Cette nuit-là est emprunte d’un sommeil profond et réparateur. Rien ne peut parvenir à bout de cet endormissement lourd et nécessaire pour ma récupération, tant physique que psychique. Il n’en est pas moins que toute la nuit durant, la tête tranchée de Grantier s’est fixée en image sur l’envers de mes paupières, me harcelant d’un regard vide, mort. Le sang s’est écoulé toute la nuit sous cette gorge tranchée nette par ma lame, et au petit matin, alors que le soleil est déjà levé, quand je me réveille, je ne peux que me sentir barbouillé de cette vision. Rasséréné, mais barbouillé quand même. Car Rewolf Grantier n’est qu’un mort de plus sur une liste déjà longue à mon actif. Le karma d’un être se calcule-il au nombre de ses victimes ? Dans ce cas, je suis sans doute aussi mauvais et meurtrier que mon feu-ennemi lui-même… Et cette pensée pleine de doute rejoint, à tort sans doute, les paroles de celui-ci, qui me comparait à lui et disait que nous étions semblables.
Sous mes traits personnels, totalement nu aux côtés de mon amant, je me perds dans l’admiration de son corps encore endormi. Silencieux et immobile, je regarde son torse se soulever au rythme de sa lente respiration… Les questions fusent dans mon esprit, sur le réel intérêt de tout ceci. Sur ce qui s’est passé, sur ce que j’ai fait, et la soi-disant nécessité de le faire. Sur cette tradition, et le sang qui a coulé pour elle. Sur les morts qui jonchent sans doute encore les couloirs et salles de ce fastueux palais.
Mais mes pensées sont rapidement troublées par un bruit derrière la porte. Quelqu’un frappe, et remontant les draps légèrement ensanglantés pour masquer ma propre nudité, ainsi que celle de mon amant glacé, je réponds à ceux-ci :
« Oui ? Entrez. »
Un petit temps passe, puis la porte glisse doucement sur elle-même pour laisser apparaître le visage d’Onyx, l’elfe noir. Il semble bien remis de sa blessure de la veille, certainement grâce aux soins magiques de Salymïa. Mon regard noir se pose sur lui d’un air interrogateur, auquel il s’empresse de répondre avec humilité.
« Le petit déjeuner est prêt, monsieur. Je me permets de vous prévenir, si la faim vous tenaille. »
Un petit déjeuner. Un vrai petit déjeuner. Voilà qui est plaisant à entendre. Une initiative heureuse de ce pseudo-majordome ayant certifié son service en s’agenouillant devant moi.
« Ah, bien ! Je vais arriver, le temps de me vêtir. »
Il ne se fait pas prier, et quitte la pièce en refermant la porte, sans commenter la présence de l’humain à mes côtés. Après tout, il a dû aussi en voir des vertes et des pas mûres, avec Grantier. Lui aussi était un homme du Temple des Plaisirs…
D’une main légère, je flatte la peau aux nombreuses cicatrices de mon amant, pour finir de le réveiller s’il ne l’est déjà. Et d’un murmure, je lui susurre :
« Je me dépêche de m’habiller pour aller au petit déjeuner. Rejoins-moi quand tu seras prêt. »
Et je dépose un baiser délicat sur sa joue, avant de sortir du lit pour rassembler mes habits et équipements. Rapidement, je me vêts, et profite des nombreux miroirs de la chambrée pour me faire présentable. Coiffé, équipement nettoyé du sang de la veille, et habits de lin noirs déchirés et imbibés remplacés par ceux, blancs, propres et en soie, trouvés dans la penderie de l’elfe blanc défunt dont j’ai squatté la chambre cette nuit, je suis fin prêt à affronter ma journée. Je quitte donc la chambre pour me rendre au rez-de-chaussée, dans la vaste salle à manger. Sur le trajet, je suis étonné de ne trouver aucun cadavre, aucune trace de sang ou de combat, pas même dans ce couloir qui avait été inondé. Le personnel n’a pas trainé pour tout nettoyer. Je soupçonne Onyx d’en être à l’origine. Il semble savoir comment gérer ce palais, bien mieux que moi, en tout cas.
J’arrive finalement dans la salle à manger, où il attend, seul et débout, face à une table richement garnie de pâtisseries, de fruits et de boissons chaudes et fumantes. Je me presse de m’installer à table, pétris d’envie de remplir dignement cet estomac qui n’a que trop peu mangé ces derniers jours. Le temps de me servir de gâteaux en pâtes feuilletées et à forme de lune, d’un jus de fruits frais, et d’une tasse d’un liquide noir et bouillant à l’arôme fort et amer, et les premiers amants arrivent également dans la salle, sans doute prévenus par Onyx, eux-aussi. Parmi ceux-là, je ne vois pas Duncan, peut-être encore endormi…
Et alors qu’ils entament à leur tour leur petit déjeuner, je sens ma faera se tortiller nerveusement en moi. Et soudain, hurler dans mon esprit.
(Quoi ? Quoi ? Que se passe-t-il Lysis ? C’est la première fois que tu me le fais, ce coup-là.)
Elle met plus de temps qu’à l’accoutumée pour me répondre.
(Je… je l’ignore. C’est… Une présence. Une présence qui a tout modifié, qui m’a… retourné l’âme.)
(Vous aussi, faeras, êtes dotées d’une âme ?)
(Les fluides qui me composent ont été troublés, et moi avec, par conséquent. Je sens sa présence, et son impact sur moi. Sur la magie entière. Je… je ne sais pas qui c’est. Je… je dois aller vérifier.)
(Comment ça une présence ? De quoi parles-tu donc ?)
Mais pas de réponse, cette fois. Et je ne sens plus l’occurrence de sa petite personne dans les détours de mon diadème d’argent. Perplexe, tout en dégustant mon petit déjeuner, je fronce les sourcils en regardant autour de moi. Qui sait si Lysis n’est pas la seule à ressentir ça. Elle a parlé d’un impact sur la magie… Mon amant glacé l’a-t-il aussi ressenti ? Et les autres : Oryash, Salymïa, Aenaria ? Mon regard passe sur chacun d’eux avec curiosité et embarras…
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