[
Avant]
[3]
Masquée derrière la porte, Tina tâtonne, effleure, découvre le tissu jusqu'à percevoir une couture étrange dans son dos. Instinctivement, elle remonte la froide matière, curieuse de savoir ce dont il s'agit. Après plusieurs essais maladroits, elle attrape une partie mobile de cette fermeture et la fait peu à peu jouer dans son dos. Si le tissu commence à se relâcher, ce n'est pas le cas de l'attention de la belle. Elle entend distinctement son camarade de lit se lever et s'approcher. Cela n'arrête toutefois pas Tina dans sa tâche, qui se défait de la tenue sombre qu'elle laisse choir à ses pieds. Elle l'écoute confirmer être dans une chambre et est en train d'enfiler sa robe rouge lorsque le meuble lui servant d'abri se meut. L'elfe s'y est appuyé et laisse presque passer ce que la tulorienne estime être une pointe vexée dans son ton. Il semble quelque peu lui reprocher de ne pas savoir qui il est, malgré leur
proximité.La jeune femme n'a pas encore pu ajuster les renforts de son corsage que la porte claque subitement, la mettant face à face avec son hôte. Nulle trace d'hésitation dans le comportement de cet être torse nu. Soutenir un regard n'a jamais posé de problème à la belle, mais cette fois-ci, quelque chose la dérange. Est-ce l'aplomb de son interlocuteur tandis qu'il énonce être possiblement un prédateur ? La belle a son lot de mauvaises personnes dans son entourage, mais leurs méthodes sont plus directes, plus froides. Qui que soit cet elfe argenté, il éveille un sentiment de danger dans la généreuse poitrine. Il n'est rien de plus sournois qu'un prédateur sachant masquer ses crocs et ses griffes.
Tina ne bouge pas, ses pieds nus rivés au sol lorsqu'il s'avance avec une étrange expression au visage. Ses beaux yeux ont à peine le temps de cligner et son corps de se préparer à percevoir un choc. Déstabilisée. De tout ce que la belle avait envisagé comme dénouements, comme une rude accolade ou une provocation par une trop grande proximité, c'est une chose incompréhensible qui se produit. Son interlocuteur lui passe à travers, comme si elle venait de fendre un courant d'air. Un instant de confusion pare les traits de la jeune femme avant que sa curiosité ne pointe le bout de son nez. Comment a-t-il fait cela ? Un tour de passe-passe ? De la magie ? Est-ce dangereux ? En a-t-il profité pour lui causer du tort à l'intérieur de son corps ? Les questions se bousculent dans son esprit, interrogations dont elle est écartée par le mouvement de son interlocuteur. Il lui saisit la main pour la faire pivoter, ce que Tina accompagne gracieusement et sans résister en prenant appui sur l'avant de son pied.
Plus elle l'écoute évoquer de possibles identités, plus la tulorienne se sent à la fois intriguée et méfiante. Il émane de cette personne une confiance et une assurance peu communes. Exactement le genre d'être qui peut aussi bien devenir un redoutable adversaire qu'un allié des plus précieux. Un seigneur elfe possédant domaines et gens ? Guerrier par nécessité dont elle serait une sorte de trophée ? Mage en manque de cobayes qui se serait rabattu sur sa personne ? À cette mention, la jeune femme retrouve une esquisse de sourire. Quel genre d'érudit fou lui ferait une telle démonstration en lieu et place de sa besogne ? Cherche-t-il juste à jouer avec elle ? À l'effrayer ? À l'amuser ? Les deux peut-être ?
Alors qu'elle est tout juste en train de reprendre contenance, l'elfe la prend au dépourvu une fois de plus. Son apparence change pour se faire plus douce, plus voluptueuse, plus... Familière. Tina se retrouve alors face à face avec une jumelle quasiment dénudée. Cette fois-ci, elle ne parvient pas à masquer sa stupéfaction, bouche bée de se contempler sous cet angle. Qui en Yuimen possède une capacité aussi extraordinairement utile et dangereuse ? Pouvoir se faire passer pour n'importe qui... Un talent qu'un nombre incalculable de ses connaissances lui envieraient. Il pourrait la tuer et prendre sa place auprès des siens sans éveiller le moindre soupçon ! S'il avait eu vent de son identité et trouvé le moindre intérêt à incarner une simple roturière, bien entendu. Tina se sentit un rien rassurée par son fil de pensées. Un elfe capable d'un tel prodige doit sans douter réserver ce sort à victime plus utile.
Hébétée par ce spectacle des plus étranges, Tina suit de ses yeux verts d'eau cette silhouette qui s'éloigne vers le lit, retenant difficilement sa main. Incrédule, elle a failli toucher cette enveloppe, juste pour confirmer sa tangibilité. La jeune femme va de surprise en surprise et, si d'ordinaire il est difficile de lui faire perdre ses moyens, là, elle a du mal à saisir exactement la situation.
L'elfe finit par se rasseoir sur son lit et reprendre ses traits sur lesquels un franc sourire se dessine. Il finit par se présenter. Tina n'en retient que l'essentiel : il porte le nom de Cromax, et elle se trouve dans sa demeure en Ynorie, un palais des Roses. Cromax. Cromax. Le nom la frappe et lui fait ouvrir la bouche en un silencieux "oh". Pendant qu'il lui demande à son tour plus franchement son identité et la raison de sa présence, Tina inspire longuement, se place de profil par rapport à lui et rajuste méthodiquement son corsage.
(
Ne voulais-tu pas rencontrer du beau monde, ma fille ? Tu es servie.)
Car à moins d'avoir véritablement un destin farceur, nul doute qu'il s'agisse du vrai Cromax, celui dont son cousin à la milice de Tulorim respecte le nom et les faits d'armes, celui dont même certains bambins prennent l'identité dans leurs jeux de chasse aux vilains. Celui qui lui a fait la démonstration de pouvoirs qu'elle n'aurait jamais pensé possibles et dont la réputation de séducteur n'est également plus à faire.
La tulorienne fait volte-face avec légèreté, rajuste sa longue chevelure noire sur son épaule gauche, attrape les pans de sa robe rouge et effectue une révérence des plus protocolaires.
"
Messire Cromax.", salue-t-elle avec déférence avant de se redresser et de remplacer son expression respectueuse par un sourire désolé. "
Je vous présente mes plus humbles excuses pour m'être ainsi imposée en votre demeure. Croyez que si je l'avais prévu, j'aurais concocté quelques douceurs à vous offrir en guise de tribut."
La jeune femme ramasse la tenue sombre et la replie avec précaution, la tenant entre ses douces mains comme si elle risquait de la casser.
"
En Ynorie, vous dites.", répète-t-elle en affichant une petite moue pensive. "
J'aimerais pouvoir tout vous expliquer, Messire, mais il semblerait que ma mémoire refuse de m'amener les souvenirs nécessaires."
La jeune femme demeure immobile, son regard se teintant d'une lueur plus sereine tandis qu'elle le pose sur son notable interlocuteur. Elle porte une main à sa poitrine, reprenant la parole avec calme et assurance. Puisqu'il ne semble pas se monter hostile, autant jouer cartes sur table.
"
Je ne suis qu'une simple couturière, monseigneur. Tina de Tulorim, pour vous être agréable.", se présente-t-elle en souriant chaleureusement de nouveau. "
Je me suis rendue à Bouhen pour une affaire commerciale et une fois hors des murs... L'absence. Croyez que vous n'êtes pas le seul à chercher un sens à tout ceci, mon cher.", ajoute-t-elle en s'effleurant la pommette de l'index.
Son regard se pose sur la tenue noire puis sur son sac et de nouveau sur la silhouette de son interlocuteur. Il a beau être une personnalité reconnue à travers Yuimen, pour la jeune femme, c'est un être qu'elle vient à peine de rencontrer. Et possiblement de tirer du lit après qui sait quelles aventures. Risquées d'ailleurs, si quelque chose est parvenu suffisamment proche de lui pour réussir à lui laisser une trace sur le nez.
Si elle est honorée de l'avoir rencontré et valorise le possible lien qu'elle pourrait tisser avec lui, elle sait néanmoins ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre. Se faire des relations est une priorité aux yeux de la belle, mais elles ne servent à rien si elles ne peuvent pas être maintenues. C'est dommage, mais Tina ne veut pas prendre de risques. Avoir de grands noms dans son entourage a autant d'avantages que d'inconvénients, et la tulorienne ne se sent pas encore prête à jouer à ce niveau.
À pas légers, la jeune femme s'avance, s'abaissant pour ranger son sac. Elle relève la tête, une expression presque maternelle au visage.
"
Puis-je dérober un dernier zeste de votre temps ? Je ne connais nullement l'Ynorie et suis désireuse de rentrer auprès de ma famille au plus tôt. Les miens me manquent.", avoue-t-elle avec un brin de chagrin dans la voix, laissant son regard briller avant de se relever et de placer la bandoulière de son bagage sur son épaule. Elle dénoue alors le foulard de l'autre tenue étrange et s'affaire à l'ajuster autour de sa tête, ses pieds cherchant à enfiler ses chaussures plates en parallèle. "
Un simple itinéraire me suffira, mon involontaire hôte."