Précédemment : iciLa griffe de la bête passa à quelques centimètres du visage de la fillette riante qui l'érafla à l'aile de sa dague tout en s'éloignant en sautillant toujours. Cette première attaque avait été rapide et violente, mais elle l'avait vu venir. Profitant de l'assurance de son adversaire face à la petite fille qu'elle était, elle avait fait mine de rester sur place sans rien voir puis s'était décalée au dernier moment, l'oiseau ayant un trop grand élan pour rectifier son tir. Maintenant, un filet de sang s'écoulait de la première plaie du combat et la tension était à son comble. Il fusillait du regard la fillette mais celle-ci n'en avait cure. Elle était libre, elle se battait, elle dansait. C'était à son tour de rire et de s'amuser.
Elle invita d'un signe de la main son adversaire à attaquer à son tour. Il le fit et alors qu'elle s'apprêta à esquiver, il leva son autre griffe, qu'elle se prit de plein fouet. La feinte avait réussi et elle s'y était fait prendre comme une débutante. Roulant au sol sur quelques mètres, elle se releva rapidement en étouffant un grognement sourd. Son sourire avait disparu pour laisser place à une expression de rage inconditionnée. Si la griffure et le choc l'avaient blessée, elle essayait d'ignorer cette douleur, la mêlant aux douleurs héritées de la séance de torture qu'elle avait subie.
Elle s'approcha de quelques pas en laissant sa colère monter en elle. En face, l'oiseau la jaugeait de même, préparant sa prochaine attaque. Soudain, elle hurla et se jeta sur lui. Tous ses muscles se tendirent et ses mouvements s'accélérèrent à un point hallucinant, plusieurs lames semblant apparaître dans l'air devant elle. L'oiseau, surpris, ne put toutes les éviter et subit une nouvelle blessure, tout aussi mineure que la première. Il émit un nouveau cri pour intimider la fillette qui recula de quelques pas.
Et ils se jetèrent à nouveau l'un sur l'autre, les armes prêtes à frapper, qu'il s'agisse des serres aiguisées de l'un ou de la lame et du poing de l'autre. Les coups s'enchaînèrent, rapides, sans qu'aucun réel dommage soit encaissé d'un côté ou de l'autre. Une fois qu'ils se furent écartés à nouveau, il soufflaient et grognaient, chacun énervé de son côté de voir que l'autre résistait aux coups portés. Presque simultanément, ils hurlèrent à s'en vider les poumons. Voyant que l'autre ne flanchait pas, ils commencèrent à se tourner l'un autour de l'autre afin d'obtenir un meilleur angle d'attaque, se retrouvant ainsi constamment face à face.
Yurlungur fit mine d'attaquer et l'oiseau se jeta sur le côté, mais elle recula prestement. Surpris, la bête recula à son tour mais se retrouva bloquée par le mur derrière elle. En grognant, elle se jeta en avant et la fillette l'évita de justesse. Puis ils entrèrent à nouveau l'un et l'autre en contact, échangeant des coups minimes, mais qui s'accumulaient dangereusement de part et d'autre, des bleus et des ecchymoses de mauvaise augure fleurissant sur la peau de chacun des deux adversaires.
Après quelques reprises de ces affrontements soutenus, l'oiseau comme l'enfant était exténué. Dans la fraîcheur de la nuit, on pouvait distinguer chez les deux une traînée de vapeur d'eau qui s'élevait à chaque respiration. Sur le front de Yurlungur, des gouttes de sueur s'étaient accumulées et le sang collé à ses cheveux et à sa peau n'arrangeait rien. La fatigue commençait à revenir maintenant que l'adrénaline diminuait dans son sang. Le combat devint lent et monotone.
Soudain, l'oiseau s'éleva dans le ciel, bondissant au-dessus de la fillette qui se jeta sur le côté pour l'éviter. Mais il n'essaya pas de revenir droit sur elle, au contraire, il s'approcha à grands battements d'aile de l'orifice au plafond. Il fuyait.
«
Hé ! Reviens ici ! Sale lâche puant ! »
L'oiseau ne l'écouta pas et une fois dans l'orifice, il s'arrêta en vol stationnaire pour émettre un cri distinctif, qui résonna lugubrement dans le hall, mais il se perdit également dans la sombre nuit, montant jusqu'à la Lune dans le ciel. À deux reprises encore, l'oiseau cria à nouveau, des vocalises dissonantes brisant le calme de la ville. La fillette prit peur et recula, prête à fuir par le couloir derrière elle. Mais il était trop tard. Tandis que son premier adversaire se posait à nouveau au sol, deux autres formes aviaires atterrirent à ses côtés.
Aussitôt, la petite fille se retourna pour courir et fuir. Mais l'un des volatiles s'éleva dans les airs pour se poser devant elle, bloquant le tunnel d'où elle était venue. Autour d'elle, ses trois adversaires s'étaient répartis l'espace, couvrant une partie de son angle de vision. Elle tournait la tête de tous les côtés, mais ne pourrait jamais réussir à les avoir tous dans son champ de vision.
La première attaque la transperça à l'épaule, fulgurante. Elle venait évidemment de derrière, l'un des oiseaux profitant de son inattention pour l'attaquer. Il repartit tout aussi sec pour s'éloigner de Yurlungur, celle-ci laissant sa douleur hurler. Elle vacilla, mais ne chuta pas. À nouveau, des serres affilées vinrent la couper au bras, la faisant valdinguer au sol. Elle se releva rapidement, retenant un cri de détresse. Jamais deux sans trois, son premier adversaire l'attaqua à nouveau, de manière moins puissante mais tout aussi fourbe. Elle chuta au sol en hurlant. Le cri résonna à son tour dans la grande salle avant de s'enfuir dans les cieux.
Les oiseaux ne l'attaquèrent pas avant qu'elle se relève. Code de l'honneur ou simple méfiance, la fillette n'en avait cure. Elle allait mourir durant cette nuit, la seule alternative étant de se défendre jusqu'à la mort, potentiellement en entraînant l'un de ses adversaires dans sa chute. Elle se releva et hurla à nouveau. Elle envoyait ses tripes dans ce cri, elle évacuait sa rage, son désespoir et son impuissance.
Mais dans son esprit, les idées s'enchaînaient à toute vitesse. Il fallait qu'elle parvienne à répliquer à leurs attaques pour pouvoir se défaire d'eux. Il était impensable d'essayer d'en attaquer un, les deux autres lui tomberaient dessus par derrière si elle le faisait. Il fallait rester sur la défensive, mais sur une fausse défensive. Si elle se tournait vers deux de ses adversaires, présentant son dos au troisième, elle n'aurait qu'à se concentrer sur son ouïe pour percevoir le moment où ce dernier l'attaquerait. Les deux autres, par facilité, ne l'attaqueraient pas de face, ou du moins l'espérait-elle. Le plan se fomentait. Lorsque l'attaquant serait suffisamment proche, il lui suffirait de l'éviter pour le prendre par surprise.
Elle fléchit ses jambes, écartant ses bras face aux deux oiseaux qu'elle avait encore dans son champ de vision. Son dos était légèrement penché en avant et son oreille alerte, prête à reconnaître le moindre signe d'attaque du dernier des volatiles. Elle perçut un mouvement derrière elle et s'écarta prestement sur la gauche pour éviter le coup. Trop tard. Une plaie s'ouvrit sur son avant-bras et du sang gicla tandis qu'elle cria à nouveau de douleur.
Mais elle n'abandonna pas. Elle se plaça à nouveau face à ses deux nouveaux adversaires, laissant le dernier derrière elle. Si elle avait bien calculé, ce dernier était fatigué par leur premier face-à-face et risquait d'être moins rapide. À nouveau, elle essaya de l'esquiver dès qu'elle perçut qu'il attaquait, mais tomba à nouveau au sol, l'air sortant de ses poumons dans un cri lugubre. Elle se releva et réessaya, une fois, deux fois, trois fois. Sans succès.
Elle était meurtrie et couverte de sang, que ce soit le sien ou celui de ses victimes. Peu à peu, l'espoir l'avait abandonnée, la laissant en proie à une terrible angoisse. Angoisse face à la mort qui s'approchait, imminente. Son corps était lardé de plaies, qu'elles soient profondes ou superficielles, et son liquide vital se vidait de son corps petit à petit. Il ne restait plus que de la peur et de la détresse, comme en attestèrent les multiples hurlements qu'elle avait pu délivrer à la suite des coups qu'elle avait reçu. Elle s'apprêta à abandonner, à se laisser tomber au sol, à la merci de ses trois adversaires.
Soudain, l'un des oiseaux émit un rire strident. Une telle créature était incapable de rire comme un homme, mais c'était pourtant bien ce qu'on percevait. Il se moquait de la faiblesse de la petite fille. Il se moquait de Thimoros, incapable d'envoyer un combattant suffisamment puissant pour les vaincre. Il se moquait de l'essence même de Yurlungur, il la méprisait. Un dernier relent de rage fit son apparition dans le cœur torturée de la gamine. Elle grogna doucement, grognement couvert par les trois sinistres rires des volatiles. Elle n'avait plus qu'une seule idée en tête : se venger. Elle allait perdre sa vie, soit, mais elle finirait vengée.
L'attaque vint vers elle et elle la perçut. Au lieu d'essayer de s'écarter de son passage comme toutes les fois précédentes, elle se retourna et plaça sa dague entre les serres mortelles et elle. Elle réussit à bloquer l'un des bras de l'homme-oiseau et l'écarta d'un habile retournement du poignet. Tandis que la seconde main griffue de son adversaire la transperçait, elle plongea sa dague dans le corps de l'oiseau. Ce dernier essaya de s'écarter, un peu de sang giclant sur la fillette lorsque cette dernière retira sa dague, mais elle n'abandonna pas. Elle se jeta sur l'oiseau, s'agrippant à ses plumes, levant et abattant son arme sur le corps de l'oiseau qui s'était mis à hurler. Elle s'y agrippait comme elle s'agrippait au dernier souffle de vie qui lui restait, de la volonté inébranlable qu'elle avait d'emmener l'oiseau avec elle dans sa mort. Ce dernier essayait vainement de se débarrasser d'elle mais les coups continuèrent. Elle abattait son couteau sans relâche, jusqu'à ce que son adversaire s'effondre au sol.
Là, elle voulut continuer de le frapper, de le saigner à blanc, de voir sa peau se détacher de son misérable corps. Mais sans qu'elle comprît ce qui lui arriver, elle se retrouva soudainement à voler au-dessus du sol sur quelques mètres, puis son corps épousa la dure pierre du sol. Les deux oiseaux restant s'étaient enfin rapprochés pour s'accroupir à côté de leur frère inanimé. Pendant quelques instants, ils essayèrent de le faire se relever, sans succès. La fillette, de son côté, se replaça sur ses deux jambes, tremblotante et souriante.
Les deux volatiles se tournèrent vers elle, en rage. Elle l'avait tué, elle avait tué leur frère. Ils se jetèrent simultanément sur elle pour l'attaquer et elle releva le défi. Elle se laissa tomber sur la droite, évitant ainsi les coups de l'un, avant de parer adroitement l'attaque de l'autre, utilisant son propre bras gauche comme bouclier et enfonça à nouveau sa dague dans l'une de ces bêtes. Elle s'agrippa à cette nouvelle proie, à moitié consciente, effectuant les gestes mécaniques de sa mise à mort. Elle enfonçait à nouveau sa dague dans ce corps qui hurlait, résistant aux coups et aux attaques de son autre adversaire.
Et ils s'élevèrent dans les airs, ballet sanglant laissant derrière lui une traînée rouge de mort et de douleur. L'air frais frappa son visage lorsqu'ils émergèrent à l'air libre, elle continuant de frapper, frapper, encore frapper. Ses cris déments rejoignaient ceux inhumains des deux bêtes dans leur danse aérienne.
«
Meurs ! Meurs ! Meurs ! Meurs ! … »
Elle avait à peine la force de prononcer ces mots, mais elle le faisait. Elle ne ressentait plus rien. C'était une sensation à la fois agréable et dérangeante. L'éclat blanc de la nuit se reflétait dans ses yeux et dans les larmes pourpres qui s'échappaient de ses pores et de ses chairs. Le vol de sa monture déclina, effectuant une courbe aux airs de parabole dans l'espace aérien, jusqu'à tomber en chute libre, la seconde proie de la fillette ayant à son tour succombé à ses blessures.
Le choc fut rude, mais amorti grâce au doux duvet des plumes. La fillette respirait et regardait autour d'elle sans bouger. Le monde était devenu un ensemble de formes et de couleurs tourbillonnantes sans ordre logique tandis que son âme s'écartait petit à petit de ce corps détruit. Et parmi toutes ces formes, une silhouette s'approcha. Yurlungur la vit et sourit. La mort allait donc ainsi venir sur elle, pour la faire rejoindre Phaïtos. Mais cette silhouette, au lieu de la tuer, s'accroupit et lui parla. Son ton était alarmé, angoissé, et la petite fille sourit. La peau de ces mains qui avaient pris son visage était si douce...
Suite : ici