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Je franchis vivement la passerelle menant à mon vaisseau, repérant d'emblée le duo d'artisans elfiques en train de minutieusement inspecter le pont et le grand mât. Consciencieux, l'un examinait pendant que l'autre prenait des notes. Mais sur l'instant, leur manège ne retint pas mon attention. Je me hâtai vers ma cabine, la découvrant solidement verrouillée, comme je l'avais laissée. Par contre, les trappes menant aux ponts inférieurs étaient ouvertes. Un peu d'agitation se faisait entendre ça et là dans le vaisseau, m'incitant à rapidement parcourir les lieux. Je vérifiai d'abord l'antre de notre coq, mais il n'y avait personne et tous les ustensiles de cuisine étaient à leur place. Pas même une botte d'herbes aromatiques en mouvement.
Ma forme méfiante quitta les lieux, vérifiant derrière les escaliers et les tonneaux. Cachette simpliste, mais efficace. J'avais l'intime conviction que l'elfe blond était monté à bord pendant mon absence, mais pour le moment, rien ne corroborait cette théorie. Mes pas rapides claquaient sur le pont, et un léger mouvement dans les cordages me fit lever le nez. En train de descendre tranquillement, sa baliste en bandoulière, l'humaine âgée sifflotait. Quand elle m'aperçut, un sourire prit place sur son visage à haut chignon grisé, et elle sauta le dernier mètre la séparant du sol.
"
Yo-Oh Cap'taine ! Z'en faites une trogne. V'cherchez que'q'chose ?"
Difficile de croire qu'une femme aussi bien peignée, et vêtue d'une robe violette comme une bourgeoise, pût avoir un langage aussi grossier. Mais c'était ce décalage qui rendait Lydia intéressante et surprenante. Toutefois, je n'avais pas la fibre à rire. Et la question que j'allais poser allait recevoir une réponse négative vue l'odeur de liqueur que je pouvais déjà sentir dans l'air qu'elle déplaçait.
"
Possiblement un rat. Elfique et blond. Vous n'avez vu personne passer ?"
"
Oh ben moi, j'sors d'sieste dans mon p'tit nid, Capitaine. J'suis pas aveugle, hein ? Mais là, de suite, me d'mandez pas de viser un kaeash dans une ruelle, j'suis sûre d'le manquer. "
Au moins, la Lydia n'avait pas l'alcool décoratif. L'image de Mercurio rendant ses tripes sur le pont lors de son arrivée s'était gravée plus profondément que je croyais. Je ne parvins évidemment à rien à tirer d'elle, plus occupée qu'elle était à vouloir savoir ce que le binôme d'oreilles pointues comptait faire à "son mât". Je descendis donc au pont inférieur, les serpentins sur la garde de ma lame.
La Rascasse grondait doucement, à l'image d'un gigantesque animal assoupi. Quelques formes de mes marins, drapés dans l'odeur du poisson frit et de l'alcool, reposaient dans leurs hamacs ou sur les banquettes. Et ajoutaient leurs ronflements aux grondements du navire. En passant entre eux, je m'assurai qu'ils étaient tous indemnes, inquiète que l'intrus ait pu s'en prendre à eux dans cet état vulnérable. Mais non. Toutefois, cela m'apprit que certains de mes barbus avaient encore l'habitude de prendre le pouce dans le bec pour s'endormir.
Après un bref sourire, je poursuivis, vérifiant les cabines. Ouvertes. Personne dedans. Pas un bruit suspect ou de grande créature non-invitée planquée derrière la porte. Paradoxalement, moins je trouvais de preuves que l'être qui m'avait suivi était effectivement monté à bord, plus j'en étais persuadée. Décidée à ne rien laisser au hasard, je me hâtai de déposer mon bagage à l'infirmerie, puis me rendis au pont suivant, mais stoppai mon avancée au bas de l'escalier. Une forme était assise là, sur une caisse. L'éclat de sa lame renvoyant un léger reflet dans ma direction. Samrik. C'était bien la première fois que je découvrais le demi-garzok... Distrait. D'ordinaire, il semblait volontairement ignorer le reste du monde, mais demeurait attentif.
Là, non.
La preuve ? Je passai pourtant assez visiblement sur son flanc et me plantai derrière lui, scrutant son dos, sans qu'il manifestât la moindre réaction. Au moins, il m'avait écoutée et avait revêtu une chemise d'un lin grisâtre. Je ne savais pas où il l'avait dénichée, mais le vêtement ne faisait que souligner sa musculature. Au moins, il ne risquait plus d'éblouir autant les foules avec son physique impressionnant. Du bout des doigts, il faisait tourner la garde de son sabre, forant un léger trou dans une pièce de bois.
Attentive au moindre bruit en direction de la zone des réserves, je ne pouvais que percevoir le raclement régulier du métal sur le bois. Et sans lanterne, je ne comptais pas m'aventurer plus avant. Si Samrik était là, il se serait forcément rendu compte du passage du rat. Quoique ? Plissant les yeux, je déroulai mes serpentins d'écorce, les glissant un peu au-dessus du cou coloris bronze, en évitant sa chevelure lâchée. Une nuque offerte... Une vie à portée de doigts... Il suffirait d'un geste... Un tout petit rien pour détruire cette existence...
"
Perdu, Samrik."
Je plaquai mes serpentins contre la gorge du géant. La surprise fut telle qu'il se laissa entrainer en arrière, et perdit même sa prise sur son arme. Ses grands doigts rudes se plaquèrent sur les miens, et si j'avais pu me rendre compte que son cœur avait accéléré un instant, percevoir mon écorce sous sa peau le calma. De mon côté, je fus grandement surprise de sentir le crâne de mon maître d'arme reposer contre mon abdomen aussi facilement. J'étais certaine qu'il se serait débattu, qu'il aurait dégainé son autre arme ou aurait improvisé quelque chose pour se défendre. Mais non.
Maintenant ma posture, je décrus légèrement la pression sur son cou, comme si la pulsion morbide qui m'avait saisie n'avait été qu'un mauvais songe. Curieux. C'était tout de même la seconde fois aujourd'hui que j'étais prise d'envies soudaines... Étrangères... Typique des sang-rouges, d'ailleurs.
De son côté, le demi-garzok ne relâchait pas mes doigts. Il avait l'air d'en examiner la texture avec le minimum de mouvement, et ne cherchait pas non plus à se redresser. Plus surprenant encore, sa tête me sembla légèrement plus pesante. Quelques grincements de la Rascasse plus tard, je pris la décision de briser le silence.
"
Pas de réaction ?"
Signe négatif de tête.
"
Les morts ne réagissent pas."
"
Mais vous n'êtes pas mort."
"
Si."
Nouveau silence, que le géant brisa en se redressant quelque peu. Son mouvement m'incita à le lâcher et à croiser les bras. Il planta son regard dans le mien, et quelque part, j'étais certaine qu'il allait encore se montrer avare en explications. Mais je me fourvoyais, une fois de plus.
"
Le fort qui se fait surprendre aussi facilement est un mort en sursis."
C'était un point de vue, mais je ne me sentais pas l'envie de philosopher là, à fond de cale, alors qu'un passager clandestin se trouvait peut-être dans les parages, entre des caisses, à nous épier. Je braquai d'ailleurs mon regard vers la zone sombre que mes yeux d'oudio ne pouvaient pas percer. Je savais que j'aurais pu user de ma capacité pour écho-localiser les choses, mais la simple idée de devoir expliquer ce que je faisais m'irritait. Quelque part, j'avais la sensation d'être épiée, mais nul reflet dans des yeux prédateurs. Nul souffle perceptible dans la pénombre. Les seules sensations que j'avais étaient celles procurées par mon imagination. Peut-être que je fuyais juste la découverte de possibles ennuis.
Toutefois, le maître d'arme sembla percevoir ce qui m'animait, car il reprit son arme et fit quelques pas dans la cale. Lui non plus ne sembla guère trouver quelque chose. Soit le rat blond n'était pas là, soit c'était un as du camouflage, contre tout ce que son attitude sur le port indiquait. Seule à seule avec Samrik, je pris la décision d'éclaircir un point qui me gênait depuis que je l'avais littéralement envoyé balader.
"
Samrik. Soyez franc. Avez-vous quelque chose à redire à mon commandement ?"
Le semi-garzok se tourna vers moi, et brièvement, j'eus la sensation de déchiffrer de l'incompréhension sur son faciès à canines montantes. Mais la vision fut aussi fugace et vive que sa réponse.
"
Non."
"
Alors pourquoi cette insubordination ?"
Nouveau silence, qui m'irrita un brin. Était-ce trop demander que d'avoir des réponses claires, de temps en temps ? J'en avais assez de perdre mon temps avec cette statue vivante, et surtout de deviner une mesquinerie latente qu'il faisait naître en moi. Laisser mon affect me diriger n'était décidément pas normal. Je comptais bien prendre un peu de temps pour moi, histoire de cogiter là-dessus.
Et toujours ce silence gênant et lourd.
"
Pas de réponse ? Je vois..."
Encore une fois. Une forme d'insolence, d'insubordination, de... De manque de confiance plutôt blessant, en vérité. Garder dans mon équipage un être qui n'avait pas l'air de vouloir s'appuyer sur moi ou qui n'était pas assez fiable pour servir de pilier à mes hommes n'avait rien à faire avec nous. En mer, celui qui n'était pas capable de faire bloc avec les autres mettait tout le monde en danger. En temps que Capitaine, c'était un risque que je ne pouvais pas prendre.
Rajustant mon tricorne, je plantai un regard froid dans les yeux de mon grand interlocuteur.
"
Très bien. Je ne vous retiens pas à bord. Rassemblez vos affaires. Ayez quitté la Rascasse avant qu'elle soit prête à reprendre la mer."
L'espace d'un instant, je crus déceler un brin d'angoisse dans son attitude, mais là aussi, si fugacement que je crus avoir rêvé. Je lui tournai le dos, passablement irritée, m'engageant en direction des escaliers quand une traction sur mon bras me fit stopper net. Pour la première fois, je découvris notre maître d'arme avec une vraie expression. Celle de l'animal acculé, dévoilant ses crocs comme pour s'aider à respirer. Ma colère s'apaisa un rien, et je dirigeai mon attention sur sa prise.
Après de longs instants de plus en plus gênants, mon interlocuteur se décida à parler.
"
La force est sacrée. Ceux qui la possède, respectables. Parfois, les volontés s'entrechoquent... Une promesse contre un ordre... Respecter l'un, c'est ne pas respecter l'autre... Inconcevable."
Un certain aplomb dans l'attitude de Samrik. Encore des paroles énigmatiques, mais je crus comprendre que mon ordre était entré en contradiction avec une promesse qu'il avait fait. Le demi-garzok étant bizarrement pétri de ses propres principes, cela expliquait quelque peu son attitude. Ceci dit, la culpabilité de l'avoir traité comme un insolent ne m'atteignit pas vraiment.
Je me contentai de le fixer longuement, puis, j'attrapai le rebord de ma coiffe et acquiesçai, mettant de côté son attitude pour le moment. Mon geste provoqua un léger souffle de la part de mon interlocuteur, qui relâcha mon bras et reprit place sur sa caisse. Là, le Samrik tant connu refit surface. Il extirpa de son sac de quoi entretenir sa lame, et se mit au travail. Je savais que je n'allais plus rien tirer de lui. Il était temps que de remonter sur le pont, certaines intonations me parvenant malgré la distance.
Toutefois, une petite voix intérieure me susurrait que quelqu'un s'était joué de moi. Je ne l'avais pas même aperçu, mais j'étais persuadée que, où qu'il fusse, le rat doré s'était trouvé un coin pour installer son nid. Encore une chose que j'allais devoir gérer en tant que Capitaine de la Rascasse Volante. Il me faudrait sans doute en parler avec Mercurio, mais l'absence de preuves me poussait plutôt à taire l'incident, sans l'oublier pour autant.
Car j'étais certaine d'une chose : un jour prochain, l'intrus allait certainement se retrouver dans nos pattes.
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