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La première chose que m'évoqua la vue de la boutique fut son côté capharnaüm organisé. Des étagères de potions en tous genres, quelques alambics, des créatures écailleuses empaillées, et surtout un négociant certainement chauve sous sa coiffe coloris chair, à longue barbe grisée. Il nous jeta un regard blasé, presque vexé en réalité que nous ayons poussé sa porte. Coincé derrière son comptoir, une pipe à la bouche, il ne semblait toutefois pas aussi débordant de curiosité que les gens du cru. Ce fut cette pensée qui me fit remarquer que contrairement à la majorité de la population locale, le tenancier était humain.
Je laissai Mercurio prendre les devants, non sans tendre l'oreille à sa façon de faire. Franc et direct avec un zeste d'irrespect. Du Mercurio tout craché, en somme. L'humoran salua l'être de façon assez personnelle, avant d'aborder les besoins de l'équipage. Une caisse de potions de soin, qui n'allait pas être du luxe, en effet. Si nous continuions à un tel rythme de confrontations avec des adversaires extérieurs ou s'il prenait à notre Prêtresse l'envie de tester d'autres membres de l'équipage, quelques réserves n'allaient pas être de trop. Il demanda également de l'essence de quelques plantes, et de la purée de cerise, dont la mention me fit lentement hausser un sourcil. Truc de guérisseur ? Non, juste péché mignon du félin. Je laissai paraitre un sourire en coin. Moi qui avait jusque-là cru que le grand amour de Mercurio portait les doux sobriquets de fruits fermentés, gnôle, alcool et vinasses en tous genres, je devais m'avouer surprise.
J'inclinai la tête à l'une de ses demandes. Le voilà à s'enquérir de la possibilité d'obtenir une mandibule. Humaine ou elfique. Que pouvait-il vouloir faire d'un os pourvu d'une denti... Je n'eus besoin que de cet instant de réflexion pour savoir. Je lui avais donné pour patients tous les membres de la Rascasse, Eliwin compris. Or, suite à ses douloureuses retrouvailles avec Von Klaash, mon protecteur vivait le visage masqué par un foulard depuis que sa mâchoire métallique lui avait été brutalement ôtée. Peut-être avait-il pour projet de résoudre ce casse-tête.
Le tenancier, à grand renfort de soupirs, souffles ennuyés et marques d'un enquiquinement certain, rassembla la commande. À peine eut-il fini que Mercurio fit s'avancer Samrik et ouvrir le coffre que le géant trimballait. J'approuvai d'un signe de tête en écoutant mon Maître d'équipage aborder le difficile problème du comateux Snori. À grand renfort de description des tâches à effectuer envers lui et de la proximité d'une récompense juteuse, l'humoran parvint à pousser notre hôte à accepter la responsabilité de notre Sang-Pourpre blessé. Toutefois, ma méfiance reprit le dessus lorsque le vieillard sembla conspirer avec mon camarade. J'en serrai le serpentin, avant de relever mon tricorne aussi naturellement que possible.
Mes yeux clairs avisèrent le demi-garzok, dont le propre regard balayait les pièces d'équipement disséminées çà et là. Il n'en montra rien, mais je l'entendis pousser un souffle presque méprisant par le nez. Résistait-il à l'envie d'acquérir de quoi protéger son torse nu du froid lebhrien ou dénigrait-il mentalement l'artisanat local, difficile à dire. Je ne le quittai des yeux que lorsque les négociations du félin prirent fin et qu'il nous sollicita pour porter le reste des achats.
"
Rapide et efficace."
J'embarquai donc mon lot d'essences et autres joyeusetés, comme la mandibule, avant de me diriger vers la sortie. Je n'avais de mon côté rien à acquérir, mon sac déjà chargé des fluides que j'allais certainement prendre le temps d'absorber pendant l'escale.
Une fois hors de l'échoppe, je me tournai vers mes compagnons.
"
Je vais faire halte aux ateliers du port, mettre les serpentins sur les artisans dont la Rascasse a besoin. Vous, retournez directement au navire. "
Je n'avais pas encore inspiré suite à ma tirade que le géant posa rudement la botte au sol.
"
Non."
Petit silence tandis que je levai mes yeux clairs vers lui. Il n'allait tout de même pas contester un ordre direct, si ? Stoïque, Samrik ne laissait rien paraitre de ses pensées. Froidement, je rendis son regard au géant.
"
Vous contestez une directive de votre capitaine, matelot ?"
Pour la première fois, je vis mon interlocuteur froncer les sourcils avec une visible contrariété. Il semblait réfléchir, mais rien ne sortit de sa bouche pendant un long moment. Il aurait très bien pu rétorquer que nous n'étions plus à bord et qu'il n'avait pas d'ordres à recevoir de moi, ou au moins s'expliquer un minimum. Mais c'était
ce Samrik. Aussi causant qu'une pierre, et plus pétri de fierté ou d'orgueil qu'un de ces réputés guerriers d'Ynorie.
N'obtenant aucun retour, j'enfonçai le clou.
"
Qui ne dit mot consent."
Je tournai les talons, reprenant ma marche en direction de la cité et du port, quand après quelques pas rapides, le Maître d'armes de mon vaisseau se mit en travers de ma route. Cette fois-ci, je lui lançai un regard mauvais. N'avait-il donc aucun respect envers moi, ce grand être ? Et pourquoi fallait-il qu'il fasse cette taille gigantesque ? Les fibres de ma nuque commençaient à fatiguer à force de travail. Son petit acte de rébellion commençait à me courir sur le feuillage. Je relevai mon tricorne légèrement, le dardant d'un seul œil.
Je fis un pas de côté pour l'éviter, mais l'être coloris bronze bougea de façon similaire, me bloquant encore le passage. Là, je n'avais plus la moindre envie de sourire, et il commençait à tester ma patience, lui aussi.
"
Ôtez-vous du passage."
"
Révoquez votre ordre."
Je sondai son visage. Il était sérieux, mais plutôt que d'ignorer ce que je lui avais ordonné de faire, ou m'exposer les raisons de sa rébellion, il voulait me contraindre à annuler moi-même ma directive. Et en faisant pression sur moi. Son attitude était vexante. Il avait l'air de penser que sa seule présence menaçante pouvait me faire changer d'avis, à moi, son Capitaine, et surtout la brindille qui avait réussi à le prendre à défaut pendant un exercice aux armes.
J'essayai de l'ignorer et de le dépasser, mais à chaque fois, il me barrait le passage. Il émit subitement un souffle par le nez, dont la simple écoute me vexa plus encore. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Quelque chose se rompit brutalement en moi, et je me sentis soudain davantage spectatrice qu'actrice de mes gestes. Je voulais passer, et il n'allait pas m'en empêcher... Pas longtemps, en tous cas... Foi de Mythanorië.
Je déposai ma caissette vivement derrière moi, puis mes serpentins se déroulèrent, agrippant le coffre que tenait le demi-garzok, et le jetant au sol. Sa trogne refléta une inhabituelle expression surprise, mais je ne lui laissai pas le temps de réagir. J'empoignai son ceinturon et le poussai brutalement. Instinctivement, pour ne pas choir, il se pencha en avant. Erreur. Je plaquai alors mon autre main contre la base de son cou, gênant son souffle, et bandai toutes les fibres de mon corps dans mon bras directeur. Et sur un grondement animal, laissant paraitre la hargne guidant mes gestes, je soulevai difficilement mais avec détermination Samrik au-dessus de moi, comme je l'avais fait pour mon ami Nahöriel.
Mais cette fois-ci, je ne pris aucune précaution. Une sensation sourde s'empara de moi, m'incitant à agir, à laisser libre cours à cette frustration. Ce fut donc sans ménagement que je projetai mon matelot sur le sol froid et terreux, l'envoyant faire une demie roulade par terre. Je le suivis, apposant sur sa forme incrédule un regard glacial, sans chercher à cacher la colère de mon geste. À plat ventre, le maître d'armes n'émit cependant pas le moindre son, même lorsque, me tenant non loin de sa tête, j'aplatis sans ménagement ma botte entre ses omoplates.
"
Je suis d'un naturel patient, Samrik. Certains diraient même trop patient. Mais même moi, j'ai des limites..."
Le talon de ma botte se logea entre deux bosses de sa colonne vertébrale, et j'y fis peser mon maigre poids par rapport au sien. Ses muscles jouaient, réflexe à cause de l'inconfort peut-être, mais aucun mouvement ne suivait. Mieux valait pour lui, car à cet instant, j'ignorais ce que j'aurais été capable de lui faire s'il avait résisté.
"
Je n'ai pas gagné mon titre de Capitaine à la foire. Mettez-vous cela dans le crâne une bonne fois pour toute."
Ma botte se retira en laissant une marque visible, mais permettant à l'homme de commencer à se redresser. Je mis un genou à terre, calant mon poing sous le menton de mon Maître d'armes. Je sentais encore les échos de mon tour de force dans mes fibres, et surtout ce froid menaçant pulser depuis les tréfonds de mon être. Ses yeux coloris boue étaient rivés aux miens, traduisant son attention envers moi. Enfin il semblait me regarder réellement, et surtout me voir pour qui j'étais. Pour un être respectant la force par-dessus tout, il avait eu droit à un échantillon de premier choix.
"
Je connais au moins deux capitaines qui vous auraient corrigé eux-mêmes ou fait bastonner par d'autres, juste pour avoir pris la parole. Et ils vous auraient sans doute finement taillé en tranches, à commencer par la langue, pour avoir contesté leur ordre."
Me voir méprisée ou considérée comme indigne de respect parce que j'avais de la considération pour mes hommes commençait sérieusement à m'agacer. Il n'était pas le premier à agir de la sorte avec moi, mais il devait être parmi les derniers. Il était temps que la jeune pousse laissât place à sa version plus forte et plus mûre.
Mon visage s'assombrit d'un sourire sans aucune chaleur.
"
N'avez-vous pas de la chance d'être sous mon commandement, hum ?"
Lentement, je me relevai, repoussant le menton de Samrik du poing pour l'inciter à faire de même. Mes yeux clairs balayèrent sa forme, mais il était costaud. Ce n'était pas une roulade brutale sur un sol froid qui allait grandement le meurtrir. Une lueur changeait dans le regard du demi-garzok, mais il ne semblait ni souffrir de ce geste, ni m'en vouloir. Créature bizarre que cet être, mais cela avait de bonnes chances de lui servir de leçon.
Je pris seulement conscience de la présence d'un ou deux curieux, lorgnant sur le coffret au sol. Lentement, je dégainai une partie de ma lame, avisant les badauds.
"
Détournez les yeux. Vite."
Mon avertissement donné, je replaçai mon épée au fourreau. Lentement, je pris une grande inspiration, resserrai aussi nonchalamment que possible le lien de ma couette végétale, puis rajustai mon tricorne et ramassai mon fardeau.
"
Bien ! Maintenant que ce petit incident est clos... Reprenez votre coffre et partons... Et pour l'amour de Moura, enfilez une chemise ! Ce qui dépasse de votre torse va finir par éborgner quelqu'un !"
Mon regard clair se riva au félin avec la brutalité d'une dague. Mon petit coup de sève, chose étrange pour quelqu'un comme moi, m'avait donné un regain d'énergie.
"
Allons-y."
Et sur ce, je repris mon chemin en direction du port. Quelque part, avoir ainsi soumis cette grande perche de Samrik me laissait une sensation grisante. Pouvoir asseoir sa domination sur quelqu'un sans culpabilité... Légitimement... Une découverte pour moi.
Un pas vers de nouveaux horizons.
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