Tandis qu'un soldat partait en reconnaissance, Erzébeth annonça que ce serait elle ou Katalina qui donnerait le signal, non Tisis. La jeune fille n'avait pas compté que les deux femmes seraient en vu du campement, ce qui ne lui paraissait pas la méthode la plus discrète imaginable. De plus, elle n'avait aucune confiance en Katalina, ce qui dans une telle situation n'était guère confortable. Le mieux serait qu'elle s'en sorte sans avoir recours à l'aide des archers, ce qui ne serait pas une mince affaire.
Lorsque l'éclaireur revint, il confirma la présence de sept hommes, à priori bientôt prêts à partir. La baronne tendit une bourse remplie de métal à Tisis, lui demandant si elle était toujours prête de faire ceci. La jeune fille saisit le faux argent, acquiesçant du chef avant de donner un coup de talon, se dirigeant vers le campement accompagnée de deux gardes.
Les trois cavaliers entrèrent dans le sous bois, des restes de neige craquant doucement sous les sabots. L'air n'était pas chaud, Tisis ayant encore un peu de mal à s'habituer à ce climat si différent de celui de Blanchefort. Elle n'avait pas de temps à perdre en contemplation cependant, hâtant le pas de Caelia jusqu'à ce que le repère des brigands soit en vue.
Il ne fallut guère longtemps pour qu'une sentinelle ne la repère, saisissant un arc et appelant quelques uns de ses comparses. Tisis s'approcha nonobstant, faisant signe aux gardes de s'arrêter avant l'entrée du camp, qui en effet devait bientôt être levé. Les deux hommes se regardèrent incrédules, la baronne leur ayant dit de venir avec elle. Ils ne pouvaient hélas pas contredire l'émissaire devant les bandits sans dévoiler une supercherie, décidant donc d'obéir.
L'adolescente respira un grand coup avant de descendre de monture, s'approchant à pied, les mains écartées. La bourse était resté sur la jument, il aurait été dommage qu'en se faisant fouiller à l'entrée les maraudeurs ne découvrent l'absence de rançon.
"Qui va là! Un geste et je tire! -Je suis la Dame Chevalier Tisis, de la maison des Hasadire de Bouhen. Conduisez moi à votre chef."
Les trois brigands qui avaient mis le nez dehors se regardèrent, ne connaissant probablement pas la famille des Hasadire. Ils échangèrent quelques mots, celui qui s'était déjà exprimé allant se renseigner dans la grande tente, avant de ressortir, faisant signe à la jeune fille de venir. Ils étaient tous les trois habillés en haillons, armés seulement d'arcs de mauvaise facture et de longs poignards. Une hache de bucheron était posée contre une souche, la seule arme décente que la jeune fille repéra. C'était à se demander comment ils avaient réussi à capturer une fille de bourgeois avec si peu de moyens.
"Donne moi ton épée. -Non. Si j'avais voulu m'en servir, ne crois-tu pas que j'aurais pris un peu plus d'hommes avec moi? -Peu importe. Donne... -Cela suffit, laisse la entrer!"
Une voix forte venant de l'intérieur avait couvert le débat, le maraudeur ne sachant trop quoi dire. Tisis passa devant lui, ouvrant le panneau de toile rêche et entrant dans la tente principale. L'intérieur était des plus spartiates, quelques ustensiles en bazar, des chiffons qui servaient sûrement de matelas ainsi que les restes d'un maigre repas. Deux "gardes" étaient debout, la regardant avec méfiance, la main sur la garde de leurs poignards.
Sur la couche improvisée se tenait un homme d'une trentaine d'années, un peu mieux habillé que les autres et auprès de qui reposait un sabre. A côté de lui se tenait la fille du marchand, qui n'avait pas l'air d'avoir été violentée. Elle n'était même pas attachée, seul son regard inquiet trahissait sa détention.
Le chef parla, faisant signe à Tisis de s'asseoir en face de lui, sur de la toile de jute. Elle préféra rester debout:
"Que nous vaut l'honneur de votre visite, en ces lieux si reculés et inhospitalier? -J'ai comme l'impression que vous savez parfaitement pourquoi je suis là. -Je vois... Vous avez la rançon?"
La jeune fille acquiesça du chef, tandis qu'un silence s'était établi. L'homme la dévisagea, semblant se rendre compte qu'elle mentait éhontément, avant d'éclater de rire. Les deux autres hommes avaient des sourires gênés, la fille du marchand restant de marbre. Finalement l'homme répondit à son interlocutrice:
"Et combien d'argent dans cette rançon? Cent yus? Mille yus? Cinq mille peut-être? Qu'en dîtes vous, mademoiselle Brachore, combien votre père est-il prêt à payer pour votre retour?"
Les mains de Tisis étaient moites. Elle ne s'était pas attendu à ce qu'il réponde de la sorte, pensant simplement tomber sur un brigand ignare qui sauterait sur l'or à l'annonce de celui-ci. Peut-être que les événements n'étaient pas aussi simples que l'on avait bien voulu lui faire croire.
"Dîtes moi, Mademoiselle des Hasadire de Bouhen, combien de vos hommes nous encerclent actuellement, prêts à tirer dès que nous mettrons le nez dehors? Six? Peut-être sept, un pour chacun d'entre nous? Dîtes moi donc..."
La main de l'adolescente était crispée, prête à dégainer s'il le fallait, même si dans cette configuration elle avait toutes les chances de se faire tuer. L'entrainement avec la baronne lui avait prouvé à quel point les dagues pouvaient être mortelles, quand elles étaient bien maniées.
"Ils sont neuf. -Ah! Je le savais! Et ils envoient une gamine faire le sale boulot? Mais voyez-vous, mon enfant, je ne vais pas vous prendre en otage pour nous faire un laisser passer, ne vous en faîtes. Je n'aime pas les prises d'otage, c'est sale et souvent plus dangereux pour les ravisseurs que pour les pauvres victimes. -Et bien dans ce cas, j'imagine que Mademoiselle Brachore est tout à fait libre de partir. Ce serait une fin idéale pour chacun d'entre vous, ne pensez-vous pas? -La Damoiselle Chevalier reprend du poil de la bête à ce que je vois! C'est bien, j'aime les gens qui ont de l'esprit! Mais voyez-vous, si notre amie ici présente s'en allait de cette tente et rejoignait vos gardes, je signerais par là-même mon arrêt de mort. Ceci dit, je ne suis qu'un vulgaire maraudeur, alors soyons fou et signons le, cet arrêt de mort. Mademoiselle Brachore, vous êtes libre de partir!"
Un autre silence s'installa, Tisis ayant de plus en plus de mal à comprendre les motifs du brigand. La fille du marchand ne se leva pas, restant figée, comme tétanisée. Il lui montra gentiment la sortie, sans prononcer un seul mot. Rien n'y fit, la fille ne se leva pas, désespérant la future duchesse.
"Savez-vous pourquoi Mademoiselle Brachore ne veut pas partir? Non? Je vais vous le dire: elle n'a pas été enlevée et il n'y a jamais eu de rançon. Elle est venue de son plein grée, mieux, elle nous a payé pour que nous l'aidions à fuir son père. La pauvre enfant ne peut en effet pas se marier sans attirer les foudres sur sa famille, n'étant plus pucelle. Savez-vous pourquoi Mademoiselle Brachore n'est plus pucelle? Il faudrait pour cela le demander à son père, lui demander pourquoi il aime voir la chair de son sang nue le soir, pourquoi il aime poser ses mains sales sur son corps. Pourquoi il la viole, comme une vulgaire servante, une vulgaire truie. Pourquoi il l'a engrossée."
A ce dernier mot le regard de l'adolescente se posa sur le vente de la fugueuse, qui était en effet légèrement arrondi. Toutes les certitudes de la jeune fille s'étaient envolées en un instant. Elle pensait simplement récupérer la fille d'un marchand enlevée par des maraudeurs, mais au lieu de cela elle se retrouvait avec une jeune femme potentiellement victime d'inceste et de viol, fuyant comme elle le pouvait sa famille dérangée. Et elle devait empêcher cette fuite, sans quoi la baronne perdrait des convois supplémentaires, ce qui n'était bien entendu pas acceptable pour leur alliance.
"Est-ce vrai?"
La jeune fille confirma du chef, détournant un regard plein de honte. Que se passerait-il si l'on venait chez Erzébeth en l'accusant d'avoir enlevé Victoire? Qu'on la passait au fer pour ensuite rendre la sœur du duc à son frère scélérat? Elle ne pouvait que comprendre la situation, mais elle n'avait hélas pas de solution idéale.
"Dîtes moi, Damoiselle Chevalier, vous êtes bien jeune vous aussi. Vous devez comprendre mieux que personne cette jeune fille. Qu'allons-nous donc faire? Allez vous nous faire exécuter et la rendre à son père? J'imagine que vous ne pouvez malheureusement pas nous laisser fuir, le pouvez-vous? A moins que... -Cessez de jouer et parlez. -A moins que nous ne fassions un échange d'otage. La jeune fille repart seule, quant à moi je repars avec vous. -Et en quoi cela aiderait Mademoiselle Brachore? A part vous faire demander une vraie rançon, cette fois-ci."
Le brigand se gratta le menton mal rasé, cherchant une réponse convaincante à la question soulevée par Tisis. Ce fut pour la première fois la victime de tous ces événements qui prit la parole, d'une voix tremblante:
"Vous pourriez peut-être tuer mon père? -C'est hors de question, interrompu Tisis. Nous ne pouvons tolérer la mort d'un marchand suffisamment fou pour commercer avec les terres de Keresztur. -Mon frère, Arthur, est l'héritier de la famille, mais il a confiance en moi. Il m'a aidé à partir et il voulait tuer Père. Si vous m'aidez, je vous promets que le commerce continuera sur ces terres."
Le brigand souriait, affichant deux rangées de dents jaunies par l'alcool, le tabac et la dure vie des routes. Tisis ne savait quoi faire. Elle ne pouvait risquer d'être prise pour otage, mais c'était là la solution la plus juste. L'idée même de condamner une femme à pareil traitement la révoltait. Elle avait toujours le souvenir de la prostituée qu'elle avait conduite à la mort. Elle avait sur la conscience le ravage de ses fiefs par des hommes qu'elle avait fait envoyer, qu'elle avait choisis elle-même. Mais cette fois, la cruauté ne mènerait à rien de plus grand, cela ne sauverait pas son duché, cela châtierait simplement une jeune fille qui, comme elle, n'avait rien demandé.
"Et bien soit. Vous allez sortir et vous prendrez mon cheval, vous faisant accompagner des deux gardes. Vous expliquerez que j'ai accepté d'être otage pour que votre vie soit sauve, mais que je vous ai fait comprendre que j'avais un plan. Quant à vous, monsieur le brigand, avisez-vous de me flouer et les châtiments de la baronne sembleront être une promenade de santé, par rapport à ce que je vous ferai endurer."
Le chef et la gamine acquiescèrent, la seconde se levant et se dirigeant vers la sortie. Elle remercia le bandit pour tout ce qu'il avait fait, avant de partir. Les deux gardes avaient l'air tendus, tout comme l'homme.
"Vous avez bien du courage, Damoiselle Tisis."
La jeune fille sourit de manière sardonique, tandis que les maraudeurs finissaient de préparer la levée de camp. Comme prévu, elle partit avec eux, espérant juste que les flèches ne seraient pas tirées quand elle serait au milieu.
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