<-- L’Antre de Pulinn (Réservé aux membres de la guilde des Amants de la Rose sombre)Nom de Rana, le simple mouvement que j’ai exécuté pour sortir du salon de Pulinn me semble me couper les jambes tant celles-ci crient au supplice d’avoir été aussi ardûment sollicitées toute la journée, depuis mon réveil en fanfare à bord de l’Allégresse jusqu’à mon retour au Temple en passant par un crapahutage qui n’était pas de tout repos dans des souterrains aussi mystérieux que merveilleux mais également dangereux ; sans oublier qu’avec le carcan de glace dont je me suis vu affligé durant de trop nombreuses heures pour ma petite santé, je suis claqué au sens le plus littéral du terme : je suis tellement fourbu que j’ai l’impression que dans un *Clac !* retentissant, mon corps tout entier pourrait se disloquer en membres inanimés comme celui d’un jouet de bois dont on aurait trop brusquement tiré les ficelles et dont la fragile armature ne pourrait plus supporter de pareilles tractions. De fait, j’ai dans l’idée de rejoindre sur le champ la maison de Jébédiah pour avoir ce que je pourrais vraiment appeler un logis où enfin m’effondrer avec volupté afin de dormir du sommeil du juste, mais à moins que la demeure se soit par miracle transportée à deux pas du bâtiment des Plaisirs, je sens bien que je m’écroulerais pitoyablement avant d’avoir pu faire la moitié du chemin, aussi je considère comme bien plus sage d’observer une halte plutôt que de me remettre sur le champ en route, et quel meilleur endroit pour se détendre quelques minutes que le lieu dans lequel je me trouve justement, qui est d’ailleurs ouvert aux visiteurs à toute heure du jour et de la nuit à en juger par l’activité qui y règne et qui n’a pas diminué avec le coucher du soleil ? L’imposante salle à manger avec sa table aux mille délices gastronomiques et aux sièges merveilleusement capitonnés semble justement me tendre les bras, et je ne résiste pas à la tentation d’un support moelleux pour m’asseoir et de quelque chose de chaud pour me garnir les entrailles qui sont restées bien dépourvues avec toute l’agitation des heures passées et ne demandent qu’à recevoir quelque chose pour apaiser leur faim.
Faisant de mon mieux pour avoir l’air d’autre chose qu’un lépreux en phase terminale et ainsi ne pas offrir un contraste trop outrageant avec les habitués du Temple pour la plus grande part richement vêtus et élégamment parés, je m’achemine d’une démarche légèrement traînante et chaloupée jusqu’à ces doubles portes qui délimitent la grande pièce centrale remplie de rires et de cris divers de celle envahie de bruits d’ingurgitation, de mastication et également d’éclats hilares, l’alcool ayant apparemment le vent en poupe ici. D’ailleurs, il va falloir que je prenne davantage garde à ne pas abuser d’un tel breuvage de manière à ne pas me retrouver aussi ridicule qu’à la taverne de l’autre jour, surtout que dans l’état de fatigue avancé où je suis, j’ai bien l’impression que ne serait-ce qu’une liche de vin me ferait aussitôt piquer du nez.
Posant à mes côtés mon bâton, mon sac et mon arc, je prends place sur un des fauteuils à la couleur profondément pourpre, ne pouvant me retenir de laisser échapper un grognement de soulagement, ravi que mon séant retrouve une position plus confortable, trop las pour prêter plus attention que ça au brouhaha confus qui agite mes voisins de tablée de toute évidence plus animés que moi. Tâchant de reprendre mon souffle ainsi que mes esprits après tant de tumulte, je n’arrive pas à empêcher mes yeux de se fermer alors que ma respiration soupirante se fait dangereusement zézayante et que je commence à m’abîmer dans une torpeur dont ne tarde heureusement pas à me sortir une voix féminine ferme et bien tempérée :
« Vous désirez quelque chose ? »Me redressant brusquement, les paupières papillonnantes, je me tourne vers la personne qui m’a interpellé, une roseur gênée peinte sur mes traits, pour découvrir une humaine d’âge mûr dont les années de vie doivent friser la quarantaine, ce qui ne fait rien pour amoindrir l’aménité de son visage à l’ovale bien dessiné surmonté d’un chignon de cheveux de jais. De la dame émane une impression de stricte rigueur et de diligence honnête, sensation renforcée par la livrée rubis des employés du Temple qui dégage élégance et sérieux à la fois. Saisi par le professionnalisme pénétrant qui sourdre de l’expression de celle qui ne peut être qu’une serveuse et qui semble m’enjoindre muettement à prendre mon temps tout en me rappelant que c’est une denrée inévaluable qu’il ne faut pas gaspiller, je prends quelques infortunées secondes maladroites avant de pouvoir m’exprimer clairement :
« Hum… quelque chose de chaud s’il vous plaît. »Requête bien floue, mais cela n’empêche pas la femme de répondre avec un hochement de tête compréhensif et de tourner les talons, me laissant comme deux ronds de flan le temps pour elle d’aller chercher en à peine une poignée de minutes pendant lesquelles je me suis remis à somnoler ce qu’elle dépose prestement sous mes yeux dans un tintement qui me fait rejoindre à nouveau le royaume des éveillés. Me laissant à ce qu’elle peut bien avoir été chercher sur un
« Bon appétit », elle s’en va comme elle était venue avant que j’aie pu piper mot, et je me retrouve ainsi face à un plateau d’argent de petite taille sur lequel sont alignés une grande tasse de porcelaine contenant un liquide à l’aspect épais et à la couleur marron ainsi qu’une demi-douzaine de pâtisseries dorées de la taille du poing d’un enfant, surmontées de gros grains de sucre. Je reste un instant dubitatif devant ces nourritures qui ne me disent rien, mais à peine les premières fragrances douces et alléchantes qu’elles laissent échapper sont-elles parvenues à mes narines que je ne résiste pas plus longtemps et m’empare presque par réflexe de la tasse dont je prends une petite gorgée avec une précipitation tout de même teintée de précaution, ne sachant pas trop à quoi m’en tenir avec un breuvage à la trombine aussi insolite.
Et bon sang quel goût ! Je n’ai jamais rien bu d’aussi sucré, et même si la saveur a quelque chose de résolument plus agressif que les thés bus d’ordinaire en Ynorie, elle est pleine d’une richesse incroyable qui remplit le palais comme un peintre-danseur endiablé pourrait orner une voûte par des gestes puissants mais harmonieux : c’est tout simplement un régal pour le palais, et j’ai bien du mal à me délecter comme il se doit de cette première impression au lieu de me remplir la bouche de cette boisson pour m’en gargariser et m’en saturer les papilles ! Ayant tâté du premier met, ma fatigue se voit aisément repoussée par l’engouement gourmand qui m’a envahi, et je me saisis de l’un de ces petits gâteaux dorés et joufflus qui accompagnent la collation pour en croquer un bout avec des espérances qui ne se voient en rien déçues par le résultat : croustillant et en même temps d’un moelleux fondant délicatement rehaussé par une pointe d’épice, les grains de sucre qui les recouvrent craquent agréablement sous la dent, faisant aussitôt venir l’eau à la bouche, comme s’ils avaient été spécialement élaborés et confectionnés pour entraîner le mangeur dans un cercle vicieux où chaque bouchée en appelle sans fin une autre. Hé bien, avec des aliments d’une qualité aussi extraordinaire, le service de restauration du Temple se situe dans la droite ligne du Plaisir qu’il glorifie, et je comprends que certains de ses adeptes souffrent d’un embonpoint aussi extraordinaire que le gros -c'est un euphémisme !- homme assis en face de moi dont les boutons du pardessus semblent menacer de jaillir comme des flèches à chaque éclat de rire qui le secoue entre deux gorgées d’un liquide couleur miel qu’il prend dans une coupe d’un gabarit extraordinaire. Décidément, tout peut se vouer à le démesure de la jouissance dans ce lieu, et c’est en me rappelant cela que je prends soin d’observer une certaine décence et un certain détachement en savourant mon en-cas non pas en faisant abstraction du ravissement qu’il procure, mais en ne me laissant pas posséder par lui de manière à éviter d’être emporté par le flot capiteux de ce défoulement qui a quelque chose de purement orgiaque. Tout en concevant que cela peut être très exaltant, je ne crois pas que de telles activités me conviendraient, préférant m’en tenir à des occupations plus tranquilles et plus méditatives de manière à m’épanouir, surtout en ce moment même, où mon plus cher désir est tout simplement de roupiller quelques bonnes heures pour me remettre les pendules à l’heure sinon je vais me retrouver très vite plus mort que vif !
Étant donné que l’enthousiasme de mes découvertes culinaires se met déjà à retomber, je presse un peu le mouvement, d’autant qu’il me vient à l’esprit qu’il vaudrait mieux que je me dépêche si je ne veux pas tambouriner à la porte d’une maison dont les occupants seraient réveillés en sursaut par mon arrivée intempestive : c’est à regret, mais je me dois d’expédier en à peine quelques minutes ce que j’aurais volontiers pris une heure à déguster ; et c’est tout autant à regret que je m’arrache à l’étreinte de mon siège et rassemble bien mollement mon barda pour retourner battre le pavé dans les ruelles de Kendra Kâr qui m’apparaissent bien froides, sales et insécurisantes en comparaison avec l’atmosphère radieuse du Temple. Enfin bon, la vie n’est pas un long fleuve tranquille alors en avant, avec toute la bravoure qu’il me reste pour parcourir cette dernière ligne droite qui me mènera à un repos bienfaisant, salutaire et mérité !
Toutefois, je ne passe pas à côté de l’opportunité de satisfaire ma curiosité, et alors que la même dame sobrement vêtue de rouge passe à nouveau pour faire place nette en débarrassant la table de mon couvert, je lui demande ce qu’était cette boisson qu’elle m’a servie. Sur le chemin vers la sortie que je parcours avec une absence de vivacité consternante, tout en réprimant avec peine un bâillement, je remue dans ma tête son nom que je n’oublierai pas de sitôt, des fois que je puisse avoir un jour l’occasion d’en déguster à nouveau : mélangé avec du lait, c’était du chocolat.
--> Les rues de Kendra Kâr