Ma décision prise, j'attends que le Protecteur prenne la main que je lui tends. Toutefois, il faut qu'il hésite une seconde de trop, et c'est ce qui permet à l'imbuvable
casse-pied de la ramener. Pour un type censé en avoir vu assez pour grimper les échelons, il est aussi lisible qu'un bouquin. Non, un codex est trop complexe. Pour lui, une vulgaire affiche suffit amplement. Il prend le nain pour un bambin, réfutant la proposition du roux que nous partions en éclaireur. Si encore il s'était arrêté à cela... Mais non, évidemment ! Il ne prend pas de gants pour nous dire qu'il s'inquiète de notre manque de diplomatie, du mien, plutôt... Et le voilà qui veut que nous les guidions dans Bouh-Chêne.
Je m'assombris de nouveau, mon calme restant s'effilochant d'instant en instant. Sauf qu'avant de lui cracher mon avis à la figure, l'humain au nez de travers la ramène, lui qui n'avait rien dit de tout le trajet. La première chose qu'il fait est de donner une leçon de logique et d'organisation à un capitaine de milice... Franchement, c'est à se demander ce que la reine noire craint de la part de ces imbéciles. Et je ne m'étonne plus de leur incapacité à résoudre les problèmes. S'ils sont tous aussi incompétents que ce gugusse, c'est même étonnant que le royaume n'ait pas été déjà rasé par quelques troupes de pillards de passage...
Et là, un miracle se produit. Oui, miracle, parce qu'entendre un géant faire preuve de bon sens et même d'une sorte de respect envers des êtres de petite taille tient de l'improbable. Presque de l'impossible. Mais son "messire" pour nous désigner sonne faux à mes spirales. Il n'a aucune raison de le faire, à part pour mettre une certaine distance polie entre nous. Mais au moins, il a le mérite de voir aussi à quel point le gradé est un mouton.
Un rictus se dessine sur mes traits alors que j'avise le milicien.
"
Ca m'écorche la langue de le reconnaitre, mais pour une fois, un humain a sorti quelque chose de réfléchi.", fais-je en apposant un regard lourd et glacé sur le gradé. "
Et ce n'est pas celui que j'ai sous les yeux."
Je laisse un peu de silence se faire avant de persiffler.
"
Ça a des esgourdes grandes comme mon torse, et c'est pas foutu d'entendre correctement. Alors je vais être extrêmement gentil et répéter dou-ce-ment, pour que ça rentre.", grondé-je avant d'articuler comme si je m'adressais à un vieillard sourd comme un pot. "
Plutôt. Crever. Que. De. Remettre. Les. Plumes. Dans. Cette. Bourgade. De. Lutins. Vous demandez Mathurin Dubosquet et vous vous dé-brou-illez !"
Je m'apprête à empoigner le Protecteur, mais à ma grande surprise, il glisse de lui-même sa main dans la mienne. Mes yeux scrutent les siens. Je m'attends à une remontrance de sa part, mais non. Au contraire, il semble même content de moi. Que je n'ai pas tenté de planter un carreau dans la gueule du milicien pour nous avoir pris pour des larves à chaperonner en permanence, peut-être ? En tous cas, il se laisse attirer jusqu'à moi et prend place sur le harney.
Je pousse mon oiseau à avancer, mais alors que nous rejoignons l'humain au nez de travers et la femelle qui l'accompagne, mon passager me tapote entre les ailes.
"
Un instant, Nessandro. Je t'en prie."
Claquant de la langue, je fais ralentir mon oiseau sombre et jette un regard en coin au duo de géants. Dae'ron se tourne vers eux, s'efforçant de se faire entendre.
"
Nous prenons les devants. S'il y a danger, nous reviendrons vous en informer."
Encore en train de se préoccuper d'autrui... Il m'énerve à le faire tout le temps, sans jamais comprendre que ses attentions ne recevront jamais la reconnaissance qu'elles mériteraient ! Mais en même temps, je l'imagine mal agir différemment. En tous cas, je rejette déjà ces détails énervants pour me concentrer sur d'autres. Des patrouilles de femelles. Rien que l'idée me file la nausée, mais songer qu'elles ont en plus une ruche suffisamment évoluée pour porter un nom... C'est encore un lieu assoiffé de mâles, et ma quête implique que nous allons leur en servir un sur un plateau.
Oui, un. Dae'ron,
beau mâle dont je ne peux que reconnaître les qualités aussi bien morales que physiques. Car je sais que ma balafre me met à l'abri de leur sale attention. Le "toutou" de l'étalon, ha ! Saloperies d'emplumées. Les femelles sont si superficielles... Mais si l'une d'entre elles a l'audace de te dévorer du regard, mon compagnon... Ou simplement de poser ses hideuses mirettes sur tes magnifiques ailes brillantes, je les lui arracherai ! Et les lui ferai avaler ! Puis lui découperai la langue, l'étoufferai avec avant de la déplumer et de piquer chacune de ses monstrueuses plumes dans le gouffre béant de ses orbites évidées !
"
Euh... Tu... Tu ne devrais pas penser à cela... À voix haute, en tous cas.", fait une voix embarrassée dans mon dos.
Ah. Évidemment, il suffit que je relâche ma vigilance une seule fois et voilà le résultat. Je détourne le regard, le reportant sur l'horizon. Il faut que je me concentre sur notre destination, sur ces dangers qui nous attendent et sur ce que je pourrai faire pour rapidement remédier à ce probleme d'emplumées. Ne pas penser à sa remarque, ni à ce que je viens de dire. Non, ce n'était pas une forme poussée de jalousie. Aucune chance... Ou peut-être que si. Mais non.
Rah, par mes ailes !
Je dévoile mes dents avec énervement avant de me figer. Entre mes membres de plumes, Dae'ron vient de coller sa pommette contre moi, son bras enserrant mon abdomen. Pourvu qu'il n'entende pas. Je crois que mon coeur vient de battre une fois de trop. Il n'a pas l'air épouvanté malgré ce que je viens de débiter, ni ne semble me le reprocher. Décidément...
Ce type est unique. Vraiment. Il faudra que je le lui dise... Un jour... Une fois toute ces histoires d'aldrydes emmerdeuses terminées !
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