Cette grande place était bien plus impressionnante qu’elle n'y paraissait au premier abord. Évidemment, la traverser en courant comme une dératée pour aller d’un bout à l’autre du marché, c’était une chose bien légère et sans réelle conséquence, mais s’arrêter en plein milieu et se demander comment est-ce que l’animation devait se dérouler pour que tout aille au mieux, ça, c’était une autre paire de manches. Pourtant, elle se trouvait bel et bien là, au cœur d’un groupuscule de gens qui n’attendaient qu’une seule chose : voir ce qui allait se passer de si incroyable ici. Il y en avait peu au départ, peut-être quatre ou cinq, mais l’Aniathy devenue un peu craintive ne prit pas la peine de les compter, de peur de se retrouver avec d’avantage de pression encore. Et puis, elle était apparemment déjà bien occupée puisqu’à nouveau, un problème se profilait à l’horizon, et ce fourbe avait oublié de venir avec sa solution.
Oui, il y avait en effet un problème, et il était de taille, c'était le cas de le dire. Toute l'affaire résidait en le fait qu'elle, elle était petite, et qu'eux, ils étaient grands. Grands comment ? Comme un bon quart de maison, ou encore, comme deux belles caisses en bois superposées. C’était ça, ce qu’il lui fallait : des boîtes sur lesquelles grimper, ou même, au pire, une charrette à escalader. Mais autour d’elle, Keynthara entendait les autres murmurer, et ça, ce n’était pas vraiment bon signe. Ses émotions étaient si facilement ébranlables qu’une seule personne qui décidait de s’en aller et de fuir le centre de la scène était capable de ravager entièrement son univers quelque peu utopique, il fallait bien l'admettre.
Pourtant, personne ne semblait enclin à quitter la place, puisqu’au contraire, on en voyait arriver des quatre coins du marché, l’œil curieux et le pas rapide, impatients d’en découdre avec ce drôle de mystère qu’avait à leur proposer cet enfant. La plupart des gens étaient à mille lieues de se douter que la fillette dynamique qu’ils voyaient sous leurs yeux était en réalité une Aniathy. C’était d’ailleurs le détail que la mignonnette choisit de développer pour nouer le contact avec son public. Et puis, il lui fallait aussi combler les secondes qui passaient alors qu’elle était toujours en quête d’un escabeau : elle avait bien du pain sur la planche. Ainsi, relâcher la tension, se montrer brillante, et trouver rapidement un moyen de satisfaire la curiosité de tous étaient ses objectifs du moment. Après, elle penserait à la concentration et à l’effort pour la magie… Mais seulement après…
« Drôle de petit être que je suis, je vais vous préparer une scène fantastique, et bien digne de ce nom ! Et puis, oui ! Je suis une personne débrouillarde, faut pas croire que je sais rien faire, je vais vous le prouver, et vous n’en reviendrez pas. C’est normal que j'ai plus d'un tour dans mon sac puisqu'après tout, je suis une…une ? »
Tournant autour de l’endroit à la recherche d’une carriole vidée, elle laissa sa question en suspens, invitant tous les regards à la suivre le temps qu'elle se décide enfin à poursuivre sa phrase. Bien sûr, pour se faire, une condition devait être remplie : il lui fallait trouver son bonheur tout près de la place centrale, là où la foule attendait.
Le destin semblait pourtant vouloir s’acharner sur elle d’une façon fort bien plaisante. Ça commençait même à en devenir étrange. Il ne restait plus qu'à se demander pendant combien de temps est ce que la chance allait rester de son côté, mais là n’était pas la question pour le moment puisqu’elle allait devoir bien vite passer aux négociations.
« Mais oui mais oui, j’en ai entendu quelques-uns qui savaient ! Hihi… Ou peut-être que non, mais ça ne fait rien ! Je suis une Aniathy ! »
Des enfants s’étaient approchés d’elle alors que la charmante Keynthara adressait déjà une gentille requête au propriétaire du chariot sur lequel elle avait jeté son dévolu. Elle avait simplement besoin que l’engin roulant soit installé à une dizaine de mètres de là où il se trouvait initialement, et cette demande ne sembla pas vraiment poser de problème au gros bonhomme bedonnant qui se montra vraiment très clément. En guise de remerciement, elle s’était empressée d’apposer un gros bisou baveux de gamine sur sa barbe de trois jours, avant d’y adjoindre la promesse de revenir après l’animation, histoire de voir s’il n’y avait pas des bricoles intéressantes à acheter. Il y avait tout à parier qu’une fois l’animation achevée, elle aurait tout oublié de son léger serment, mais après tout, il ne fallait pas trop en attendre d’une poupée écervelée.
«…et je serai prudente, ça va de soi ! », finit-elle par lui dire tout en sachant pertinemment que si désastre il devait y avoir, alors désastre il y aurait. La raison la plus évidente pour cela était que l’Aniathy était tout bonnement incapable de la moindre anticipation en matière de catastrophe, même avec toute la bonne volonté du monde.
Tractation menée avec brio, elle se détourna du vendeur pour porter son attention sur les trois jeunes garnements qui tournaient autour d’elle comme des mouches excitées. Ce n'était pas vraiment qu'elle sentait mauvais, mais il fallait dire que sa façon de prévenir les gens dans les allées avait mis ces petits êtres humains dans un état d’excitation sans pareil. Tout semblait donc aller comme sur des roulettes, et l’Aniathy s’en réjouissait d’avance, se pavanant devant les enfants captivés par son numéro de charme.
« Hep hep hep ! Troublez pas l’artiste ! Vous aussi, quand vous serez grands, vous pourrez p’tet faire du spectacle ! Je ne suis après tout rien d’autre qu’une jeune poupée sur pattes ! Allez, en attendant, on retourne chez papa et maman ! Quelle jeunesse, je vous jure…»
Ils étaient tous les trois estomaqués par le répondant de cette audacieuse à peine plus grande qu’eux. Son ton hautain ne collait pas vraiment avec son comportement enfantin, ni même avec sa taille et sa voix fluette de fillette, si bien que l’on pouvait aisément comprendre leur surprise. Néanmoins, ces bambins ne devaient pas avoir plus de quatre ou cinq ans, et se laissèrent donc éconduire sans le moindre soupçon de résistance.
« Elle est bizarre la fille, maman ! Je veux plus jouer avec elle… », s’était écriée la petite de la vendeuse de cape de tout à l’heure en se blottissant contre son jupon pourpre. Venant d’un tout rikiki petit crapaud plein de morve dégoulinant du nez, mademoiselle la blanche colombe, puisqu’elle avait à présent revêtu sa cape laiteuse deux fois trop longue pour elle sur ses épaules fluettes, ne prit même pas ombrage de cette inimitié. Elle se contenta de lui adresser une grotesque grimace plutôt mal polie qui aurait sans aucun doute fait fuir mère et fille, si elles n’avaient pas eu une dette envers elle.
Quittant soudain le sol avec une légère trouille au ventre parce que l’on venait de la prendre au dépourvu, Keynthara se sentit obligée de réagir avec un air faussement ronchon, et même plutôt comique, réduisant à néant ses chances d’être prise au sérieux.
« ‘Tention hé ho ! Tu me fais mal ! Doucement hein ! », s’exclama-t-elle en miaulant tel un chaton un peu trop chahuté. Elle ne tarda cependant pas à se montrer de nouveau joyeuse, oubliant ce petit tracas passager qui avait finalement bien fait rire la galerie. Enfin autonome sur la plateforme qui lui donnait un peu le vertige, elle s’empressa de gratifier une fois encore son porteur qui n’était autre que le propriétaire de l’engin sur lequel elle trônait. « Trop chic ce monsieur-là ! », disait-elle à la foule composée d’une vingtaine de personnes tout au plus, et d’une bande incroyable de garnements qui témoignaient leur impatience de mille et une façons sous le regard attendri ou parfois exaspéré des parents.
« Bon mais on n’a pas toute la journée non plus, hein mon p’tit gars ! », lâcha un papa en caressant la houppette blonde de son chérubin d’une voix glaciale, bien décidé à poursuivre sur sa lancée avec un ton des plus décourageants parce qu’il se faisait pressant. « Les affaires sont les affaires, alors montre-nous ce que tu as dans le ventre, et que ça saute, et qu’on en finisse vite aussi… ».
Petite et trapue, cette personne ne se discernait pas beaucoup des autres, mais ses propos acerbes et très mal acceptés par Keynthara étaient d’une singularité rare. Pourquoi était-il là, celui-là ? Si ça ne l’intéressait même pas de voir une poupée se donner à fond pour une cause qu’elle estimait cruciale, pourquoi est-ce qu’il était venu ? Tout son univers merveilleux où ‘tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil’ venait de s’écrouler sous l’effet de quelques mots effroyablement blessants, et son poitrail accusait lourdement le choc de cette cuisante défaite. Parce que cette offense venait d’un adulte probablement sensé, elle avait donc un impact considérablement plus puissant que celle de la môme de tout à l’heure. Après cela, plus rien ne semblait vouloir sortir de sa petite bouche vacillante, rien qu’un minuscule « Je… » presque inaudible qui n’intéressait de toute façon personne.
Keynthara se glaça alors. Son rayonnant sourire avait fait place à une petite bouille consternée. Elle ne voulait pas de trouble-fête alors qu’elle avait tout fait de son mieux. Il n’avait qu’à partir si ça ne lui plaisait pas, et elle se fit un malin plaisir effronté que de le lui faire remarquer, à lui, ainsi qu’à tous les autres qui se permettaient de maugréer.
Le soleil gagnait du terrain rapidement, alors que la jeune Aniathy, elle, perdait peu à peu de sa popularité, et de ses larmes aussi. Elles roulaient le long de ses joues rougies par la gifle qu’elle venait de se prendre. La foule commençait doucement mais sûrement à se disperser, probablement parce qu’elle était insatisfaite de ce temps précieux gaspillé pour rien. Même les rejetons des marchands qui se faisaient traîner par la main s’éloignaient peu à peu, jetant des regards désolés derrières eux. C’était maintenant à son tour d’assister à un spectacle, même s’il était des plus effroyables. La jeune éplorée sur son piédestal le refusait totalement, et elle voulait crier tout son mal être, seulement, elle n’y arrivait pas. Elle avait envie de tout casser sur son passage, mais les quelques rares miliciens ici présents parvinrent à la décourager du fait de leur seule présence.
« Restez-là ! », hurla-t-elle finalement, d’une puissante voix à faire frémir les Dieux, avant de lever ses deux frémissantes menottes vers le ciel. Un rayon astral se faufilait par-dessus les hautes maisons et les remparts de la cité, venant la soutenir et l’aider dans sa quête de gloire. Qui, mieux que le soleil, était capable de lui redonner le moral et le courage de jouer avec la lumière ?
Tout devait aller bien maintenant, et l’atmosphère était en train de changer du tout au tout, tandis que ses yeux s’éblouissaient devant tant de clarté. Elle devait tout laisser couler et apprendre à faire fi du mal qui pouvait lui être fait. Une puissante force, sans doute celle de sa volonté quelque peu mise à mal ou d’une ‘autre chose’ restée mystérieuse, se mit à croître dans ce petit corps empli de magie et d’émotions intenses.
Elle cherchait à créer enfin ce que tout le monde avait attendu avec impatience, un peu trop longtemps apparemment. Les paumes de la poupée s’illuminèrent dans un picotement caractéristique du sort qu’elle voulait lancer, et c’était comme la première fois où elle avait réussi à le mettre en œuvre, au temple des plaisirs, à la différence près que tous ses ressentis semblaient être décuplés. C’était maintenant qu’il fallait les retenir et les captiver, alors, elle allait le faire sans plus attendre, puisque tout son être le voulait aussi.
« Regardez ! Ca commence enfin ! », murmura une gamine presque adolescente en tirant son parent vers l’arrière, pointant son doigt sur le haut de la charrette avant de l’élever encore et encore. Elle désignait en réalité la force magique qui s’éloignait vers le firmament parsemé des dernières étoiles qui subsistaient d’une nuit dégagée. Keynthara ne l’entendit pas, pas plus qu’elle ne perçût les cris et les diverses expressions des uns et des autres qui avaient pris le chemin de leur étal pour mieux faire demi-tour et savourer la lumière qui s’offrait à eux.
L’Aniathy bouillonnait de joie, elle était resplendissante et ses larmes n’étaient plus. Elle contemplait avec presque plus de fascination encore que la foule sa propre magie qui devenait de plus en plus petite à mesure qu’elle se rapprochait de la voûte céleste. Pétillant de tous l’amour que la poupée avait placé en ce trait, il était plus beau et plus grand encore que celui qu’elle avait libéré au temple de la charnelle Pulinn, petite maman en herbe qui lui avait fait prendre confiance en elle en un temps record. C’était grâce à cette femme si elle en était là, et Keynthara ne pouvait donc s’empêcher d’avoir une pensée pour elle cette fois encore. Maintenant vraiment, elle s’accomplissait, sous les applaudissements du monde à ses pieds, bouche bée, visage rivé comme un seul homme sur elle et le fruit de son amour, son bébé, son chemin dans le noir, parce que la magie était son étincelle de vie qui ne l’abandonnerait jamais, elle en était maintenant convaincue.
« Vous voyez que vous avez bien fait de ne pas partir si vite ! Merci à vous, merci ! En voilà encore ! »
Et c’était maintenant par-dessus les stands, devant eux, que la demoiselle envoyait son pouvoir en visant presque à l’horizontal, frôlant les tentures dans un bruissement très surprenant. Toujours la vigueur de ses traits se décuplait, parce que son bonheur était grandissant. Et pourtant, le plaisir de voir sa magie à l’œuvre et qui l’avait d’abord captivée n’était plus rien face à celui de ressentir l’admiration des autres. Les enfants sautillaient sur place en réclamant « Encore, encore ! », et les adultes acclamaient, le sourire aux lèvres. Ils semblaient eux aussi avoir déjà oublié l’incident de tout à l’heure.
Elle sauta à même le sol en dodelinant un peu sur place, avant de se précipiter au contact des enfants pour serrer dans ses bras toute cette belle marmaille, riant comme une petite folle qu’elle était, car elle n’avait pas toute sa tête. Elle était envahie par l’euphorie, celle-là même qui prenait toujours le dessus sur le peu de raison qu’elle avait en son sein, et surtout, elle voulait tous les remercier.
Mais ce fut eux les premiers qui parvinrent à s’imposer pour cette fois, et c’est à cinq qu’ils attrapèrent, moyens comme petits, les jambes de la poupée pour la porter comme une idole trouvée sur la place du marché. Décidément, c’était vraiment une situation bizarre, mais elle n’en finissait plus de ravir l’Aniathy chancelante.
« Notre tireuse de lumière nationale ! Vas-y, tire vers le ciel, tire tout là-haut ! », aboya le jeune garçon musclé qui ne devait pas avoir plus d’une dizaine d’années. Et puis, il passa la main à un second qui renchérit de plus belle :
« Mets nous en encore plein les yeux, tu nous l’as promis ! »
Pendant que la fière Keynthara se tordait de rire, elle oubliait tout, même les adultes qui voyaient maintenant la poupée sous un drôle de jour. En réalité, c’était une réaction banale, puisqu’elle se mettait dans cet état à chaque fois qu’elle rencontrait un doux plaisir de la vie, quoi que celui-ci était des plus exceptionnels. Oui vraiment, elle l’aimait cette vie, quand elle le lui rendait…
« C’est la dernière fois alors, mes amis , parce que c’est fatiguant hein ! Mais c’est juré, je reviendrai très bientôt ici, et on pourra tous s’amuser ensembles encore une fois ! Et puis, si vous vous en sentez le courage, allez au temple des amants de la rose sombre, près du château, avec vos parents si vous voulez ! C’est grâce à ma maman de cœur Pulinn si je suis venue ici, alors c’est elle qu’il faut remercier là-bas…», lâcha-t-elle avec un air malicieux, adressant un clin d’œil qui se perdit dans les plis expressifs de son visage tordu par le rire et l’amusement.
« Profitez en bien… », et la dernière giclée d’énergie de la vie explosa hors de ses mains comme jamais, avant de se faire oublier de tous dans l’infinité de la voie lactée, et peut-être même au-delà…
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