Quatrième jour de voyage : le fou des montagnes et le torrent :
Il fait encore nuit, et la seule source de lumière à vue est notre petit et crépitant feu de camp. Tout est calme, tout est silencieux, à part le murmure du vent qui siffle entre les rochers escarpés et les quelques conifères présents. Je dors encore du sommeil du juste, harassé de la première partie du voyage. La marche en montagne est bien plus éprouvante que la randonnée sur une route pavée ou le déplacement en forêt. Je dors, et je ne me rends donc pas compte que je ne suis pas le seul, hélas. Sidë elle aussi, trop fatiguée par les événements, n’a pu tenir tout le long de sa garde, et sans même s’en apercevoir s’est rendormie à côté du feu, emmitouflée dans sa cape. Ainsi, aucun de nous deux n’a pu apercevoir l’ombre menaçante qui s’est approchée, discrète et biscornue, aux formes bigarrées et méconnaissables. Tapie dans l’obscurité, deux yeux brillant observent notre repos, et le feu qui se consume marque un point d’inquiétude dans ce regard curieux.
Une braise crépite alors un peu plus fort que les autres, envoyant de la cendre chaude sur les cailloux alentours. Mais visiblement, c’est l’étincelle qui fait déborder la vasque de feu. Le mystérieux personnage caché se lève d’un bond, agrippant à la main une partie de branche de sapin, et court jusqu’à notre âtre improvisé pour en battre violemment les flammèches chaleureuse dans le seul but de l’éteindre. À chaque coup, l’être se recule d’un bond farouche, comme s’il avait peur d’être touché par cette substance immatérielle et brulante qu’est le feu.
Le cri nous réveille tous les deux en sursaut, l’elfe bleue et moi. Et encore empli de sommeil, je m’empare aussitôt de mes deux armes que je dégaine sans préavis sans même avoir aperçu la source du danger. Mais alors que je me retourne vers l’inconnu à la branche près du feu, avant même de le voir, j’accuse un coup d’épaule puissant dans ma cage thoracique. Sidë semble elle aussi ne pas avoir remarqué l’homme près du feu, et dans l’obscurité s’est précipitée vers un endroit qu’elle croyait sûr. Manque de chance, je me trouvais sur son chemin, et nous tombons maintenant à la renverse suite à ce coup rude qui m’a coupé la respiration, me forçant à perdre mes deux lames sur le sol. Nous roulons sur nous même sur une courte distance avant de nous immobiliser, elle dans mes bras, et moi sous elle, légèrement écrasé par son poids, qui semble plutôt fluet et léger.
Mais l’elfe, se rendant compte de l’ambigüité de la situation, me jette un regard noir et se redresse sans pitié pour mon pauvre corps sur lequel elle n’hésite pas à s’appuyer de tout son poids pour retrouver une position verticale. À mon tour, je me relève, mais je n’ai plus mes armes en main, et je n’ai certainement pas le temps de commencer à les chercher. Le visiteur inopportun ne semble pas vouloir s’en prendre à nous, puisqu’il s’échine à éteindre notre feu de camp de tous les moyens possibles. Sa silhouette est disgracieuse, voûtée, courbée, osseuse et maigre. Des poils sales saillent de son crâne pour s’étaler en une masse grise et hirsute jusqu’au milieu de son dos. Une barbe plus foncée est semblablement décoiffée et protège une bouche grimaçante et pratiquement édentées, si ce n’est quelques vieux chicots noirâtres et pourris.
Son regard empli de folie ne nous accorde pas l’ombre d’un regard, et toute l’énergie de ses membres noueux va à l’extinction de notre feu. Il semble être un humain, ou tout du moins c’est là la race dont il se rapproche le plus, avec sa peau ridée et marquée par les années et la crasse infecte dans laquelle il semble vivre. Un spécimen à part, sans l’ombre d’un doute, comme en témoignent les loques sans forme ni couleur qui lui servent de vêtements, peaux pendantes couvrant à moitié son corps décharné.
Sidë se penche vers moi et me souffle :
« Ce vieux cinglé est trop occupé pour faire attention à nous, partons donc maintenant. »Mais ce n’est pas mon intention. Ce vieillard sénile me fait pitié dans son acharnement, et je tourne la tête vers lui en faisant comprendre à l’elfe bleue qu’un départ précipité n’était pas dans mes intentions. Je m’en approche doucement, alors que Sidë semble vouloir rester à couvert, plus par prudence que par peur, plus par manque de folie que par méfiance réelle quand à cet être inconnu. Mes pas sont de velours, et lents, pour ne pas l’effrayer plus qu’il ne semble être, et ne voulant pas paraître menaçant, je lève les mains pour prouver au pauvre hère qu’elles sont bien débarrassées de toute arme.
Le feu éteint, il jette sur le côté sa branche de sapin et se retourne vers moi d’un air couard et inquiet, esquissant deux pas maladroits en arrière. Me voulant rassurant, je décide de lui adresser la parole.
« Monsieur ? Tout va bien, le feu est éteint, calmez-vous… »Mais visiblement, ça n’était pas la chose à faire, puisque l’homme, sitôt que j’ai fini ma phrase, me bondit littéralement dessus avec ses doigts calleux et sa piètre force. Je n’ai d’ailleurs aucun mal pour attraper ses deux poignets, serrant assez fort pour qu’il ne m’atteigne pas. Mais alors, son regard fou se remplit d’une intense panique, comme s’il faisait face à la mort personnifiée. M’efforçant de le contrôler tout en me montrant pacifique, sous le regard analyste de l’elfe bleue qui décide délibérément de ne pas agir ni de rien faire pour m’aider, je parviens finalement à ce que le vieillard tordu se calme, et relâche mon étreinte alors qu’il se courbe sur lui-même dans une posture de soumission. Je lui tends la main pour qu’il se relève, mais il préfère rester appuyé sur les poings, à la manière des gorilles que nous avons croisés sur Verloa. Alors, je réessaie de lui parler.
« Qui êtes-vous ? Nous ne vous voulons aucun mal. Là, calmez-vous. »Alors, il ouvre ses lèvres, mais dans un premier temps, rien d’autre ne sort qu’une plainte rauque et baveuse, qui se mue presque en un grognement lorsqu’il tente d’articuler. Bien entendu, je ne comprends rien de ce qu’il a tenté de dire, et je me tourne l’air interrogateur vers Sidë, qui vu son expression perplexe en est au même niveau de compréhension que moi. Le vieux débris réitère son grognement sourd en mêlant cette fois quelques gestes à sa parole. Et c’est là que Lysis décide d’intervenir et de m’éclairer par sa science étonnante du langage.
(Il a faim, voilà tout !)Logique, en quelque sorte. Je me demande même comment j’ai fait pour ne pas y penser avant. Lui faisant signe d’attendre, je vais dans mon sac pour chercher de quoi le nourrir, et je sors deux petits pains secs que je tends à l’homme sauvage. En les voyant, il s’en saisit vivement et commence à mordre dedans sans la moindre retenue, bavant abondamment et remplissant sa barbe hirsute de miettes éparses. Le spectacle étant peu ragoûtant, je décide pendant ce temps d’aller ramasser mes lames, bien plus visibles désormais puisque le soleil est en train de se lever. Je les rengaine et retourne près du pauvre hère qui a déjà fini son repas. Il semble apaisé, bien plus calme, et même joyeux, puisqu’à mon retour à son côté, il s’agite et me fait signe de le suivre, partant en trottant sur trois pattes vers une anfractuosité de la paroi rocheuse. Sans même regarder Sidë, je poursuis l’inconnu vers ce qui semble être une grotte bien dissimulée, son habitation sans aucun doute.
Je m’arrête sur le seuil et suis rejoint là par l’elfe bleue qui a eu la bonne idée de rassembler toutes nos affaires, me tendant mon sac dont je m’équipe l’instant d’après, rajustant ma cape. L’homme qui a disparu dans l’obscurité de son antre ne tarde pas à revenir en tenant dans ses mains un long objet luisant que je ne tarde pas à identifier comme une arme blanche. Une lame. Un glaive, pour être tout à fait exact. La maintenant maladroitement dans ses mains, il me tend l’arme poussiéreuse, et je m’en saisis doucement, écartant les quelques toiles d’araignées en masquant la lame et la garde. Je suis surpris de constater que c’est une très bonne lame, parfaitement équilibrée et très tranchante, à la garde ouvragée et gravée de symboles magiques.
Le vieillard semble très honoré de me faire ce cadeau que je ne peux refuser, devant tant de joie à me l’offrir. Alors que je la glisse dans ma ceinture, il m’attrape la main et m’entraîne dans sa grotte. Par réflexe, je m’empare de la main de l’elfe bleue qui dès lors, n’a plus que le choix de nous suivre…
L’humain décrépi semble nettement moins faible, dans ces cavernes sombres qu’il semble connaitre par cœur et qui forment sa sans doute maison. Il court, il galope, il se fraie des chemins dans des passages étroits, sans jamais se retourner ni me lâcher la main, si bien que je sus bien forcé de le suivre dans sa course folle, et j’emmène également Sidë que je me refuse d’abandonner dans ce labyrinthe souterrain. Moi-même je me verrais bien dépourvu si l’emprise de mes doigts sur sa main calleuse venait à céder. Aussi je suis le mouvement, et sans pause, nous courrons ainsi un long moment dans ce dédale de grottes, sans savoir où cet olibrius dont nous ne savons rien, mais en qui je crois pouvoir faire confiance, nous mène.
Au bout d’une heure de course, la lumière tranche sur l’obscurité, et une faille s’ouvre devant nous. Nous y passons et nous débouchons à notre grande et agréable surprise sur le sommet du mont, à quelques distances du chemin sinueux qui nous aurait pris la matinée à escalader. Un raccourci, voilà ce qu’il faisait, ce vieillard fou. Qui sait quels autres soucis il nous a évité en nous faisant passer par son antre.
L’elfe et moi observons un instant le paysage, et lorsque je me retourne pour remercier notre guide, il a tout bonnement disparu. J’écarquille un instant les yeux, surpris de son départ si abrupt, mais après coup, je me dis qu’il est certainement là, à nous observer à l’abri des rochers avec ses deux yeux gris fatigués et sa toison hirsute et sale. Un homme de passage, un pauvre hère sans raison, un ami de voyage, un souvenir de plus dans mon escarcelle. Et sa lame, son glaive affirmera en moi sa mémoire. Qui sait si un jour, je le reverrai…
Je souris alors que Sidë se remet doucement de ses émotions. Tout s’est passé si précipitamment depuis notre réveil, que nous n’avons pas vraiment eu le temps d’ingérer tous les événements. Autant l’apparition que la disparition de ce bonhomme étrange.
« Allons, remettons nous en route ! »« Quoi ? Comme ça ? Mais… cet homme, on ne sait même pas qui s’était. » « Un pauvre fou, un adorable fou, une personne comme il devrait plus exister. Un homme qui sait vraiment ce qu’est la liberté… »Sidë reste perplexe quant à mes propos et se contente de hocher la tête d’un air entendu avant d’entamer la marche comme je lui ai suggéré. La journée passe assez rapidement, et la route est bien moins dure que la veille. Elle monte moins, et au début de l’après-midi commence même à descendre légèrement vers les lointaines plaines Ynoriennes encore invisibles. Nos conversations du jour sont un peu plus enjouées, même si c’est moi qui parle le plus. Elle semble très réservée sur sa vie, et est bien plus curieuse de la mienne. Aussi, je lui raconte mes aventures sur Verloa, les semaines infernales que nous avons passées là-bas, et la manière dont nous en sommes finalement sortis. J’évite bien consciencieusement de parler des Enfers que nous avons visité, par soucis pour l’image qu’elle se fait de moi tout autant que par le manque de mémoire que me cause cet événement, comme si mes souvenirs concernant cet endroit démoniaque avaient été partiellement effacés. Bien évidemment, je relate avec précision les moments héroïques dont nous avons été les acteurs, toute notre petite troupe aventureuse et épique. Elle n’en semble pas réellement impressionnée, ponctuant simplement mon récit de quelques intonations de surprise, de curiosité ou d’étonnement.
Parlant ainsi, les heures défilent donc sans que nous nous en rendions compte, et en fin d’après-midi, le son de ma voix se fait couvrir par un bruit d’eau tumultueuse. Bien vite, nous arrivons à proximité d’un véritable torrent montagnard qui s’écoule avec vitesse et fougue entre les rochers. Comme si c’était l’évidence même, notre route se poursuit de l’autre côté de ces eaux vives et violentes, ce qui signifie que nous devrons traverser cette cascade bouillonnante.
Les flots vifs semblent infranchissables, et aucun pont ni guet n’est en vue, ni même un quelconque moyen de traverser, d’ailleurs. Ennuyé par cette nouvelle peu réjouissante, je me tourne vers Sidë, qui peut-être a une idée pour franchir cet obstacle pour le moins gênant. Voyant mon air désabusé, l’elfe bleue hausse les épaule en jetant son sac sur le sol pour s’y pencher et commencer à farfouiller dedans, maugréant quelques paroles ronchonnes.
« Ces mâles n’ont vraiment aucune imagination. Des bons à rien… »Je ne tiens pas compte de ses propos quelque peu injurieux, remarquant juste une nouveauté que je n’avais encore jamais aperçu chez elle, et qui est due à sa position peu orthodoxe : un tatouage représentant un delphinidé est gracieusement dessiné dans le creux de ses reins, sur le bas de son dos.
Ce n’est que lorsqu’elle se relève que je la vois sortir de son sac une corde qui semble solide. D’un air vainqueur, elle me reluque tout en disant :
« C’est ce qui s’appelle être prévoyant… »Elle ramasse alors un caillou de taille idéale pour le lancer et noue autour sa corde. Ceci fait, elle regarde la rive opposée jusqu’à trouver ce qu’elle cherche : un arbre dont deux branches partent en fourche. Une fois rapprochée, elle vise sommairement avant de lancer sa pierre de l’autre côté de l’eau. Sa maitrise du lancer de poids semble assez peu développée, et comme je m’y attendais, la pierre choit à côté du tronc. Elle la ramène alors vers elle, impassible, avant de retenter sa chance sans m’octroyer le moindre regard. Cette fois, ô miracle, la pierre passe entre les deux branches avec précision, suite à quoi elle tire sur la corde pour s’assurer de la solidité de sa fixation…
Manque de chance, dans son entreprise, la pierre qu’elle avait nouée à sa corde se défait de ses liens et chute sur le sol alors que la corde tombe par terre en s’engouffrant dans la rivière alors que Sidë la ramène vers elle d’un air blasé qui me donne presque envie de pouffer de rire. Mais je me retiens, me contentant de l’approcher avant de poser ma main sur son harpon accroché dans son dos. Mais sitôt que ma main rentre en contact avec l’arme, Sidë se retourne prestement vers moi, dégainant sans même que je le voie une autre arme, un Katar à la lame bleutée, qu’elle me pointe droit sur la gorge en me dardant d’un regard sévère, comme si j’avais dépassé des limites de bienséance à ne pas franchir.
« Oh, du calme, mademoiselle. Je voulais juste t’emprunter ton harpon qui sera sans doute plus pratique qu’une pierre pour ce genre de manœuvre. »Sans quitter son air offensé, elle rengaine sa lame avant de me tendre d’un geste brusque, mais pas colérique, tout juste sec, le précieux harpon que je lui ai demandé. C’est donc à mon tour de jouer à celui qui visera le mieux, et après avoir accroché solidement la corde de l’elfe bleue à la moitié du manche du harpon, je vise l’intersection entre les deux branches de l’arbre. La chance est avec moi, puisque dès mon premier jet, l’arme de distance parvient à son but, bien plus équilibrée qu’un simple caillou, et je parviens à la stabiliser de telle sorte à ce qu’elle permette un soutien valable pour la traversée. L’autre bout de la corde, je l’arrime solidement à une autre branche, de notre côté, avant de me tourner vers elle avec satisfaction.
« Le pont de singe de mademoiselle Sidë est avancé »« Et tu comptes me faire passer en première, en plus ? Quel courage ! Tu es bien un mâle… » « Heu… Non, je me disais juste que le premier passage serait plus aisé puisque je veillerais de ce côté à ce que tout se passe bien. Et si tu tiens à ta corde, je devrai à mon tour trouver un autre moyen pour traverser qu’un confortable pont de singe que je te réserve… »Une nouvelle fois, elle se renfrogne en entame avec souplesse et agilité sa traversée pendant que je supervise non sans plaisir des yeux cette jolie elfe acrobate se débrouiller comme une experte pour parvenir de l’autre côté de ces flots tumultueux. Une fois qu’elle est de l’autre côté, c’est à mon tour de passer. Mais avant, je dois décrocher la corde, ce que je fais, gardant en main son extrémité pour ne pas être pris au dépourvu. Je m’avance alors vers l’eau, redoutant déjà ce qui risque de se passer…
(Bon, va falloir que je me mouille, visiblement…)Gardant la corde un instant sous mon pied, j’enlève ma cape ainsi que toutes mes armes et équipement qui pourrait me gêner lors de la traversée, et je les emballe dans mon pardessus, fermant bien le tout par un nœud solide. M’emparant du paquet, je l’envoie avec force sur l’autre rive. Le tout atterrit dans un bruit de métal à peine retenu par le tissu, et je peux me ressaisir de la corde pour la nouer autour de ma taille, tout en gardant un bout en main. Le fleuve est rapide, et je n’a aucune intention de finir écrasé sur les rochers en contrebas.
Alors, je me lance, entrant à pas prudents dans l’eau tumultueuse et vive. Le courant est extrême, et je manque de perdre l’équilibre, mais je parviens à me maintenir debout tant bien que mal. Alors s’amorce la traversée, alors que mon filin de sécurité est toujours tendu. Je fais des petits pas, lents et difficile car le courant exerce une pression incroyable sur mes jambes qui ne cèdent pourtant pas. Sidë, elle, ne bouge pas d’un poil, m’observant sans m’aider de l’autre côté du cours d’eau rageur. Sans doute a-t-elle peur de se mouiller, ou peut-être me voir ainsi m’empêtrer dans les flots qu’elle adule la satisfait-elle, au point qu’en un regard, je peux discerner sur son visage bleuté un sourire presque sadique et suffisant, comme si elle appréciait me voir ainsi dans une telle position de faiblesse. Il lui suffirait de trancher la corde pour que je passe de vie à trépas. Elle pourrait même tenter de jouer un peu avec mon arbalète pour me flécher petit à petit sans que je ne sache rien faire pour l’éviter ou la parer. Et même si j’arrivais à sortir en ce cas, je serais désarmé et contraint de me plier à sa volonté de me tuer.
Je préfère ne pas penser à une telle traitrise et me concentre donc sur mes pas, me satisfaisant par là de son inaction qui vaut toujours plus que de la malveillance à mon égard.
Mais alors, mon pied mal assuré ripe contre une roche glissante et mal mise, et ce qui devait arriver arriva, je m’étale de tout mon long dans la rivière, tenant la corde à bout de bras et la sentant entailler ma chair et mon bassin de par les forces opposées qui s’acharnent dès lors sur moi comme une punition cruelle et imméritée. Je ne dois ma vie qu’au réflexe d’avoir inspiré de l’air avant de me retrouver la tête plongée dans les flots tumultueux desquels je ne parviens à me défaire qu’à coups d’efforts harassants et répétés, me hissant de toutes mes forces pour parvenir sur la berge, qui semble s’éloigner à mesure que je m’en approche.
Mais enfin, je parviens à retrouver la terre ferme, m’agrippant aux roches de la rive, m’y écorchant les doigts mais ne lâchant pas prise. Et c’est seulement à ce moment que l’elfe bleue consent à m’agripper par les épaules pour me hisser tant bien que mal sur le sol montagnard, trempé jusqu’au os. Je tousse et crache l’eau que j’ai ingérée pendant cette catastrophique traversée. Je grelote, tremble, mais je ne peux faire l’effort de me lever pour aller me sécher ou même poursuivre notre route. Qui aurait prédit que la traversée d’un rapide serait si épuisante. Mes muscles sont endoloris sous l’effort et le froid, et si mon esprit est toujours vif, je le regrette presque, n’accueillant qu’avec plus de peine la douleur qui parcoure mes doigts et mes jambes. Mon souffle est rauque et rapide, mais se calme petit à petit, alors que je retrouve quelques notions physiques de la réalité.
Sidë m’a allongé sur le dos et veille sur moi, l’air un peu inquiet, alors que je recouvre lentement mes forces. Elle m’aide à ôter ma chemise de mailles, et découvre avec surprise mon habit de lin en un piteux état, stigmates de la première nuit… Elle me débarrasse de ces loques mouillées, mais lorsque mon torse peut apparaitre à sa vue, son visage se fige dans une expression d’horreur. Et ça n’est que trop tard que je comprends pourquoi. Sur ma poitrine, plantée dans ma chair, la broche est toujours là, se nourrissant de mon être tout en le renforçant. Le sang a séché autour de la plaie qui cicatrise petit à petit, formant un résidu rouge foncé autour de la broche couleur rubis. Elle pose sa main sur le bijou cruel, don de Pulinn.
« Mais… Qu’est-ce que ? »Par réflexe de défense, j’attrape son poignet avec les forces qui me restent et place mon autre main sur mon poitrail endolori, la regardant sévèrement, lui intimant ainsi ma résolution de ne pas répondre à sa question. Et puis, je ne pourrais même pas répondre, ne sachant pas exactement ce qu’est ce bijou étrange qui semble vivre et se développer en moi comme une vermine infesterait un corps. Avec difficulté, et rendant à la demoiselle l’usage de son poignet, je dis dans un souffle :
« Nous… nous devrions trouver un abri pour la nuit. »Elle acquiesce silencieusement, ne semblant pas me tenir rigueur de mon manque de réponse, et se relève pour rassembler toutes ses affaires, récupérant son harpon et sa corde. De mon côté, j’enfile ma cotte de mythril à même mon torse, délaissant ma chemise de lin déchirée et trempée jusqu’à la maille à la nature, avant de passer ma cape sèche autour de moi, ultime réconfort de chaleur. Je me saisis aussi de mon équipement, mais je sens bien que je n’ai pas la force de marcher longtemps. Fourbu, je suis tant bien que mal les pas de Sidë, dont le regard chanceux tombe sur l’entrée d’une petite grotte, une anfractuosité dans la paroi de la montagne qui nous servira d’abri pour la nuit. Nous nous installons et l’elfe allume un feu pour éloigner les éventuelles bestioles qui pourraient nous déranger pendant la nuit. Elle mange un peu avant de se tourner vers moi, déjà allongé dans ma cape depuis notre arrivée dans la petite caverne déserte.
« Désolée d’avoir douté de ton courage… »Mais je ne l’entends pas. Je dors déjà, emmené dans un monde de rêves étranges qui encore une fois rappellent à ma mémoire notre traversée infernale des contrées hostiles de Phaïtos. Cette nuit, c’est une tête géante formée de mille visage d’épouvante qui hante mon sommeil agité, mais réparateur et appaisant…