Les chasseurs sentirent également la secousse. Celui qui martelait le tambour cessa immédiatement.
Un autre se rua vers l'âne, et lui trancha la gorge d'un coup de couteau net et précis.
C'était incompréhensible. Pourquoi liquider un précieux animal qui transportait le matériel ? Et pourquoi dans un moment comme ça, par Yuimen ?!
Les deux autres, eux, ne parurent pas s'en étonner. Ça faisait donc partie du plan.
Les trois hommes s’écartèrent les uns des autres, et surtout, s'éloignèrent du tambour et de l'âne agonisant. Les braiments de la bête étaient maintenant le seul son qui résonnait dans le désert, tandis qu'il se vidait de son sang sur le sable chaud.
Alcofribas était un chasseur. Il avait tué toute une série d'animaux et de monstres mineurs, et comptait bien continuer – c'est pour ça qu'il était là. Mais il n'avait jamais été très porté sur le sadisme. Tuer un animal pour le manger où le dépecer, c'est une chose. Le monde fonctionne ainsi. « Mange ou soit mangé. » Alcofribas avait intégré cette idée à l’extrême, et ce depuis ses débuts dans la chasse : s'il échouait à tuer une créature, et que c'était elle qui le tuait, alors qu'elle le mange, va ! Ça faisait partie du deal. Ça fonctionnait dans les deux sens. C'était la vie.
En revanche, blesser un animal et le laisser souffrir, qui plus est sans raisons apparentes, c'en était une autre.
Chargeant son arbalète d'un carreau, il se prépara à achever la pauvre bête.
Avant même que le premier ver n’apparaisse, le vieux roublard cru comprendre le plan de ses jeunes "collègues". L'âne portait le matériel tant qu'il était là. Mais il n'avait pas été emmené pour ça.
C'était un appât.
Une forme creva la surface du sable. Un ver aussi large qu'un homme saisi l'âne à la gorge, d'où coulait le sang. Quelques secondes plus tard, un autre, plus petit, se chargea de lui attraper les pattes arrières. Ses dents avaient la taille de doigts humains, et garnissaient l'ensemble de sa gueule béante.
Attaché, l'âne n'avait aucune chance de fuir. Il cessa bien vite de braire.
- T'as pas souffert longtemps, mon p'tit gars.Il abaissa son arbalète.
Un troisième ver de petit diamètre apparu à la surface. Et bientôt, un quatrième. Quand il n'y eu plus de place sur la carcasse de l'âne, le cinquième s'intéressa à ce qu'il y avait autour.
Le chasseur le plus proche, par exemple.
Ces derniers attendaient encore pour attaquer, l'arc bandé, une flèche encochée. L'un abaissa son arme et regarda les deux autres, apparemment troublé. Il y avait quelque chose qui n'allait pas. Quelque chose qui ne faisait pas partie du plan.
Quand il vit qu'un ver ondulait lentement vers eux, il se reprit.
Leur chef cria « maintenant !» et trois flèches criblèrent en même temps la créature, dont l'une en pleine tête. (Entre les deux yeux, si la bestiole avait bien des yeux) Elle se recroquevilla sur elle-même et ne bougea plus, elle avait eu son compte.
Mais une autre de ces saloperies émergea derrière un des trois hommes. Il ne s'en rendit pas compte. Alcofribas, d'où il était, si.
S'il était prêt à abréger les souffrances d'un animal de bât, il pouvait bien venir en aide à un humain. Il tergiversa quand même. Tout en se disant que c'était une sacrée crevure d'avoir hésité, il tira le carreau qu'il avait chargé pour le bidet sur le ver. Il le toucha au niveau de la tête (si la bestiole avait bien une tête) sur le flanc gauche, qu'elle lui présentait.
La petite créature - elle faisait environ la moitié du plus gros ver qu'il avait dans son champ de vision, peut-être un mètre – se tortilla et prit la fuite en serpentant.
Alcofribas se rendit à l'évidence, il était inutile de se cacher désormais. Il se leva et se rapprocha de quelques pas puis encocha un autre carreau. La majorité des vers s'acharnaient toujours à dévorer l'âne. L'un d'eux était blessé de plusieurs flèches.
Un autre petit ver apparu à la surface du sable, près du tambour. C'était le plus proche du rôdeur : il payerait cette erreur.
Un carreau fleurit au niveau de sa gueule alors qu'il n'était pas encore totalement sorti de sa galerie. Avant qu'il n'ai pu armer un autre carreau - Ciel, que c'était long dans une situation comme celle-là ! - un chasseur acheva le ver d'un coup d'épieu.
- J'vais me reprendre un arc, c'est pas possible d'être efficace avec ça.L'homme lui jeta un regard, stupéfait. Était-ce parce qu'il était surpris de voir quelqu'un d'autre ici, ou bien parce qu'il ne voyait pas souvent des vieux en plein désert avec une arbalète ? Mieux valait ne pas trop étudier la question, au risque d'être déçu.
Le regard du chasseur dévia au niveau des jambes d'Alcofribas.
Un choc au niveau de son talon gauche lui fit comprendre pourquoi. Une de ses saloperies attaquait sa botte. De moins d'un mètre, elle possédait déjà une force assez remarquable pour sa taille et son petit diamètre. Il commençait à sentir des crocs faire pression sur sa peau quand il répliqua d'un carreau dans la tête. La bête mourût quasiment sur le coup.
Il nota au passage que ces gros vers de terre avaient effectivement une tête, et des yeux.
On entendait pas ces saletés s'approcher, elles ne faisaient presque pas de bruit !
Il tira un autre carreau qu'il manqua, le projectile fut englouti par le désert. La bête fut immobilisée d'un coup d'épieu dans la queue puis fût achevée promptement.
Le temps d'armer un autre carreau, il fut contraint de remarquer que la situation était sous contrôle.
Le plus gros des vers avait été lardé de tellement de flèches et de coups d'épieux que c'était à se demander si le cuir vaudrait encore quelque chose. Manifestement, deux vers blessés avaient réussi à s'échapper en s’enfonçant dans le sable, si on en jugeait par les traces de sang qui disparaissaient brutalement au niveau de petites cuves de sable.
Le premier ver qu'avait touché Alcofribas était partis mourir un peu plus loin. Il avait fallu deux autres flèches pour en venir à bout, manifestement. Trois autres cadavres, dont un aux pieds du rôdeur, étaient à dénombrer. C'était un beau carnage, loin de la chasse patiente, laborieuse mais « propre » à laquelle le vieil homme était habitué.
Ces monstres n'étaient pas très impressionnants, mais diablement résistants. Des flèches tirées par des chasseurs aguerris à si petite distance, et surtout des carreaux d'arbalète encaissés à bout portant... Et certaines de ces bêtes n'étaient pas mortes sur le coup.
Après réflexion, les petits devaient être des jeunes, et la plus grande bestiole, la première a s'être jetée sur l'âne, devait être un individu adulte. Sa taille ressemblait peu ou prou aux dimensions de la tête exposée à la Porte de l'Enfer, à Yarthiss. Et quand on voyait le nombre de coups qu'il avait fallu pour en venir à bout...
-Dites, les gars... Vous chassez souvent comme ça ? J'ai eu comme l'impression qu'il y avait un peu trop de vers, pendant un moment. Comme si la situation vous échappait légèrement. Mais c'était un mirage, j'imagine.Deux hommes lui répondirent d'un regard mauvais. Le troisième était trop occupé à reprendre son souffle, encore paniqué. Alcofribas aussi s'était investi physiquement, quoi qu'on puisse en penser. Il faisait si chaud que le moindre mouvement vous transformait en fontaine. Et à son âge, tendre une arbalète sans criquet...
Il se força à ne pas s'asseoir, histoire d'en imposer un peu. Ça faisait bien, le rôdeur sortant de nul part, trouvant la petite phrase bien placée pour s'introduire et gardant son sang froid devant les petits jeunes après les avoir aidés. L'expérience, tout ça...
Il essuya la sueur qui perlait à son front et s'employa à récupérer ses carreaux en haletant discrètement.
- Tout va bien, de votre côté ?- Ouais. En partie grâce à vous. Tom m'a dit que vous avez intercepté un ver derrière moi. Je sais pas d'où vous sortez, grand-père, mais... Mais on vous doit un petit merci, déjà. Pour votre coup de main.Inutile d'être un spécialiste de la psychologie humaine pour voir que le remercier lui en coûtait. Ah, la fierté !
- De rien mon gars. J'suis assez naif pour croire que vous auriez fait pareil. Bref, parlons business. Je traînais dans le coin pour les mêmes raisons que vous. J'me trouvais pas loin quand j'ai entendu votre mulet qui hurlais à la mort. Quand j'ai vu que je pouvais aider, bon, voilà. Mais j'ose espérer pouvoir partir avec la bête que j'ai tué. J'voudrais être sûr que vous soyez réglo de ce côté-là.Alcofribas y allait un peu au bluff, se montrant plus sûr de lui qu'il ne l'était vraiment. Si ces types n'avaient vraiment aucune éthique, ils n'auraient aucun problème à liquider à trois un vieil homme solitaire en plein désert, sans aucun témoin. Histoire de garder l'ensemble des proies pour eux. Mais à vue de nez – et maintenant qu'ils étaient obligés de tout porter sans leur âne – le rôdeur estimait qu'ils ne pourraient pas tout transporter. À moins qu'ils n'abandonnent certaines parties de leur précieux matériel.
Ils se concertèrent brièvement. Tout se joua là. Alcofribas les observa avec panache, les bras croisés. Il transpirait, mais plus vraiment à cause de la chaleur.
Le chasseur à qui il causait quelques secondes plus tôt s'approcha de lui. Silence interminable.
- Tu peux en prendre deux. Deux des petits. Le premier parce que tu l'as effectivement abattu. Il désigna d'un signe de tête celui qui avait attaqué Alcofribas.
- Et le deuxième... Il désigna celui qui l'avait attaqué, lui.
- … Parce que je te dois bien ça. Et pour acheter ton silence. T'as rien vu – on a jamais été en difficulté, c'est clair ? Et puis tu l'a sérieusement blessé, même si c'est Tom qui l'a buté. Le reste, on garde. On ne marchande pas.Alcofribas ne reverrait assurément jamais ces types, pas plus qu'il ne reviendrait dans ce maudit désert. Acheter son silence ne servait à rien. Mais il se garda bien de leur dire.
- Ça marche. Laissez moi finir de récupérer mes carreaux, j'embarque les deux vers et on se quitte bons amis. On ne s'est jamais vus.Alcofribas lui servit son plus beau sourire et lui serra la main pour sceller le deal. Il accordait encore de la valeur à ces choses là. Il estimait s'en être très bien sorti.
Il aurait pu crever contre les vers, ou contre ces types. Et revenir bredouille.
Pour l'instant, la chance avait été avec lui.
Pourvu que ça continue.