Le chef de la tablée précisa brièvement les informations qu’avaient avancées l’Ogre sur les buts réels de la Caste des Murènes. Ainsi, ils ne voulaient pas forcément voir la Cité Blanche sous les flammes de la destruction et du chaos. Ils voudraient la faire tenir debout, mais vide de toute vie et de tout espoir, comme le symbole de la défaite du Roi kendran. Gurth comprenait l’importance des symboles, des exemples pour prouver la force. Mais il ne partageait pas les vues du Capitaine sur la cité. Il marmonna dans sa barbe quelques bribes d’arguments :
« Ce n’est que noircie des cendres de la Mort que l’Immaculée témoignera d’un réel échec. »Mais il ne mena pas plus loin la discussion : déjà, le marin faisait appel au tavernier pour réclamer de la nourriture, qui commençait à manquer cruellement sur la table. Rien qu’à cette évocation, le ventre énorme du mangeur d’enfants gronda d’un gargouillis profond. Il pouvait passer de nombreuses heures sans manger, et s’était souvent infligé le jeûne comme mortification, pour mieux communiquer avec ses divins de misère. Mais d’entendre parler de bouffe, son esprit de gros mangeur se réveilla, et il ne pensa plus qu’à ça, lorsque l’homme qui se présenta sous le pseudonyme de Von Klaash, un nom qui ressemblait trop au sien pour que ça soit innocent, commanda de quoi manger et l’invita à se joindre à leur tablée pour le repas.
Se joindre à leurs chants, si sombres fussent-ils, il ne le ferait pas. S’ils n’étaient pas directement dédiés aux Frères Sombres, il ne poussait jamais la chansonnette. C’était trop joyeux. Et il s’était interdit tout sentiment de joie. De l’exultation, tout au plus. De la satisfaction dans la mort et dans la ruine, mais jamais de joie. Il se la refusait, et mettait un point d’honneur à empêcher les autres d’en ressentir une once.
Le tavernier se pressa d’aller chercher la pitance, alors que le capitaine de deux navires précisait qu’ils rediscuteraient des détails de l’arrangement une fois le repas pris. Gurth n’étant pas contre bâfrer un peu, il ne répondit rien, et attendit la bouffe, qui ne tarda pas à arriver, sur un plateau de bois. Des écuelles leur furent servies, ainsi qu’à chacun une miche de pain. Des demi-poulets grillés gisaient sur le plateau, luisants de graisse et dorés par la cuisson. Gurth se saisit directement des deux moitiés du plus gros présent, et orna son écuelle de tubercules violet sombre ressemblant à un mélange entre un navet, une pomme de terre et une carotte. Il arrosa le tout d’une grosse cuillerée de jus de cuisson bien gras, jaune et translucide. Ne tenant plus compte des gens qui l’entouraient, il se saisit à pleines mains de la première moitié de poulet, pour commencer à la ronger en de larges bouchées, arrachant peau et chair à coups de dents. Le jus giclait dans sa barbe et sur sa robe sans qu’il le remarque. Il ponctua cette première gaverie d’un tubercule, qu’il plaça entier dans sa bouche avant de le mâcher sans retenue, pour l’avaler aussi sec. Les couverts, il ne connaissait pas. Ou plutôt si, mais il ne voyait pas l’intérêt de s’en servir. Il engloutit la cuisse de l’animal et n’en sortit que les os, qu’il suçota bruyamment avant de se lécher les doigts qui dégoulinaient de sauce.
On n’avait jamais vraiment osé lui reprocher sa manière de manger. Le pire qui arrivait, c’était l’écœurement des gens qui l’accompagnaient… Ce qui généralement l’arrangeait bien. Plus pour lui. Il engloutit une grande lampée de bière avant d’entamer la suite. Deux autres tubercules, assez peu gouteux, mais qui passaient bien, y passèrent aussitôt. Il dévora la seconde moitié du poulet encore plus vite que la première. Ça l’avait mis en appétit. Il écuma sa chope de bière, et mangea en quelques bouchées toute la grosse miche de pain qui lui avait été attribuée, non sans roter de manière émérite, un grondement long et tumultueux exhalant, en plus des odeurs de digestion, sa mauvaise haleine.
Voyant un si bon appétit, il lui fut amené une autre miche de pain, une chopine remplie de cette bière blonde à la levure dense, et un gros morceau de fromage qu’il engloutit tout aussitôt, sans retenue. Alors qu’il se léchait les doigts après les avoir essuyé à son pain, il remarqua qu’il restait sur le plateau un demi-poulet… Dont il se saisit sans demander son reste. Il l’engouffra de plus belle, sans en laisser la moindre parcelle de viande, dusse-t-il avaler quelques bouts de cartilage.
S’essuyant bouche et barbe d’un revers de la manche, il se tourna à nouveau vers le Capitaine Von Klaash, toujours en plein repas.
« Alors, c’est comme ça que vous voyez la prise de la Blanche : on pille, on tue, et on n’en laisse que les os rougis. Hm. Et quels sont vos moyens actuels pour y parvenir ? Deux navires ne suffiront pas. J’en ai moi-même un en ma possession, qui mouille au port de Dahràm. De combien d’effectifs disposez-vous ? »Les choses sérieuses reprenaient.