La patience ne faisait pas partie des qualités de Sibelle. Après quelques tentatives pour réveiller le jeune homme dont la peau pâle contrastait avec ses cheveux noir corbeau, elle songeait à en bousculer un autre, et ensuite se rapprocher de la fontaine et les asperger. Elle était par contre réticente à s'approcher du liykor ne sachant trop comment pourrait réagir cette bête sauvage si elle se sentait en danger. La guerrière en était là dans ses réflexions lorsque le jeune homme donna enfin signe de vie. D’une voix rauque de celui qui a longtemps dormi, il demandait ce qui l’incitait à se soucier du sort de parfaits inconnus.

« C’est le devoir de tout guerrier ! » Répondit-elle calmement, mais fièrement.

Se réveiller sur un perron ne devait pas être une chose à laquelle il s’attendait, raison plus que justifiable pour questionner la rouquine sur ce qui s’était passé. Comprenant la confusion qui devait régner dans son esprit, elle répondit de bon cœur à ses questions.
Sa position accroupie devenant inconfortable, elle s’assit en position de tailleur avant de résumer le dénouement final de leurs aventures.

«Après avoir surmonté des épreuves ridicules et posé maintes questions, nous avons pu découvrir la soi-disant injustice dont les mauvais esprits étaient apparemment victime. Ce Jack à la face de clown, ainsi que les deux fillettes ne méritaient point le salut, condamné à hanter le manoir était à mon avis une sentence raisonnable, mais les libérer était la seule façon de quitter ce lieu maudit. Donc, une fois les esprits partis, le maître des lieux est apparu. Il s’agissait de l’un des treize, un puissant nécromant qui contrôle les âmes mortes, un dénommé Tal’Raban. Bref, nous ne sommes que trois à être sortis conscients de ce lugubre manoir. Moi, un blond beau parleur et une elfe grise très susceptible. Je suis entrée dans ce bâtiment avec mon compagnon Zniitch, je le pensais près de vous trois, mais ça ne semble pas le cas. »

Ce disant, Sibelle se leva et jeta un coup d’œil aux alentours sans voir la moindre trace de son petit compagnon.

La guerrière rousse semblait être de ceux qui placent énormément d’importance et d’énergie dans leur honneur. L’honneur… Voilà bien un sentiment, une valeur dont je ne comprenais ni la portée, ni l’utilité. S’il est donné à quelqu’un l’occasion, quelle qu’elle soit, d’améliorer ses conditions de vie, d’atteindre ses buts, pourquoi ne la saisirait-elle pas ? Les gens honorables n’étaient, pour moi, que des lâches se cachant derrière un faux bon sentiment. Des personnes qui n’avaient pas le courage d’assumer leurs opinions, et qui voulaient quand même faire bonne figure. Le devoir… Qu’est-ce qui obligeait cette guerrière à me soutenir ? Avait-elle apposé sa signature au bas d’un contrat, avait-elle juré fidélité à une charte, ou pire, une religion ?

Elle semblait fière de cet état de fait… Je ne le serais pas, à sa place. Mais bon… chacun était différent en ce monde, je le savais pertinemment. S’asseyant à mes côtés, elle finit par m’expliquer ce qui s’était passé dans ce manoir… Et pourquoi nous avions tous été libérés. Mon avis sur la question, fait à l’intérieur de cet endroit maudit était fondé : des énigmes inutiles, des esprits retors et lâches, eux-aussi, qui compensaient leur malaise et leurs regrets en faisant du mal aux autres. Un puissant membre de l’armée d’Oaxaca était derrière tout ça. Tal’Raban, un nécromancien… Soit. Il ne m’avait pas contacté, je ne l’avais pas rencontré… J’avais par le passé vaincu un dieu-pieuvre. Ce genre de personne, quoique plus puissant que moi, ne m’impressionnait plus trop.

Elle s’enquit ensuite de la présence d’un ami à elle… Je ne pouvais guère l’aider.

« Je n’ai croisé personne, sinon un grand borgne blond qui a, semble-t-il, perdu l’esprit dans ces murs. »

Je me relevai, me frottant les mains pour les débarrasser des brins d’herbe y étant collés.

« Rentrez-vous sur Kendra Kâr, ou allez-vous veiller ces dormeurs jusqu’à vous-même tomber dans une inconscience semblable ? »

Sibelle avait regardé de tous les côtés, mais le petit Zniitch était introuvable, et l’homme au cheveu corbeau affirmait ne pas l’avoir rencontré dans le manoir.
La guerrière qui ne pouvait rester longtemps inactive s’approcha de l’un des deux individus inconscients, l’homme blond. Et tout en lui secouant l’épaule, elle répondit à l’inconnu de tout noir vêtu :

« Celui-ci est sûrement l’homme dont vous parliez, le grand blond borgne. »

Puis, prudemment, du bout du pied droit elle poussa sur le flanc gauche du liykor, mais il ne bougea pas davantage. Elle se décida enfin de répondre au seul conscient du lot qui venait tout juste de se relever.

« Oui, j’ai bien l’intention de me rendre à Kendra Kâr, mon compagnon de route s’y trouve peut-être déjà, mais je vais tout d’abord faire une dernière tentative. »

Se penchant de nouveau vers l’homme assoupi, elle lui déchaussa les deux pieds et se rendit à la fontaine. Il était assez facile de deviner ses intentions, elle remplit d’eau les bottes empruntées pour asperger les deux êtres inconscients, mais en vain, car aucun d’eux ne se réveilla.

« Voilà, j’ai fait tout ce que je pouvais pour eux. Il n’est pas question que je m’éreinte à les porter jusqu’à Kendra Kâr. »

Dit-elle un peu pour elle-même tout en reposant les bottes près de son propriétaire.

Elle s’essuya les mains avant de regarder son vis-à-vis qui une fois debout la dépassait au moins d’une demi-tête.

«Je me nomme Sibelle, et il est grand temps que je quitte cet endroit. »

Cela dit, elle ramassa son sac et le passa en bandoulière.

Le borgne qui ne s’était pas si mal débrouillé dans le manoir, avant de perdre tout bonnement conscience de lui-même, était allongé là, toujours inconscient, dans l’herbe. Tous les subterfuges de la loyale guerrière n’y firent rien, et je la regardai s’esquinter à redoubler d’ingéniosité pour les tirer d’un sommeil magique dont ils sortiraient seuls, comme mo… Ou dont ils ne sortiraient pas. Dès lors, je ne voyais pas l’intérêt de poursuivre là ces efforts. Et elle dût le comprendre également, puisqu’après les avoir arrosés d’eau, sans plus de résultat que préalablement, elle décida de partir et de les laisser là à leur triste sort. Elle n’avait pas envie de les transporter jusqu’à a ville… Et je la rejoignais fort aise dans ce choix.

« Bien. Alors nous allons dans la même direction. Voyageons de concert, si cela vous sied. »

Elle se présenta sous le pseudonyme de Sibelle. À ses présentations, j’ajoutai la mienne.

« Selen Adhenor. Le soir tombera bientôt, et je meurs de faim. J’ai passé le mois dernier, avant d’arriver dans ce fichu manoir, à l’auberge de la Tortue Guerrière, en ville. La nourriture y est agréable et correcte. Partageriez-vous un repas en ma compagnie ? »

Cela pouvait paraitre cavalier, voire même osé, d’être aussi direct avec une jeune femme… Mais elle devait avoir l’habitude des séducteurs à deux sous, et devais bien se rendre compte que je n’en étais pas un. Mes intentions à son égard n’étaient ni pures, ni impures. Je lui proposais juste un repas, car j’en avais assez d’être seul. Un peu de compagnie saurait me relancer dans l’activité. Et peut-être vers ma quête de Brytha, cette curieuse déesse. Je doutai qu’elle fut encore à Yarthiss, là où elle était apparue en ce monde, mais… les gens de là-bas devaient sans doute s’en rappeler, et sauraient peut-être m’aiguiller.

Réajustant ma cape, ma besace et vérifiant le reste de mon équipement, je pris les devants pour rejoindre la grande ville de Kendra Kâr, tout en attendant la rouquine et sa réponse.

Sibelle jeta un dernier coup d’œil au manoir désormais transformé. Durant les dernières semaines, la guerrière, qui d’ordinaire plutôt solitaire, avait fini par apprécier la compagnie discrète du petit gobelin. Mais ce dernier s’était envolé mystérieusement sitôt après s’être endormi dans une des nombreuses pièces de la maison hantée. Contrairement à ce que les esprits lui avaient promis, il ne se retrouvait pas parmi les autres endormis sur le perron de l’immense habitation. Cela contrariait la guerrière. Les esprits s’étaient-ils joués d’elle une fois de plus ? Ou bien le petit gobelin avait-il tout simplement décidé de faire cavalier seul sans la prévenir ? Si jamais la deuxième hypothèse s’avérait la bonne, le petit être à la peau verte avait intérêt à bien se cacher, car la vengeance de l’hinionne serait mémorable.

Mais pour l’heure, Sibelle ne pensait qu’à quitter ce lieu désormais exorcisé et à trouver un endroit approprié pour se restaurer.

L’inconnu rendit la politesse en se présentant à son tour : Selen Adhenor. Et puisqu’il se rendait au même endroit, il lui proposa de faire le chemin avec lui. La guerrière plissa des yeux et le fixa quelques secondes avant de répondre. Alors qu’elle avait décliné la proposition du dénommé Faëlis qu’elle classait dans la catégorie des beaux parleurs, elle se décida d’accepter celle-ci.

« J’accepte votre offre. Je suis également affamée et je ne connais pas beaucoup cette cité. »

Cela dit, la guerrière emboîta le pas à Selen.

--> Les grandes portes de la ville

Une brise fraiche s'engouffre dans mes cheveux qui viennent me chatouiller le bout du nez et je me réveille délicatement. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis allongé là. Je ne sais pas plus pourquoi je me retrouve pieds nus et le visage trempé. Je n'arrive même pas à savoir si les évènements du manoir se sont réellement produits et d'ailleurs, je peine un peu à m'en souvenir. Mais au final, tout ce que je sais, c'est que j'ai une mission et que je ne peux pas rester là à dormir et profiter du beau temps.

Je me lève donc et m'empresse de remettre mes bottes...qui sont trempées. Du coup, je pense que je viens de trouve l'une des réponses à mes questions, ce qui ne manque pas de me soutirer un petit sourire. Vérifiant que rien ne m'a été volé, je décide sans plus tarder de me mettre en route. Je dois aller voir Pulinn. Certes je n'ai pas encore accompli ma mission, je n'ai pas encore rassembler le moindre renseignement sur Brytha, mais je dois lui parler de ce manoir, même s'il y a de fortes chances qu'elle soit déjà au courant.