Pensive, dans un premier temps, elle finit par admettre ne pas posséder un tel pouvoir. Ni ne connaître personne qui en soit capable, à part moi, du coup. Je ne sais si son air concentré est la résultante de l’effet de ma petite démonstration face à elle ou le signe d’une réflexion intense la replongeant dans la visible obscurité de ses souvenirs brumeux. Je la sens, subitement, plutôt irritée. Et elle ne tarde pas à me faire part de son irritation : elle semble avoir la réponse à tout ça sur le bout de la langue, mais sans parvenir à retomber dessus. Elle me demande si je connais cette sensation, et je réponds par la positive en opinant sobrement du chef. Elle avoue bloquer sur le terme « voyager », qui selon elle devrait lui dire quelque chose. Lui rappeler un fait passé. Lui rafraîchir les souvenirs. Une fois encore, elle fait part de sa frustration en énonçant par une image colorée qu’elle possède énormément d’indices, mais aucune réponse. Et aucun lien à faire entre ces éléments.
Elle se remet à fouiller son sac et en sort une nouvelle tenue étrange, d’une pièce couvrant tout le corps, au tissu visiblement assez souple, noir pour une grande partie, si l’on excepte une partie orangée sur le haut du buste et les épaules blanches et luisantes. Une bien curieuse tenue, une fois de plus, sans aucun doute. Je pose une question qui me passe par la tête, plus rhétorique et à but de lancer une piste que pour réellement connaître la réponse.
« Ces habits, cette tunique étrange et cette robe noire que vous portiez, elles ne sont pas de votre composition, n’est-ce pas ? Vous disiez revenir d’affaires à Bouhen, serait-ce leur origine ? Je n’ai jamais rien vu de tel là-bas. Ni entre le Royaume Kendran et la République d’Ynorie, où nous nous trouvons, d’ailleurs. Ni de nulle part sur ce continent ou un autre, dois-je bien l’avouer, si je me fie à mes connaissances, bien que je ne sois allé que sur l’Imiftil et Nirtim au long de mes aventures. »Et Saldana. Et Elysian. Et Gramenou. Mais ça, je me retiens bien de lui dire pour l’instant. Pourtant, je sens que la réflexion va tourner en rond si je n’émets pas une hypothèse plus claire sur l’existence de mondes extérieurs. Les voyages spatiaux sont souvent éprouvants. Cela expliquerait-il sa perte de mémoire ? Ça n’expliquerait pas tout, cependant : que viendrait-elle réapparaitre au milieu de mon lit, qui a l’air de tout sauf d’un fluide spatial ? Je finis par me lancer.
« Est-il possible que vous veniez d’un endroit tout autre ? Extérieur à Nirtim, ou à l’Imiftil, inconnu des gens d’ici, et qui ne serait accessible que via un… voyage instantané tel celui qui vous a, visiblement, amené dans mon lit ? »Je pars donc, évidemment, du principe que je n’ai aucune perte de mémoire et qu’elle est simplement arrivée là dans mon sommeil, endormie elle-même depuis sa destination d’origine. Mais un bruit précipité dans le couloir perturbe ma réflexion, et alors que mes yeux se tournent vers la porte de ma chambrée, celle-ci s’ouvre avec fracas en laissant pénétrer deux personnes. La
première est une jeune femme vêtue comme les femmes du désert, enveloppée dans des draperies sombres, quoique de bonne qualité. Ses traits sont d’ailleurs ceux d’une femme du Peuple des Dunes, que j’ai côtoyé autrefois, tant dans le désert de l’Est que celui de l’Ouest de l’Imiftil. Elle semble jeune, pas sûr qu’elle ait atteint la vingtaine, mais le regard qu’elle me porte n’en est pas moins intense. Aussitôt qu’elle me voit, sans prendre nullement en considération la présence de Tina dans la pièce, elle s’effondre à genoux au sol et, d’une voix mêlant l’imploration et la vénération fanatique, m’interpelle.
« Seigneur et Maître Cromax, être divin parmi les dieux, enfin je vous trouve. Écoutez les paroles de votre servante, Seigneur, je vous en conjure… »Atterré devant cette servitude inexplicable, et d’autant plus irrité de cette attitude alors que je viens d’un peu rabrouer sur la sienne propre, bien moins servile pourtant, je reste coi. Je me tourne vers le second être pénétrant avec précipitation dans la chambre, aux suites de la jeune femme. Il ne s’agit de nul autre qu’
Onyx, associé des Amants. Le gouverneur de mon palais en mon absence. Lui ne nie pas la présence de Tina, et c’est après lui avoir accordé une œillade perplexe et curieuse, puis, après un bref haussement d’épaules, une salutation muette et polie de la tête, qu’il se tourne vers moi après la supplique de l’humaine.
« Cromax, j’ai tenté de l’en dissuader… Elle… elle paraissait plus que pressée de te voir. »Au tour de mon regard de vaciller entre les trois personnes présentes. Un brin de reproche, mais compréhensif, vers Onyx, une surprise irritée vers la femme du désert agenouillée, et de l’embarras envers Tina, dont l’entrevue a été interrompue de la plus impolie des manières. Pris entre ces trois feux, je ne sais comment réagir. Je finis par soupirer, me tournant vers Tina.
« Hem. Veuillez m’excuser un instant. »Je me tourne vers la demoiselle agenouillée, m’avançant vers elle pour lui toucher l’épaule. Je la sens tressaillir sous le contact.
« Relevez-vous. Je n’ai rien d’un seigneur ou d’un maître, et n’accepte pas qu’on se comporte comme si c’était le cas avec moi. Je vous prie de bien vouloir patienter hors de cette pièce quelques instants, le temps que j’aie terminé mon entretien avec cette autre personne. Je ne vais pas m’envoler. »A vrai dire, j’aurais pu m’envoler. Mais là, maintenant que je sais qu’elle attend de moi une entrevue, je n’en ferai rien. Inutile de préciser toute cette réflexion oralement cependant. Elle se relève et me regarde avec difficulté dans les yeux. Ses lèvres tremblent et elle bafouille, d’un ton d’évidence :
« Mais… mais… vous êtes un dieu. »Je vois Onyx lever un sourcil, surpris. Je toussote moi-même un peu, surpris. Comment peut-elle savoir ? Au moins a-t-elle su attiser mon intérêt pour sa visite. Je ne peux la contredire, et n’ai aucune envie de confirmer ses dires devant Tina ou Onyx. Je finis par écouter l’interruption, implorant à mon tour.
« Attendez-moi à côté quelques instants, je vous en conjure… »Onyx comprend le message et se fait physiquement plus présent, sans être oppressant, auprès de la jeune femme, pour la raccompagner hors de la chambre. Elle comprend le message et conclut elle-même :
« Bien, je vous attendrai, mon s… Cromax. »Elle semble hautement perturbée par l’idée de m’appeler par mon nom, et uniquement mon nom, mais fait quand même volte-face et accompagne l’elfe noir dans le couloir. Ce dernier referme la porte derrière son passage. De mon côté, je me tourne vers Tina, embarrassé.
« Hmm… Désolé de cette interruption inattendue. Reprenons où nous en étions. »