalina s'adossa à un mur, elle ne disait rien. Von Klaash non plus. Le silence palpable n'était rompu que par quelques portes claquées çà et là dans le domaine. Quelques servantes jetaient un ultime regard vers la Baronne avant de disparaître. En quelques secondes, Silmeria voyait la totalité de ses richesses et de son pouvoir lui glisser entre les doigts.

Lorsque le capitaine revint dans la pièce, tous tournèrent le regard vers l'homme en armure noire. Il rendit son rapport. Brièvement. De façon claire et succincte comme il lui avait été enseigné.

Silmeria restait le regarder, visiblement tourmentée. Lydia prit de nouveau la parole.

« Pour défendre correctement le domaine il aurait fallu trois fois plus de soldats. Tout ce que vous pouvez tenter sera effectivement la fuite. Armez les soldats de torches et chevauchez directement dans le camp adverse. S'ils accueillent les soldats et les valets, ils seront occupés à les questionner. Profitez de la tourmente pour vous enfuir... »

Silmeria ne répondit rien. Elle vida son verre de vin sur le sol froid de la pièce et observait doucement la flaque s'étendre et les petites bulles éclater. La mine assez grave, elle répondit :
« Non. Ma seule satisfaction sera, d'avoir eu en ce moment des amis fidèles. Et pour ça, je me dois de vous protéger. Partez. Je me rends aux soldats du Roi. »

Ils ne dirent rien. Seul un oeil affûté aurait pu déceler quelques signes de satisfaction, quelque part tous devaient être rassurés.

« Von Klaash, Lydia... Et Katalina. Il vous faut partir. Prenez la Laide ou le Redoutable Jugement avant qu'ils ne soient saisis, si ce n'est pas déjà le cas. Quittez ces terres, mêlez-vous aux retardataires qui n'ont pas encore quitté les lieux. Quant à vous Capitaine... Je vous suis reconnaissante. »

Elle dégrafa les armes qu'elle portait à sa ceinture.

« Silmeria... Une fois livrée, il est probable que vous soyez humiliée publiquement. Torturée et enfin exécutée... Vous en avez bien conscience. N'est-ce pas ? »

« Et bien... Voilà une dernière vie à offrir. Capitaine, avant de partir, chargez-vous de libérer les prisonniers du cachot. Il est temps pour moi de sortir un peu. »

Silmeria quitta la salle. Quelque part, abandonner ces lieux l'affectait bien plus qu'elle ne l'avait imaginé. C'était dans ces pièces lumineuses et boisées que Mircalla lui avait donné son titre. La fontaine face à l'entrée principale coulait toujours. Dans le domaine, il ne restait que des fantomes, des parchemins par terre, des tissus, des linges arrachés, quelques bibelots manquaient, certains n'étaient pas partis les mains vite.

Von Klaash l'avait devancée. Il se tenait devant la porte, tenant les rênes de Calpurnia. Tous deux ne dirent rien, mais dans le regard de l'homme, Silmeria avait cru déceler de l'affection et un certain remord. Il lui tapota amicalement l'épaule et lui tendit les rênes.

Silmeria chevauchait, seule. Derrière elle, elle le savait, des regards braqués sur sa silhouette qui s'éloignait peu à peu jusqu'à disparaître. Elle n'avait pas voulu se retourner.

Le capitaine avait laissé partir sa maîtresse avec un air de remords. Il avait voulu intervenir, mais n’avait pas trouvé les mots pour le faire. Lorsque Silmeria avait traversé la cour, au milieu des soldats qui lui étaient restés fidèles, ceux-ci la lorgnèrent avec incompréhension. Fuir ne lui ressemblait pas. Ils étaient restés pour elle, pour se battre, quitte à mourir. Chacun d’eux lui avait confié sa vie, et elle les avait finalement rejetés. Cependant, aucune colère dans les regards. Juste de l’incompréhension.

Elle partit donc du château, sur le dos de son cheval, lancé sur les routes alentours, menant vers le petit bourg dont elle avait la charge jusqu’à ce matin. Très vite, comme si la sortie était surveillée par des guetteurs invisibles, trois cavaliers vinrent galoper à ses côtés. Des soldats de Kendra Kâr. Des petits grades de l’armée, mais plus haut que la simple piétaille. Ils se mirent de part et d’autre de Silmeria, et le dernier se mit devant elle pour freiner sa course.

« Nous vous menons au campement. Veuillez nous suivre sans faire d’histoire. »

Et ils ouvrirent la chevauchée vers le campement ennemi, dont Silmeria ignorait encore tout.

« Puissent-ils un jour comprendre pourquoi... »

Elle se répétait cette phrase tandis que Calpurnia avançait. Elle sentait sa monture s'agiter. La tueuse avait passé tant de temps avec elle, seule dans la nature qu'elle avait rapidement développé un lien fort avec son cheval. Elle était capable de ressentir lorsque l'animal s'agitait ou qu'il était inquiet à cause de quelque chose que sa sensibilité avait pu percevoir.

La nuit était sombre, la lune se voilait la face à l'aide d'un épais manteaux nuageux. Quelques étoiles solitaires perlaient et le sol était encore détrempé. Aussi, elle décida de ralentir la cadence, elle préférait ne pas laisser croire qu'elle s'échappait. Elle refusait qu'un soldat ne tue Calpurnia pensant qu'il était là, le seul moyen de l'en empêcher.

Silmeria se mordit les lèvres, l'ironie était amère. Elle qui avait passé tant de temps à traquer, voici qu'aujourd'hui, elle était la cible d'un prédateur bien plus gros. Persuadée que rester à Keresztur signerait son arrêt de mort, - probablement déjà signé de la main du Roi lui même -, elle préféra se risquer à sortir. Au moins, elle aurait un peu de temps.

Juste un peu plus.

Les bruissements qu'elle avait pu percevoir plus tôt dans les fourrés et les arbres lui donnèrent raison. Quelque cavalier se firent entendre. A l'oreille, il était difficile de déterminer combien mais ils ne devaient pas être nombreux. Elle était en effet espionnée, probablement même au sein du château.

Rapides, ils apparurent. Sur chacun de ses flancs, elle était maintenant en tenaille entre trois soldats et elle était désarmée. Calpurnia se cabra brièvement, sa maîtresse lui tint fermement les rênes et lui tapota le flanc. Le cheval noir se calma, du moins, il semblait plus rassuré.

Le soldat situé en face d'elle lança une directive. Elle était donc définitivement en état d'arrestation par la garde du roi.

Résignée jusqu'au bout, elle répondit d'une faible voix :

« Je vous suis. Les Gens doivent parfois savoir lorsqu'il faut s'arrêter. Je suis sans arme. Vous auriez peut être mieux fait de le vérifier... »

Termina-t-elle avec un léger sourire, ce sourire carnassier que l'on prête aux assassins. Car c'est ce qu'elle était. Être arrêtée ne voulait pas dire perdre le nord.

Bataille de Keresztur

Le garde à sa droite répondit à la future ex-baronne.

« Dans votre cas, peut-être aurait-il mieux valu ne jamais commencer. Vous aviez une situation, un titre, de l’or… Et vous avez gâché tout ça. Pourquoi ? »

Celui de gauche reprit son collègue.

« Gardan ! Silence. »

Et poursuivit à l’attention de Silmeria.

« C’est une reddition de plein gré, n’est-ce pas ? Vous nous donnerez vos armes au campement. »

Et le garde à l’avant de préciser :

« Nous y voilà. »

Effectivement, sous le bourg de Keresztur, dans une plaine invisible depuis le château, l’armée royale avait établi son campement. Moult tentes de soldats à deux mâts servant de dortoirs, des chapitrales pour les gradés… Plusieurs feux étaient allumés, rassemblant soldats du Roi et réfugiés de Keresztur, soldats désarmés comme paysans ou servants. Plusieurs lancèrent des regards noirs à leur ancienne patronne. Ils étaient libérés de son emprise, désormais, mais la soif de revanche habitait ostensiblement certains. Nul ne tenta quoi que ce soit, par contre, en présence des troupes royales.

Le campement. Enfin, elle vit le visage du danger. Parmi toute cette troupe grouillante, il y avait peut être quelqu'un capable d'achever sa névrose. Silmeria était en réalité profondément fatiguée et elle se savait incapable de défendre le château, la seule option avait été de se rendre et espérer qu'il se passe quelque chose.

Elle vit quelques mines étonnées, la plupart lui étaient inconnues et d'autres... Des dizaines de ses anciens hommes étaient groupés autour des feux. Les soldats à cheval qui faisaient son escorte l'avaient conduite dans ce guêpier. Elle qui n'avait pas d'arme à leur confier, elle faisait une bien triste prisonnière.

Silmeria se savait observée de toute part, elle ne vit pas encore l'intendant venu plus tôt à ses portes. Un rien provocatrice, elle dévia légèrement et s'approcha à cheval d'un feu où se réchauffaient de la nuit, quelques hommes du campement qu'elle toisa d'un air absolument méprisant.

Bataille de Keresztur

Les hommes répondirent au regard de l’elfe grise avec des yeux remplis de haine, et peut-être d’un soupçon de peur, encore, malgré tout. Le garde du côté où elle avait dévia la mit en garde d’un ton un peu sec.

« Suivez la monture devant vous. »

A peine eut-il fait la remarque qu’une boule de terre mouillée vint frapper Silmeria à l’épaule, éclaboussant ses habits, alors qu’un commentaire, du lanceur sans doute, accompagnait ce présent terreux.

« Va mourir, sorcière. A mort ! »

Les soldats du campement ne réagirent pas. D’autres se penchaient déjà pour ramasser d’autres mottes de terre.

Son sourire malsain et son approche vers les soldats lui mérita une remarque sévère d'un de ses escorteurs. D'instinct, elle tourna la tête vers l'homme qui venait de lui envoyer l'ordre, comme pour le provoquer du regard, mais son geste fut stoppé net par un choc à l'épaule. Quelques éclats de boue, venant d'un jet de terre, s'écrasèrent sur sa joue droite et au bord de sa lèvre. Sans même sourciller, elle regarda de nouveau les soldats.

Elle se savait morte, quelque part vouée à une morte qu'elle soit physique ou non. On entendrait peut être murmurer son nom, peut être que les livres en feront un exemple et qu'un procès à Kendra Kâr se verrait exceptionnel pour montrer que personne ne peut s'abandonner à de tels actes.

Une menace bien plus lourde que quelques tas de boue planait sur sa tête. De toutes façons, elle le savait. C'était limpide. La vie était pleine de doute mais c'est lors des derniers instants, lorsque quelqu'un a la certitude de sa mort, que tout devient soudainement limpide. Comme si son âme et son esprit ne se concentraient que sur l'essentiel, en oubliant la fraiche bise de la nuit, le chant des oiseaux nocturnes, la vie, la forêt. Non, son attention n'était plus qu'accrochée à un tas de boue, de soldats armés et désarmés qui formaient autour d'elle une véritable cage humaine.

« Amorçons la descente... » murmura-t-elle, comme pour se donner de la contenance. Elle ouvrit les bras, lança un sourire à la foule qui ramassait la terre. Face à la lumière tombante, elle croyait voir qu'ils rampaient. Ramper comme ils l'avaient toujours fait. Ils n'étaient pas plus différents hier qu'aujourd'hui.

Face à ce troupeau de porcs pataugeant dans la boue et la glaise, elle déclara d'une voix rieuse :

« Il vous faudra bien plus que de la terre. Mon souvenir est désormais ancré dans le vôtre et dans votre âme. Jamais vous ne saurez oublier ni m'oublier. Il existera toujours un souvenir...»

Bataille de Keresztur

Malgré l’ultime provocation de la démone de Keresztur, plusieurs de ses anciens hommes, armés de mottes de terre humide, balancèrent celles-ci sur Silmeria, qui, bras ouverts, offrait une cible de choix. Une voix, néanmoins, tenta de mettre fin à la lapidation molle…

« Stop ! »

Il s’agissait de l’émissaire de Kendra Kâr, celui-là même qui avait pris contact avec la baronne pour l’inciter à se rendre.

« Comportez-vous comme des hommes, non comme des bêtes. Même si elle vous a tout pris, elle ne mérite pas que l’on s’abaisse à son niveau. »

Les hommes hésitèrent, puis laissèrent finalement leur projectile tomber au sol sans le lancer. L’escorte de la dame finit de l’amener auprès de la tente de l’intervenant, et deux soldats forcèrent l’elfe grise à descendre de sa monture, la maintenant fermement par les épaules. Un soldat rappliqua presqu’aussitôt avec des chaines et menottes épaisses… à nouveau, le diplomate intervint.

« Ces entraves ne seront pas nécessaires. N’est-ce pas, madame ? »

Il indiqua l’entrée de sa tente d’une main ouverte.

« Entrez, je vous prie. Et installez-vous confortablement. Nous avons à parler. »

L’intérieur de la tente était pourvu d’un lit-paillasse avec une grosse couverture, ainsi que d’une petite table ronde entourée de deux chaises de taille réduite, faciles à transporter. Ladite table était décorée d’un panier de fruits, de pain et de charcuteries.

Lorsqu'il intervint, bien qu'elle n'ait pas encore vu son visage, Silmeria ne tarda pas à comprendre qui était son " sauveur ". L'émissaire. Tout s'était passé assez vite, sa robe était souillée par quelques galettes de boue mais rien de terrible, aucune blessure qu'elle ne soit physique ou mentale.

Les soldats qui l'escortaient, probablement un rien vexé la conduire, de force, jusqu'à la tente de l'émissaire. Ergos Latrille, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Elle cru remarquer que sa parole faisait office de loi et qu'aucun des hommes a qui il s'était adressé plus tôt ne discutèrent le moindre de ses ordres. D'ailleurs, ils ne discutèrent en rien, ils ne parlaient pas.

Silmeria soufflait en son for intérieur, un rien vexée que cet homme sensé la conduire à la potence ne lui sauve la vie une seconde fois. Il lui intima que l'heure de discuter était venue. Un petit pincement au coeur lui fit vite comprendre que sa vie dépendait de la conversation qui allait suivre, et si elle se trompait, c'est que son sort avait déjà été décidé de toutes façons.

« Ca fait deux fois que vous me sauvez. Ici, et si j'étais restée au Château, un de ces hommes m'aurait probablement tuée. Pour quelqu'un qui me mène sans doute à une potence, je vous trouve bien clément. Regardez ça. »

Elle décrocha un petit médaillon fixé à sa robe à l'aide d'une épingle. Ce qui fut un pendentif avait été transformé en broche et cette broche, avec le temps, était devenu un souvenir, presque une relique. C'était son portrait. Celui de Silmeria étant plus jeune. Elle le déposa sur la table et s'installa sur une chaise, ou plutôt, alourdie de ses crimes, ses épaules s'enfoncèrent littéralement dans le petit mobilier.

« Un visage de pucelle, des cheveux dorés, des joues comme les bébés rêvent d'avoir les fesses. On en est bien loin maintenant. J'ai le visage fade, la lune même est plus bronzée que moi. Et lorsque je me regarde dans la glace, je vois mon regard sombre, une vraie fosse. Obscur avec des souvenirs qui ne méritent pas d'être éclairés. C'est pourquoi, je crois, je me livre. Bien que je n'en sois plus si sûr. Tout est confondu. Tout est devenu flou. »

Bataille de Keresztur

L’homme avait écouté Silmeria sans ciller, observé sa pictographie miniature, et regardé son physique dévasté par le mal causé, et le vide qui s’était creusé en elle. Les mots qu’il prononça ensuite détonnaient clairement avec cet élan de spontanéité.

« Espérez-vous m’attendrir, Dame ? Ce n’est, je crois, ni le moment ni l’endroit. Gardez ça pour vos juges, si vous pensez pouvoir réchapper à la sentence. Il n’y aura que vous pour l’espérer. »

Il s’assit à table et se servit de pain, qu’il rompit avant de trancher un morceau de saucisson de son poignard affuté. Son regard globuleux se posa à nouveau sur l’elfe.

« À moins bien sûr que vous ne me laissiez vous sauver une fois de plus. »

Ça tombait, on pouvait le dire, comme un cheveu dans la soupe. Il laissa prendre son petit effet avant de poursuivre.

« Cette vie, vous devez de toute façon l’oublier. Elle n’est plus vôtre. Mais Kendra Kâr n’est pas la seule à avoir remarqué vos actions. Et si la première les déplore, elle sert la seconde. Omyre pourrait venir à manquer de personnalités fortes comme la vôtre. De dirigeant sans pitié, n’hésitant pas à faire couler le sang d’innocents pour l’exemple. Diriger par la peur. Inspirer celle-ci tant aux alliés qu’aux ennemis… »

Et une fois de plus, il laissa la parole à son interlocutrice, laissant le silence retomber comme une chape de bois sur cette tente au tête à tête inattendu.

Bien qu'elle s'y attendait parfaitement, lorsque l'émissaire mentionna " Sentence ", Silmeria sentit en elle une violente montée d'adrénaline dans sa poitrine, elle pensa même un court instant qu'elle allait se trouver mal. C'est juste que les choses prenaient maintenant tout leur sens.

Le regard dans le vide, elle récupéra son petit pendentif et le fit tourner machinalement entre ses doigts. Il fallait s'occuper l'esprit, attendre que cette gêne tombe. Quant à lui, l'homme était en tenue de confiance, il entama les mets présents, feignant presque l'indifférence.

Lorsqu'il enchaîna, prétextant pouvoir de nouveau la sauver, la confusion atteint son paroxysme. Sa poitrine était un orchestre de sensations diverses et cet homme à l'aspect sinistre ne l'aidait pas à savoir si elle se sentait rassurée pour définitivement condamnée. De toutes façons, à cette heure et ainsi entourée, elle ne saurait aller bien loin. La plupart des soldats hors de cette tente se feraient une joie d'exécuter la femme plutôt que de laisser ce plaisir à un bourreau. La sécurité, voilà maintenant son plus grand luxe.

Elle aurait très bien pu tenter sa chance, briser le poignet de l'homme, dérober son arme et sortir avec le fil du rasoir collé sous la gorge de l'Émissaire. Après tout, fichu pour fichu. Mais l'absence de garde lui fit douter le temps d'un instant. Était-ce un excès de confiance ?

Lorsqu'il continua, elle comprit enfin pourquoi les gardes étaient congédiés. L'homme, cet Ergos Latrille semblait jouer sur deux fronts. Silmeria en resta béa quelques secondes.

Omyre. Elle connaissait déjà, ça ne lui évoquait pas que de bons souvenirs d'ailleurs mais c'est là que tout avait commencé. C'est dans cette ville que ses capacités pourraient être utiles, devenir légales et être récompensées... Un piège ou un retournement de situation total et radical ?

« J'ai déjà passé beaucoup de temps à Omyre, vous le savez peut-être déjà ? Mais éclairez-moi, je peine à comprendre. Vous êtes venus pour m'exécuter ou m'offrir ce que je vois comme une promotion ? »

Elle tâcha de se ressaisir. Se redressant et les mains fermement rivées sur les genoux, elle demanda après un court instant :

« A qui devrais-je rendre compte ? »

Car après tout, on est toujours plus à l'aise du côté des vivants...

Bataille de Keresztur

Le diplomate versatile termina sa bouchée de pain paisiblement avant de répondre.

« Ne posez pas trop de questions, Dame. Contentez-vous de répondre aux miennes. Je ne suis là ni pour vous exécuter, ni pour vous promouvoir. Je ne suis ni bourreau, ni gradé d’une armée. Je suis là pour vous offrir un choix. »

Il rongea sa tranche de saucisson, bruyamment, et poursuivit.

« Dans cette guerre qui sévit, mieux vaut avoir plusieurs cordes à son arc, vous en conviendrez. En vous ramenant à Kendra Kâr, je ne fais qu’obéir aux ordres, sans recevoir de faveur particulière. Si j’échoue, il ne pourra m’en vouloir, puisque mon but premier était de vous chasser de ce château, et de vous destituer de vos titres. Par contre, si je vous libère, j’acquiers l’espoir de trouver une forme de reconnaissance chez les personne que vous contacterez, à Omyre, pour vous hisser au rang qui est vôtre, mais dans un camp plus… adapté à vos méthodes. Vous devrez bien sûr m’en informer. Tels sont les termes du contrat que je vous propose. Ne les respectez pas, et votre sort sur l’échafaud sonnera à vos oreilles comme un regret amer. Reste donc, ce me semble, un choix à faire… »

Tandis que l'homme parlait, la tueuse observait au mieux sur son visage un signe, un petit quelque chose qui lui aiderait à comprendre, savoir s'il était sérieux ou si c'était un interrogatoire plus élaboré dans le but de la mettre en confiance, ajouter une haute trahison à la liste de ses méfaits, si ce n'était pas déjà fait.

L'estomac noué, elle n'avait pas envie de piocher dans le panier présent auquel l'homme faisait déjà honneur. Son visage ne laissait rien transparaître, Silmeria n'arrivait pas à déceler quoique ce soit d'utile sur ses gestes, même le ton de sa voix ne lui apportait rien. Complètement engourdie des émotions passées, les nerfs de la femme retombaient doucement et ses doigts tremblaient un peu.

Elle respira profondément. Les souvenirs de la Ville Noire qu'elle avait voulu mettre de côté revinrent malgré elle. Les combats, sa longue captivité, les heures passées à se faire torturer, cette jolie cicatrice sur la joue qu'une Orque furieuse lui avait offerte.

En y repensant, c'est vrai que ses actions étaient considérée comme de la simple politique à Omyre. Entre la potence ou le choix d'affiner son art et se servir plus que ses propres intérêt lui vaudrait en plus de son plaisir personnel une gratification.

« Mon choix n'aura pas besoin d'être plus longtemps réfléchi. La prochaine fois que le Royaume de Kendra-Kâr viendra me déloger, il aura besoin d'une plus grande armée. L'usage voudrait que je vous remercie. »

Bataille de Keresztur

Le sieur Latrille leva la main suite aux dernières paroles de la Dame Sombre.

« Nul besoin de remerciement. Respectez les termes de notre engagement, et nous serons quittes. »

Il se rapprocha d’elle, et murmura plus bas…

« Reste à vous exfiltrer de ce camp, maintenant. Vous devrez user de discrétion, ne pas faire de vague. Et ensuite, quand vous l’aurez quitté, rejoindre Omyre au plus vite, car j’ordonnerai aux patrouilles de se mettre à votre recherche. »

Il se leva et se flanqua devant Silmeria, tout en indiquant une fente dans l’arrière de sa tente.

« Votre porte de sortie. Elle a l’avantage de se trouver en bordure d’un bosquet assez dense, qui vous servira de couverture. Et le désavantage d’être située pile au milieu du camp de l’armée. Vous en sentez-vous capable ? »

Il finit de commenter.

« Avant de me quitter, je vous demanderai de me frapper. Histoire que nulle suspicion ne naisse dans mon implication dans votre évasion. N’y allez pas trop fort, cependant… Il ne faudrait pas ajouter le meurtre d’un diplomate à la liste de vos méfaits. »

Attentive, elle ne manqua pas le moindre mot du Diplomate. Sa survie en dépendait et l'homme ne semblait pas du genre à s'attarder sur des détails inutiles. Un accord commun. Voilà quel était leur contrat. Les termes étaient clairs. Obéir pour vivre, vivre de la même façon qu'hier en respectant certains ordres, ce n'était peut-être pas si terrible, l'avenir le lui dira.

L'homme étant déjà redressé lui indiqua une sortie, un échappatoire qui la conduirait selon ses dires, à bonne distance du noyau militaire qui était prêt à la châtier quelques minutes plus tôt. Elle ne dit rien pour l'instant. La tente semblait plus sombre, comme si de nouveau, elle prenait conscience de son entourage, ses sens s'affolaient à l'annonce de cette nouvelle aventure et bien que son estomac soit noué par une certaine inquiétude, elle n'en ressentait pas moins une excitation flagrante.

Enfin, elle allait de nouveau être sur les routes. Le frisson d'être chassée comme lors de ses débuts à Tulorim, et cette fois-ci, aucun droit à l'erreur car tout échec serait soldé par la potence.

Ergos Latrille avait visiblement eu de nombreuses informations sur la femme, sans quoi, il ne lui aurait jamais proposé un tel rebondissement. Elle lui répondit :

« Je le serais. N'ayez crainte, fermez juste les yeux, ça sera plus impressionnant que douloureux. »

Elle frappa du point au coin de l'oeil droit du Diplomate, l'arcade était une partie un peu souple du visage, elle se craquait facilement et le sang y était abondant. Lorsque les gardes entreront dans la tente, le seigneur Latrille aura le visage en sang et ne sera nullement suspecté.

Silmeria ne s'était même pas rendue compte d'être sortie. Elle courrait le plus silencieusement possible dans une situation assez inconfortable. Presque à quatre pattes, elle remarqua qu'en effet, la végétation était particulièrement dense mais celle-ci rendait les sous-bois impraticables pour la cavalerie qui devait arpenter les voies commerçantes.

Des ronces, de la boue, des arbres morts et de gros rochers. La pluie tombée plus tôt avait détrempé la terre et ralentissait considérablement ses mouvements, elle essaya déjà d'avancer. Les soldats qui se mettront à sa suite iraient probablement dans la même direction qu'elle, il lui faudrait brouiller les traces plus tard, lorsqu'elle serait hors de portée. Le petit cours d'eau qui devait se trouver plus loin lui serait d'une grande aide, elle pourrait le longer et ainsi limiter ses empreintes sur le sol.

Ses tempes battaient, son coeur palpitait fort et elle n'avait pas l'impression d'avancer beaucoup. La nuit tombée, les bois étaient très sombres. Elle comptait sur ça pour voir les soldats arriver. Elle espérait que certains soient munis de torches et qu'elles puissent trahir la présence des hommes qui auraient sans doute peu de scrupules à la tuer sur place plutôt que de la ramener vive au camp militaire.

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Silmeria utilise son talent de vision nocturne pour limiter son handicap.