Cette soirée là, Erzébeth donnait cette expression de langueur, cette mélancolie, douce et rêveuse. Elle faisait de son mieux pour faire semblant d'être intéressée par les propos des deux étrangers qui dînaient avec elle. C'était silencieux, elle aurait même pu se sentir seule. Cette atmosphère pesante touchait principalement les visiteurs. Intérieurement, elle était contrariée... Elle n'appréciait guère l'attitude de ces deux comparses.
La jeune Teresa venait régulièrement servir du vin et le lait de chèvre encore fumant. Elle écoutait d'une oreille distraite la conversation entre l'homme et la maîtresse des lieux. Malgré cette presque-absence mentale, Teresa fut prise d'une crainte lorsqu'elle entendit Ali parler de la beauté, la plus belle beauté pour Erzébeth, elle le savait, n'était pas celle dont on ignorait l'ampleur. Cette dernière contre-attaqua dans l'instant, d'une voix cinglante elle déclara :
« Quel non-sens odieux !»Elle laissait choir le morceau de mie, qu'elle avait préalablement roulé entre ses doigts, sur son assiette. Lorsque le sujet dériva subitement sur les raisons qui amenaient ces inconnus douteux à Keresztur, son attention se riva sur la femme. Le chantre d'Erzébeth se tenait toujours au beau milieu de la pièce, le regard plein d'une convoitise certaine qui n'échappait à personne lorsqu'il regardait la viande. Vexée des propos de l'homme, Erzébeth lui ordonna de sortir sans même lui laisser l'opportunité de repartir avec quelques mets. Ursula était dans un coin de la pièce, à l'ombre de foyer, surveillant un petit panier qui contenait le pain qu'elle venait servir régulièrement à table. Par force d'habitude, les deux servantes attendaient chacune dans un côté de la pièce, ne pas être tentée de se parler, ne pas agacer la maîtresse. La présence des deux personnages était une mauvaise augure selon Ursula. Jeune fille de campagne à la crainte facile à agiter.
Erzébeth rêvait presque, elle n'arrivait plus à contenir son attention sur le visage souriant de la femme qui s'adressait à elle d'un ton trop mielleux. Depuis qu'elle était au domaine, tous le monde la considérait, chose incroyable, elle qui avait dû, pendant tout ce temps se montrer implacable, impitoyable pour subsister seulement. Son regard tombait, comme si elle était fatiguée. Ses yeux rencontrèrent alors ce bustier aux parures fines. Un bustier qui ressemblait étrangement à celui de sa compagne absente : Mircalla.
Il ne lui avait fallu qu'une poignée de seconde. Teresa avait eu le temps de cligner des yeux que la femme s'était déjà dressée. D'un signe calme de la main, elle incitait les deux étrangers à ne pas l'imiter – qu'ils restent à leur place -. La porte s'ouvrit, Svetjana passa par la porte qu'un garde lui ouvrit tant elle était chargée de linge humide.
« Qu'est ce donc ?» demanda Erzébeth à la jeune servante qui était à moitié surprise de la question à la réponse pourtant évidente. Cependant, habituée depuis peu à ce regard profond qui cachait une hargne phénoménale, elle répondit après une courte hésitation.
«Madame, les draperies et les effets de Dame Mircalla, j'étais sur le point de...»
Erzébeth interrompit la frêle demoiselle en posant son doigt blanc sur ses lèvres pourpres. Sur le tas de linge encore moite, la Dame vit une tapette de cuir qui servait à écraser les plis des draperies de lin. L'objet en question avait une allure de cravache, quelque chose de solide, fin et cinglant. On pouvait même s'en servir, avec un peu d'imagination à écraser un énorme insecte.
« Votre visite en ce lieu, Lëyla, vous apprendra à vos dépends qu'il n'est guère aimable, envers la maîtresse de ce domaine, que de s'accaparer les effets de son estimée compagne. »Le garde, voyant la femme s'approcher de la guerrière honteusement habillée des effets du château s'approcha, main à l'épée, prêt à faire son devoir au cas où les choses tournent au vilain. Elle se tenait derrière l'inconnue, qui, sous l'effet du silence pensant, tourna la tête en direction d'Erzébeth qui la gifla violemment à l'aide de sa cravache improvisée. Teresa lâcha un cri discret, Ursula quant à elle, n'osait rien dire, cachait sa bouche de ses mains. Svetjana quant à elle, quitta la pièce sans demander son reste. Mais au moment où cette dernière voulu passer la porte, elle s'ouvrit brusquement, poussée par deux gardes et heurta Svetjana au front. La jeune femme tomba à terre et tacha de sang quelques draperies.
«C'est pas vrai... Tu peux vraiment pas t'empêcher de torturer le monde ?»En quelques secondes, l'ambiance passée de morne à saturée. Il y avait maintenant trois gardes, trois servantes dont une ensanglantée... Erzébeth lâcha son arme de cuir pour trottiner vers la servante à terre. Teresa prit une expression d'effroi, pensant que celle-ci serait brusquement punie pour avoir souillé de son sang le linge. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu'Erzébeth, à l'aide de ces draperies, essuya le sang du front de la jeune femme qui avait les larmes aux yeux. Elle balbutiait des excuses entre deux débuts de sanglots. La femme tourna son regard vers les deux hommes armés.
« Dame Erzébeth, nous avons surpris cet homme en train de voler dans le sellier, personne ne le connait au château. Il n'a jamais été engagé ici. »La maîtresse du domaine tendit son chiffon maculé de sang à Svetjana pour qu'elle s'occupe elle même de sa blessure. On fit entrer l'homme dans la pièce. Un gueux de taille moyenne, le visage mal rasé, les cheveux ébouriffés, il avait cette expression de tristesse infinie dans les yeux, celle qu'on donne à tous ceux que la vie a brisé. Il portait des traces de coups, marchant avec peine, les pieds nus entravés par des chaînes.
« D'ordinaire, nous ne vous aurions pas dérangé pour ce manant, mais le capitaine étant parti avec Dame Mircalla à Kendra Kar pour escorte, les décisions émanent de vous. »Erzébeth s'approcha de l'homme, il sentait fort, un mélange entre la vache, la transpiration et le prisonnier. Ses doigts fins ressemblaient plus à des griffes. Celles qu'on trouve dans les illustrations de sorcières pour faire peur aux petits enfants. C'est ces doigts là qui agrippèrent son visage pour soulever ses yeux et l'interroger. Exactement ce qu'elle faisait à Ali quelques minutes plus tôt.
« Et bien ? Que faisais-tu dans le sellier ?»Mais il ne disait mot. C'était le garde qui l'avait arrêté qui répondit, prétendant qu'il cherchait un miroir. Face à cette réponse, la femme se montrait très surprise. En quoi un homme viendrait chercher un miroir dans un sellier, d'ordinaire, l'endroit où l'on conserve la nourriture. Il avait déjà fait ses aveux à la garde. Il désirait voir son reflet dans un miroir, pour espérer courtiser une femme du domaine.
« N'as-tu donc jamais vu ton visage ? »L'homme avait les larmes aux yeux, il répondit faiblement que si, uniquement dans le reflet de l'eau, mais il désirait de faire beau pour espérer approcher la femme sans l'effrayer. Le cliquetis des chaînes vibrait sur la pierre, il tremblait. Teresa quant à elle, s'approcha du garde situé à quelques pas de Lëyla qui avait la joue rougie par le coup cinglant d'Erzébeth. Le garde reprit la parole, captant instantanément le regard et l'attention de la femme. Il était suspecté de venir d'un campement de bohémiens qui venaient régulièrement s'installer dans les bois pour y chasser. Sans autorisation du domaine certes. Ils étaient d'ordinaire tolérés parce qu'ils ne faisaient rien de mal, et vivaient chichement, à raison de quelques gibiers par mois quand ils chassaient. Mais s'ils entraient dans le château pour voler, et désirer courtiser les femmes, tout était différent.
Erzébeth semblait pensive. Avec un peu de chance, si les profiteurs tombaient lors d'une chasse sur le cadavre de leur compagnon, ils prendraient peut être peur et quitteraient les lieux. Ou alors, il chercheraient à se venger. Elle avait entendu de ces rumeurs qui lui revenaient de temps en temps au grès des couloirs. Des groupes de paysans mécontents, écrasés sous les taxes qui investissaient les châteaux pour violer les servantes et tuer les nobles. Certes, elle n'était pas considérée comme venant de la noblesse, mais c'était elle qui prenait les décisions. Le fait était là, il venait de voler quelque chose. La peine était claire : la mort. Ce qui la fascinait malgré ça, c'était que le futur supplicié n'implorait en rien le pardon. Il était pétrifié de peur et malgré ça, conservait assez de cette étrange fierté qui l'empêchait de ramper à ses bottes.
« Qu'aurais-tu bien pu faire, si elle avait évité tes avances, cette mystérieuse servante ?»Il fut frappé d'un frisson soudain, ses yeux avaient une toute autre lueur qui montrait maintenant de la colère, face à cette femme qui se moquait de lui. Elle le trouvait répugnant, et selon Erzébeth, même une servante sentant le purin n'aurait pas été assez sotte pour copuler avec un tel homme. Il leva le regard, les traits tirés d'une colère noire et lui répondit qu'il se serait jeté dans le lac, ne pouvant supporter de vivre seul et sans amour avant de cracher au sol, en face d'Erzébeth.
Ursula quitta sa position statique pour venir immédiatement nettoyer le sol, se mettant malgré elle et son excès de zèle, en première ligne contre la tempête qui risquait d'arriver.
« Envoyez le dans la cour ! Je veux qu'il soit torturé, faites en sorte que ses compagnons entendent ses hurlements, à supposer qu'il vienne des bois... Ensuite, tranchez lui la gorge et enterrez le à l'orée du bois !» dit elle d'un voix froissée de colère. Elle se tourna brusquement vers Lëyla, tandis que le corps de l'homme était trainé en silence dans le couloir. Erzébeth pointa du doigt la jeune femme d'un ton qui se voulait menaçant et lui dit :
« Quant à vous étrangère, n'oubliez jamais ma clémence envers vous, car j'étais tentée de vous faire subir le même sort pour vous punir de votre incroyable assurance !»Les servantes se relevaient, Svetjana conservait son chiffon blanc, sur lequel naissait de belles roses rouges, au visage. Teresa rejoignit le trio de femmes. Svetjana lui avait, une fois fait le reproche qu'elle commençait à avoir une " symbiose " avec Erzébeth, mot qu'elle ne comprenait pas, ce après quoi elle lui expliquait que par peur de ses colères, son inconscient la poussait à imiter cette femme comme si elle désirait se mettre à l'abri de ses fulgurantes colères...
Aujourd'hui, j'écris pour confier secrètement ma joie et mon amertume. Erzébeth est étrange, je ne saurai dire si elle est une bonne ou une mauvaise personne. Tout ce que je sais, c'est qu'elle n'avait pas désiré chasser les deux étrangers. Elle disait qu'elle était prête à ouvrir son domaine aux voyageurs en souvenir du temps où elle parcourait le monde. Mais elle avait par sécurité, demandé à ses servantes principales, Ursula Teresa et moi de garder un oeil sur eux, principalement sur la femme.
Journal de Svetjana.