Tour à tour, sans montrer de rebuffade face à ma demande, les aventuriers décrivent en détail leurs aptitudes. Certains sont plus prolixes que d’autres, à la mesure de l’elfe blanc, Faëlis « j’ai-un-nom-imprononçable », qui atteste de ses pouvoirs lumineux en sus de se vanter de prouesses à l’arc et à l’épée, ainsi que des dons de protecteurs. La magie de lumière, je l’ai toujours perçue comme une magie curative et de défense. Une magie de paix. Ce terme d’archer-protecteur dérive sûrement de cet état, et je suis fort content d’avoir un élément de notre compagnie maniant de tels pouvoirs. D’autres sont plus taiseux, comme l’humain, nommé Baratume Vorn – un nom bien plus simple à retenir – qui prétend se débrouiller avec une épée et un arc. Un rapide coup d’œil à son équipement me permet néanmoins de le considérer comme un néophyte voulant avant tout faire ses preuves au sein d’une compagnie. Loin de me déranger, je sais pour autant qu’il faudra garder un œil sur lui. Son inexpérience pourrait le pousser à œuvrer dangereusement. D’inexpérience, on ne peut nier que la lutine, Guasina, en possède. Elle se décrit habile avec les armes de jet, très sobrement, mais son matériel et son œil analyste, quoique rieur, dénote d’un passif certain dans le domaine de l’aventure. Même si à son échelle, une vie quotidienne peut vite devenir un vrai calvaire. Sa taille, comme elle le note, peut s’avérer être un atout pour notre équipe, dans bien des situations. Je n’en ai aucun doute. Se cacher, passer dans des tunnels et trous de souris, espionner discrètement sans se faire voir. Il n’en faut pourtant pas oublier que si c’est un atout, ça peut aussi parfois se montrer une difficulté. Mais si elle accepte de se faire porter sans que son orgueil ne soit entaché, alors ça minimise celles-ci grandement.
Kerenn, ce géant gris couturé de la face, prend l’initiative de demander à Baratume de faire quelques copies de la carte que j’ai dégotée sur le bureau, un peu plus tôt. Une astuce efficace, si tant est que le jeune homme soit doué en dessin et en géographie. Pour ma part, je préférerais sans aucun doute la version originale du plan d’Elysian sur vélin, plutôt que la copie rapide et hasardeuse d’un néophyte en art. Je note ceci dit un esprit d’initiative et de dérogation prononcé chez mon confrère sindel. Une âme de dirigeant, sans doute. Peut-être l’était-il, dans son passé enfoui profond dans sa mémoire défaillante. Meneur de troupes. Capitaine. Tout est possible, avec lui, après tout. Et s’il m’a indiqué quelques détails sur son histoire, il en a sûrement omis d’autres. Qu’à cela ne tienne : il ne me doit rien, et énonce être un stratège potable aux autres, avant d’insister sur la confiance que tous devront avoir à son égard. J’en profite pour placer un commentaire général, d’une voix forte :
« De confiance, il faudra nous munir. Nous devrons garder les coudes serrés, et garder l’objectif commun de notre mission en vue, sur Elysian. Nous rencontrerons certainement en ce monde mille et une tentations qui ne manqueront pas de nous plaire. À nous de faire en sorte qu’aucun ne se fasse piéger dans les détours d’une victoire personnelle plus facile… qui mettrait les autres en péril. »
Je sais mieux que quiconque les trahisons et les mensonges. Et de ceux-ci, je n’en ai pas été victime, mais initiateur. En sera-t-il de même ici, sur Elysian, ou ces êtres resteront-ils mes alliés jusqu’à la fin ? Je regarde chacun d’eux avec une volonté ferme de faire valoir mon avis. Mes compagnons. Un curieux groupe, que nous formons là. Et trop plein de membres virils à mon goût.
(Oh, moi ça ne me dérange pas…)
Lysis m’envoie en image mentale des postures de Sidë, la jolie elfe bleue dont je prends parfois l’apparence, en compagnie galante et fort dénudée de Baratume et de Faëlis, chacun s’occupant avec délice de procurer du plaisir à mon incarnation féminine. Tâchant de garder mes pensées sérieuses, je chasse celle-ci avant qu’elles ne m’émeuvent ou ne me fassent éclater de rire, et me concentre à nouveau sur l’ouverture de la porte qui… s’ouvre bien, mais pas sous ma force. Je recule prestement, regard soupçonneux, pour laisser entrer dans le bureau un nouvel inconnu.
Un fier soldat débarque donc en notre compagnie, démarche cadencée et port assuré, vêtu d’une armure argentée ouvragée, et enveloppé d’une cape bleue à bordure d’or. Plutôt beau gosse, avec sa barbe de trois jours et ses cheveux sombres lâches autour de son visage, il plante son regard de miel dans chacun de ceux des êtres présents ici, moi compris. Son air sûr de lui est renforcé par la présence d’un sourire discret sur les lèvres. L’homme est armé, mais son arme est au fourreau. Une épée bâtarde, un peu longue pour un maniement d’intérieur.
Il s’excuse de son retard, tout en pénétrant plus avant dans la pièce, nouveau centre de toutes les attentions. Car dès ses premiers mots, je suis sûr d’une chose : il en sait plus que nous tous sur Elysian et la mission que nous devrons y accomplir. Sans préambule, ni même évoquer plus avant le sujet de ladite mission, il me félicite de ma récente promotion, et du succès notable de ma réussite sur Saldana. Les nouvelles vont vite ! Je sors à peine du fluide, et du bureau du capitaine où j’ai fait mon rapport. Je doute, du coup, de son implication réellement forte dans la préparation de notre venue sur ce nouveau monde… Mais lui laisse le bénéfice du doute. Il a peut-être ouï des rumeurs avant que je ne revienne même sur Yuimen. Une remarque de sa part me fait néanmoins grimacer : il connaissait Estera, et me demande de lui remettre son bonjour. Son cadavre carbonisé au fond d’une nappe de Sän qui n’a pas fini de brûler, nul ne lui remettra plus jamais rien, hélas. Et c’est à moi que revient le devoir de lui faire part de sa mort.
Je n’en ai cependant pas le temps tout de suite : l’homme enchaine en affirmant ne connaître personne d’autre, et en se présentant sous le pseudonyme de Jillian Averosa. Directeur des opérations – ce rôle ne m’est donc pas déchu, je soupire d’aise en l’apprenant – il atteste être un relai entre les deux monde, et nous expose brièvement le problème que nous devrons régler. Notre mission, en quelque sorte, si nous l’acceptons.
Ainsi, nous apprenons qu’Elysian différemment impliquée dans la magie que Yuimen, est en proie à des troubles de celle-ci. Les êtres qui en sont les maîtres et victimes souffrent d’une disparition progressive de leurs pouvoirs. Nous devrons découvrir pourquoi, et rétablir l’ordre. Et en échange, il promet le blabla habituel : or, gloire et légendes. Mieux que cela, dont je n’ai pas vraiment cure, il a su toutefois attirer mon attention sur ce monde : il a piqué ma curiosité. Et déjà, mille questions brûlent mes lèvres. Des questions sur le monde, les villes s’y trouvant, les êtres que nous rencontrerons là-bas… Des questions qui l’assailliront sans qu’il daigne répondre à toute, si je laisse le débit de mes pensées s’écouler par ma bouche au rythme où elles me parviennent.
M’avançant d’un pas vers lui, je me contente, dans un premier temps, d’un simple :
« Je me porte volontaire, tel que je l’ai signalé au Capitaine. Et il me tarde de découvrir ces rivages inconnus et signalés comme dangereux. »
Que je puisse tester cette dangerosité, et me faire plus fort qu’eux. Je profite d’avoir la parole, avant que d’autres ne prêtent serment, pour poursuivre.
« Mais avant de poursuivre, et afin que cette annonce ne tarde plus, je tiens à vous signaler que malgré notre victoire sur Saldana, Estera a perdu la vie là-bas. Il s’est battu fièrement pour défendre ses idéaux, mais a fini par succomber. »
À sa propre méfiance, de sa profonde perspicacité. Sous le poids de mes armes. Il n’était pas aimé, de l’armée ou de la milice de Tulorim, d’où son affectation éloignée. Je ne m’attendais pas à rencontrer un ami, ou un proche. Sans doute Ser Jillian est-il aussi un relu délesté sur un monde externe pour ne pas être dans les pattes des officiels de la milice. Pour passer cet événement, et prouver que c’est la mission sur Elysian qui tient lieu de ma présence ici, et non l’annonce macabre de nouvelles morbides, je me laisse aller à une question qui se fait pressante dans mon esprit.
« Vous… disiez que les elfes, humains et lutins ne possèdent aucune magie. Qui sont ces êtres la maniant, alors ? Qui donc demande l’aide des humains de Whiel et de leurs alliés pour soutenir leur cause ? Et pourquoi ne pas faire appel à ces humanoïdes de leur monde ? »
Plusieurs questions, en vérité. Mais dont les réponses ne sauront être trouvées sur place de par leur probable impertinence. Je me suis laissé aller, et m’empresse de garder les suivantes dans ma gorge pour en atténuer le flux. Bon sang, j’ai hâte d’y être… Et déjà, je m’apprête à lui demander la position du fluide pour m’y rendre. Mais je me retiens, au moins le temps de ses réponses et de l’intervention assurée des autres aventuriers.
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