Les Gardiens des Rocs d'AzurLa Gueule du Serpent
L'inquiétude s'insinuait de plus en plus dans l'esprit d'Agadesh... La tempête et l'attaque de véroces raisonnait en lui comme étant les signes d'un présage plus mauvais encore. L'environnement ambiant, fait de tentaculaires concrétions de pierres cobalt qui se tortillaient en tout sens et se multipliaient de plus en plus au fur et à mesure de la marche, augmentant toujours plus en hauteur et en diamètre, ne faisaient qu'agrandir encore son malaise. Il s'attendait à tout moment à ce que celles-ci se mettent à prendre vie et s'agiter en tout sens... Se disant que si cela était le cas, il ne donnerait pas cher de sa peau.
De plus, la perte de deux chameaux était certes un signe de mauvais augure, mais c'était surtout un gros handicap qui représentait une perte de rythme assez conséquente. En effet, le chameau a beau être une créature forte et robuste, il est rare lorsque l'un d'eux a la capacité physique de supporter plus d'un conducteur sur son dos. Et bien qu'un Sid, Hamilcar et Agadesh blessés aient le privilège de monter les trois méharis restants, Eshmoun et Bes devaient quant à eux avancer à pied. Et marcher en sandale sur du sable brûlant n'était jamais une chose agréable pour personne. Mais ils avaient le grand avantage d'être tout deux vaillants et se tenaient bien de clamer leur douleur et leur fatigue alors qu'ils savaient qu'à tout moment pouvait se reproduire une attaque de véroces, une tempête de sable ou Yuimen sait encore quels épreuves pouvant les attendre en chemin.
Ils avancèrent donc tous, avec le silence et la concentration propre à la plus grande prudence. Les heures passèrent, à toujours marcher droit devant...
Puis, alors que le soleil n'allait plus tarder à rejoindre les ténèbres...
"Là ! Le djebel droit devant ! C'est ça, ce sont les rocs d'azur !"Tous regardèrent le djebel avec une curiosité certaine. En fait, ses quelques montagnes clairement sèches de pures rocailles, perdus en plein milieu du désert bleu n'avaient, outre leurs couleurs bleues-grisâtres, rien de bien particulier.
Mais le fait étaient qu'elles étaient là, resplendissantes de banalité, le soleil allant comme pour se cacher derrière elles.
Agadesh contenait mal sa déception, et si le tissu ne cachait pas la plus grande partie de son visage, tous auraient vu une mine désagréablement surprise d'avoir affronté autant de danger pour arriver vers un décor aussi ordinaire.
Les tentacules de pierres convergeaient clairement vers elle, ce qui donnait une impression un peu particulière. Ses étranges colonnes de pierres seraient-elle la surface immergée de la continuation souterraine des rocs d'azur ? C'était une probabilité en effet.
Mais les rocs avaient beau être en vue, ils n'étaient encore que difficilement visible à l'horizon. Et Bes, comme tout bon homme du désert, savait qu'ici les distances étaient trompeuses et qu'il fallait encore de nombreuses heures de marches avant de pouvoir les rejoindre, ce qui aurait été d'une impatience plutôt inutile vu l'état actuel des choses.
La décision fut donc prise de camper ici pour cette troisième nuit de voyage. Le moment parfait pour se reposer, changer le bandage des blessures et discuter de tout ce qui serait bon de savoir pour la journée suivante...
"Au fait, Bes, comment se fait-il que tu connaisses si bien l'endroit ?""Je suis un pisteur, Agadesh, c'est mon rôle de connaître la moindre parcelle de désert de notre territoire... Mais pour répondre à ta question, je suis tombé ici par hasard, en escortant une caravane marchande en direction des montagnes de l'ouest. Nous avions eu aussi à faire aux véroces, mais ils n'étaient pas aussi nombreux qu'aujourd'hui. Nous étions en supériorité numérique et nous avions ainsi pu facilement nous en défaire. Nous avions juste contourné la montagne, je n'ai donc pas eu l'occasion de l'explorer plus que cela.""Et qui avait décidé de l'envoi de cette caravane de marchandise ?""Bala... Attend, tu es en train de me dire que Balamon m'aurait fait venir ici par le passé rien que pour que je puisse nous y conduire maintenant ?""Je n'ai rien dit de tel, Bes. Mais cela ne m'étonnerait pas vraiment... Balamon a toujours tout vu sur le long terme..."Lorsque la nuit et sa fraîcheur inondèrent le désert, il fut décidé, pour éviter d'être surpris par un quelconque danger, d'instaurer des tours de garde pendant la nuit. Agadesh, pensif, se proposa pour être le premier à veiller à la sécurité de ses confrères.
Alors qu'eux venaient doucement de se coucher, lui était assis en train de repenser à ce qui pouvait l'attendre dans la grotte préconisée par Balamon. Encore une fois, pourquoi l'un d'eux devrait mourir ? Qu'y avait-il de si important dans ses grottes pour déterminer ainsi leurs vies ? Quelle était la réelle motivation de Balamon ?
Le froid nocturne finit par lui donner un léger frisson, et l'obscurité avait fini par lui donner des idées plus hésitantes malgré le petit feu improvisé qui le réchauffait du mieux qu'il pouvait. Toutes ses interrogations sans réponse le rendirent un brin nerveux. Ils allaient se lancer le lendemain complètement à l'aveuglette dans l'exploration d'une grotte dont ils ne savaient absolument rien ni dans quel but...
Agadesh regardait ses compagnons au sol, se demandant lequel d'eux devrait mourir le jour d'après avec la colère de l'impuissance. Pourquoi devoir subir une telle fatalité ?
Sid semblait être le seul à passer une mauvaise nuit. Il s'agitait dans son sommeil, se tournait et retournait sans cesse... Agadesh lui-même, réveillé, faisait moins de fatras, mais les autres, vraisemblablement déjà dans un sommeil profond, n'y prêtais pas une oreille. Comment pouvaient-ils dormir ainsi en sachant la finalité de leur voyage ? Mais au fond, ils avaient raison. Quitte à devoir mourir demain, autant passer la meilleure nuit possible...
Agadesh tint fidèlement son poste, et lorsque le sommeil commençait à se faire sentir plus lourd que ses inquiétudes, il réveilla comme prévu Eshmoun pour qu'il prenne son tour.
Le lendemain, toujours comme prévu, Sid, le dernier à guetter, réveilla tout le groupe aux premiers rayons du soleil. Sid avait beaucoup insisté la journée d'hier pour être le dernier à faire son tour de garde. Personne n'en cherchait plus l'explication. Sid avait toujours été comme ça. Le premier levé, toujours, pour regarder le lever du soleil. Il semblait trouver une certaine beauté spirituelle dans ce fait pourtant commun qui veut que chaque jour le soleil sorte lentement des ténèbres pour finalement à lui seul illuminer de sa clarté et de sa chaleur le monde. Pourquoi pas.
Agadesh se leva avec pour première impression celle d'une douleur qui se réveillait violemment. Sa blessure à l'avant bras émanait une odeur infecte. Il enleva le bandage. La blessure ne saignait certes plus trop, mais celle-ci avait énormément gonflé et une grande marque rouge l'entourait. Il commença à se faire une nouvelle bande, mais Eshmoun le remarqua et l'interrompit :
"Attend. Montre-moi ta blessure."Agadesh s'exécuta.
"Hum, ta blessure s'est infectée. Il faut traiter ça avant que ça ne finisse en gangrène."Eshmoun tourna le regard vers le feu toujours allumé.
"Sid, passe-moi un de ses bâtons enflammés."Sid s'exécuta lui aussi tantôt sans poser de question. Eshmoun avait l'air de savoir ce qu'il faisait. Agadesh commençait à comprendre où il voulait en venir, mais cela ne le rassurait pas vraiment.
"Trouve-toi de quoi mordre. Ce serait bête de perdre ta langue alors que je te sauve un bras."Agadesh, assez perturbé mais comprenant la nécessité de ce que faisait Eshmoun, pris un grand morceau de tissu et le mit entre ses dents.
"Tu es prêt ?"Non. Personne n'est jamais prêt à ce recevoir ce genre de douleur. Mais il fit un vibrant geste de la tête montrant une affirmation tremblante. Que ça en finisse le plus tôt possible.
"On l'allonge par terre. Tenez-lui les bras et les jambes. il ne faut pas qu'il bouge tant que je n'ai pas fini."Une fois couché, Bes était en train de lui tenir les jambes au sol pendant qu'Hamilcar s'occupait des bras. Eshmoun fit son opération sans aucune délicatesse : aussitôt en position, il mit en contact le morceau de bois brûlant en contact avec la chair infectée. L'opération prit quelques dizaine de secondes pour s'occuper de toute la blessure, alors qu'Agadesh mordait le bout de tissu bleu comme un pauvre diable. Tous autour de lui semblaient horrifiés par les cris étouffés et la force que celui-ci émettait à cette douleur. De ses yeux coulaient des larmes de souffrances, ses veines ressortaient, son corps entier s'était mis à transpirer de toutes parts et son coeur battait à une vitesse incroyable...
Une fois sa besogne accompli, Eshmoun jugea la blessure noircie par les cendres, semblant fier de son travail, avant de lui lancer :
"C'est terminé. Maintenant, bande-moi ça, étanche ta soif et prépare-toi au départ. C'est bien que tu aie tenu. Nombreux sont ceux qui tournent de l'oeil après lors d'une expérience pareille."Il se tourna ensuite vers Hamilcar, lui faisant signe de montrer sa blessure.
"Non Eshmoun, je verrais pour ma blessure une fois sorti de la grotte. Si je dois être le sacrifié aujourd'hui, je préfère autant éviter d'avoir à subir un tel martyr auparavant.""Si l'on attend encore plus, tu seras bon pour devenir unijambiste, voire cadavre, Hamilcar, tu en es conscient ?""J'en prends le risque.""Comme tu voudras."Il se tourna vers Sid :
"Et toi Sid, comment vas ta jambe ?""Je ne peux m'empêcher de boiter ; le choc d'hier m'a laissé un bleu qui s'étale du pied au genou, mais ça va."Agadesh, au sol, mit un certain temps à se remettre de la douleur. Transpirant, il cracha le morceau de tissu maintenant en lambeau. Son coeur se calmait peu à peu, mais la douleur subsistait, et c'est avec l'aide d'Hamilcar qu'il pu se lever sans encombre. User de ses forces et user de son bras était une expérience encore trop pénible pour lui. Et il avait soif. Très soif. Il but une grande partie de l'eau qu'il restait dans sa gourde, plus que de raison.
Une fois remit, tous partirent donc en direction des rocs d'azur.
Il fallut plusieurs heures avant d'être confronté à la pierre véritable et ses ombres rafraichissantes. Les parois rocheuses étaient solide et loin d'être friable, mais toutes décrivaient des falaises insurmontables. Il fallut faire le tour de l'édifice de pierre avant de trouver ce qui semblait être le lit d'une rivière asséchée, qui donnait ainsi une entrée sur l'intérieur des rocs. En s'infiltrant par ce chemin naturel et rocailleux, chacun faisait attention à ne pas se fouler ici la cheville. Ils découvrirent alors, une fois au coeur du relief, que le djebel était trompeur. En effet, les montagnes n'étaient qu'une apparence, une muraille naturelle qui protégeait en son sein un profond cratère de rocailles dans lequel se perdait le sillon de l'antique rivière.
A plusieurs niveaux, on pouvait deviner sous les roches bleues des trous dans le sol et des cavités se creusant dans les parois du relief. Une d'elle se démarquait de toute les autres, et pour cause : l'entrée avait été sculpté en forme de tête de cobra à l'attaque, le cou gonflé et l'entrée de la grotte faisant office de gueule. Voir un tel signe de civilisation en plein coeur du désert était étonnant, qui donc aurait pu vouloir venir ici pour faire une sculpture aussi réussie mais sans personne pour la voir ?
Tous se regardèrent avec inquiétude. Il ne fallait pas chercher la confirmation pour comprendre qu'ils étaient enfin en face de la fameuse grotte de la gueule du serpent dont parlait Balamon. La grotte qui prendra la vie d'un d'eux... Et qui révèlera le destin des autres.
La Gorge du Serpent