Les effluves démoniaques d'Anarazel s'arrêtèrent soudain, giflant sa sensibilité. Le sang-mêlé avait ravalé sa folie, la contenant à nouveau sous son masque de fer; son masque de raison.
Il se passa la main dans les cheveux, songeur. Il n'aurait pu dormir, il le savait : son cœur était encore trop virevoltant, palpitant d'un met nouvellement trouvé. Mais un repas matériel comblerait un autre de ses besoins : son estomac torturé.
En silence, dans les rues qui maintenant s'éveillaient sous une voute de nuages de gris sinistre promettant des pluies intermittentes, le démon de la nuit rabattit sa sombre capuche pour cacher son visage immonde, et partit d'un pas décidé vers la grande rue, l'artère principale de la ville, sectionnant de son pas vif les quelques membrures que représentaient les petites ruelles.
Le démon se calmait, et une paix intérieure nouvellement trouvée s'insinua dans son esprit qui, étrangement, avait les idées claires, totalement lucide. Ses sens s'étaient également apaisés, il ne ressentait plus le feu qui les avait il y a peu habité, les déchirant de part et d'autre tel une sphère de vie bouillonnante. Le froid de la nuit les avait brûlés... Et d'un feu de joie.
*
Et mon masque se remit en place, se referma comme une porte sur mon brasier intérieur, et en moi, mon cœur à la sensibilité décuplée ne brûlait pas moins, pierre de mes entrailles cachées sous mes côtes d'elfe dénaturé.
Bien. J'avais tué. Soit. Et maintenant?
Maintenant, il me fallait arpenter le monde ; découvrir les continents et apprendre à les connaître, à me reconnaître en eux. Et pourquoi?Je devais quitter Kendra Kâr, quitter cette ville qui venait de m'offrir le goût du sang et le dégoût de l'homme. J'en étais tenu par ma quête de vengeance, par mon serment sur l'autel de sable de mes ancêtres. Et la capitale de ce continent n'offrait que peu de possibilités convaincantes : trop ordinaire, trop ordonnée.
Elle était l'emblème même d'une vie humaine, et je cherchais des alliés parmi les déchirés et les marginaux, parmi les délaissés et les repoussés, qui seuls pouvaient posséder une volonté à l'image de la mienne.
Trop peu de ceux-là passaient leurs journées à Kendra Kâr, trop peu en ce pays d'ordre et de paix.
Je me devais de trouver le chaos en fier porte-étendard de mon cœur perdu.
*
Anarazel tourna à l'angle d'une rue, cherchant la boulangerie dont l'odeur de pain avait mis fin à ses fantasmes quelques minutes plus tôt. Un éclair découpa le ciel à l'ouest, tranchant les nuages d'un jaillissement instantané et déjà passé. Et il ne put s'empêcher d'y voir un signe, le signe de sa propre rage refoulée. Sa philosophie tenait beaucoup de l'éclair : un tempérament puissant, un calme qu'il voulait impénétrable ; puis une explosion de râles et de cris, d'actions noires et sinistres.
Mais il repoussa ses pensées : sa rage actuelle venait de son estomac.
Une petite ruelle non loin des portes, occupée par une jeune femme en rouge et un homme étrangement penché en avant l'accueillit. Elle cachait le long de ses pavés lissés par le temps une petite maison aux étages affaissés et aux murs délavés depuis plusieurs années, mais d'où s'échappait une vie étonnement présente.
Il y eut un bruit de porte, puis un jeune homme sortit, tirant une charrette de pains, sans doute destinée à l'une des auberges de la ville ; et le commis bailla, encore en proie aux affres de son sommeil tranché, ses yeux bleus clairs appuyés de lourdes poches.
Voulant partir, il prit sa charrette mais ne put démarrer : le sang-mêlé l'avait interpellé, soudain changé.
"
- Petit, combien pour une de ces miches de pain?" S'enquit-il alors, la voix grave et enrouée par le froid matinal.
Le jeune homme plongea son regard dans l'ombre de la capuche, surpris mais non décontenancé, et devant les deux joyaux éteints qui vibraient dans les ténèbres de celle-ci, il lâcha son chariot, tendit une miche à Anarazel, annonçant son prix. Trop las pour marchander, ce dernier lui tendit son dû.
Le sang-mêlé s'éloigna dans la ruelle, être prenant son repas solitaire. Un repas qui, malheureusement, était trop souvent journalier.
Il mâcha longuement, savourant le pain de seigle chaud et croquant, attendrissant son estomac tiraillé, et ses dents blanches faisaient croustiller son petit-déjeuner en un ballet de plaisir renouvelé.
Ce n'est que vaguement qu'Anarazel avait conscience de s'approcher des deux jeunes gens, les pensées ailleurs ; mais tandis qu'il arrivait à leur hauteur entre les murs d'un blanc sali, il s'arrêta et s'adossa près d'une fenêtre aux volets fermés, craquelés de peinture verte maintes fois recouverte.
Ainsi discret, repu de son meurtre et se rassasiant, il ne voulait de mal à personne, étrangement sujet à des élans de bonté, surgis de sa sensibilité libérée par sa Sombre Déesse apaisée.
Ses yeux allèrent de la jeune femme à l'homme, de la capuche rouge de l'une, d'où s'échappaient quelques mèches, au fin visage de l'autre. Ce dernier, penché en avant, tenait un foulard sous son nez, et son front légèrement suintant sous la concentration révélait son affliction. À la vue de sa chemise blanche où une tache d'un rouge sang coupait l'élégance, le sang-mêlé comprit que le jeune homme s'était pris un coup, et pas des plus gentils. Assis à même le sol, il avait eu l'étrange réflexe de se pencher en avant, laissant ainsi son sang s'épandre dans le doux tissu du foulard plutôt que dans sa gorge.
Anarazel se redressa sans savoir exactement pourquoi, étrangement empli d'une envie nouvelle de rendre service. Sans doute était-ce le ressac de sa dernière victoire sur lui-même : après la nuisance, l'aide...
Il s'en rendit compte, mais trop tard : déjà son mouvement ne pouvait manqué d'avoir été remarqué. Il s'était donc engagé, et décida de finir son action :
"
- Si votre nez est cassé, il faut le remettre en place, sans quoi sa finesse sera marquée jusqu'à votre mort," dit-il au jeune humain. "
Signé à vie, nous ne passerez alors pas inaperçu, et le dégoût d'autrui deviendra votre lot."