Bien vite, Guigne, après quelques paroles acerbes à l'encontre d'Azra, saisit de ses griffes Elisha'a, s'envola, puis disparut dans la nuit. Sans doute avaient-elles rejoint les troupes d'Arothiir, maintenant que la situation semblait se calmer. De l'autre côté, Kiyoheïki, sous sa forme de dragon d'or, lança un sort de lumière, probablement dans l'optique de sauver sa bien-aimée. Yurlungur ne prit même pas la peine de prendre garde à un possible dérapage de cette puissance arcanique, comme c'était pourtant souvent le cas sur ces contrées. Elle le laissa faire, tout simplement, l'observant en silence.
Le sort, par chance, fonctionna correctement. Tandis que la liche s'en allait sans demander son reste, une Talia éprouvée mais bien vivante laissa échapper quelques mots à l'attention de Nastya et Kiyo ; puis, alors que la Nosvérienne se chargeait de ramener la harpie blessée dans son manoir, la jeune fille put faire face, enfin, à l'Ynorien. Elle avait fixé sans s'en détourner la vision fabuleuse de cet être draconique aux écailles nacrées et à la fourrure d'or : c'était un rêve, peut-être. De toute façon, toute cette nuit avait déjà bien trop ressemblé à un cauchemar et, fatiguée comme elle était, nulle pensée tournée vers sa propre sauvegarde ne l'avait effleurée, dans l'expectative de leur face à face qui s'approchait dangereusement. Bien au contraire.
Il fallait qu'elle lui parle... Il n'y avait rien à expliquer, sans doute. Elle avait tenté de tuer Talia, elle avait rejoint la Trinité : toutes les informations qu'elle lui avait communiquées jusqu'ici, par la pierre, n'avaient été que pensés pour mener les Végétariens à la défaite face à Arothiir et à la garder, elle, hors de tout soupçon. Tout cela semblait bien vain, à présent. Elle n'aurait jamais pu justifier la mort de l'héritière des D'Omble, si cela était arrivé - mais elle s'en fichait.
Elle s'avança et indiqua d'un ton neutre :
«
Kiyo... Si tu ne le savais pas déjà, cette dague est la mienne. »
Elle était restée à environ deux mètres du dragon, attendant sa réaction. Peut-être ne l'aurait-il pas inculpée d'office, ayant encore une forme d'espoir pour elle : tant pis, il fallait qu'elle fasse face. Il était inutile, face à la paire d'yeux violets, de camoufler l'atroce vérité. Derrière son expression froide, décidée, elle ne pouvait cacher cette touche légère de tristesse. Ce n'était pas à proprement parler de la peur : il était trop tard, à présent, pour avoir peur de quoi que ce soit, car tout avait déjà été fait ; ce qu'il y avait à craindre, c'était l'inéluctable, la souffrance, le rejet et la solitude...
Le dragon se détourna sans lui répondre et sembla se concentrer autour de la perle d'or à son cou : puis, de la même façon que tout à l'heure, il se métamorphosa sous ses yeux, dans l'autre sens, récupérant sa forme habituelle, humanoïde. Soudain, il paraissait plus humain : alors qu'en dragon, il avait à peine eu l'air affecté par la déclaration de l'adolescente, elle remarqua son poing se serrant, un tremblement aussi. Un coup allait venir, peut-être - c'était tout ce qu'elle désirait.
Mais il répliqua avec retenue, instaurant immédiatement une distance verbale entre eux deux. Cela la frappa, sans qu'elle ne le montre autrement que par un plissement passager de ses yeux - quelque chose s'était brisé, naturellement. Pourquoi aurait-elle dû s'attendre à une autre réaction de sa part ? La magie, encore une fois, lui avait fait assister à la scène, comme s'il était là, juste à côté, sans pouvoir réagir. Un souvenir fugace resurgit des profondeurs de l'inconscient de la jeune fille : la vision horrifique de sa propre mère, baignant dans son sang, et elle, la dague ensanglantée à la main. Ce n'était pas elle, elle n'en avait pas été consciente, mais ç'avait bien été sa main qui l'avait frappée, qui l'avait tuée. Elle blessait le monde entier autant qu'il la faisait lui-même souffrir : un cercle infini de vengeances et de remords, de regrets et de tourmente.
Kiyoheïki néanmoins se retenait visiblement. Sans vouloir aller à la charge directement, il parlait posément, non sans une certaine douleur au creux de la voix. Il demandait à savoir, à savoir ce qui avait poussé elle, l'enfant du groupe, à attenter de la sorte à la vie de Talia. Il demandait, surtout, si c'était la Trinité qui avait exigé cela.
La croyait-il si vertueuse ? Certes, elle aurait pu rejeter la faute sur elles. Mais c'était encore pire, dans le fond. Kiyo ne méritait guère qu'on lui mentît de la sorte. En fait, les deux cas étaient aussi affreux l'un que l'autre, qu'elle l'ait voulu d'elle-même ou qu'elle ait exécuté sans davantage de réflexion un assassinat envers Talia, l'amante de Kiyo. Au moins l'une des solutions présentait-elle l'avantage illusoire du courage. Et si elle pouvait le forcer à agir, si elle pouvait le faire sortir de ses gonds pour leur affrontement, enfin, tout irait mieux... Après ces quelques instants de réflexion, elle lâcha :
«
J'ai toujours agi de mon propre chef. Je suis seule responsable pour mes actes. »
Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas répondu à la vraie question : pourquoi. Elle posa son regard sur Talia et répondit d'un ton sentencieux quoiqu'étonnamment tremblant :
«
Les hommes meurent. C'est ainsi. Il n'y a jamais eu de raison à cela, il n'y en a pas plus aujourd'hui que demain. »
Ces mots étaient pour une fois dénués de tout masque et de tout mensonge. Elle laissait simplement paraître ce qui traînait sur son cœur depuis les dernières semaines, ce qu'elle avait tenté d'éclipser et d'oublier. Mais un deuil inachevé laisse des traces et des traumatismes : à fuir l'idée de la perte et de la douleur, on la rend plus forte lorsqu'elle revient. Implacable. Le regard de la jeune fille s'était lentement tourné vers le sol alors que tout, autour d'elle, lui semblait tout d'un coup étrangement vide. Il n'y avait rien, à présent. Rien qui l'attachât encore à ce monde.
Elle prit une grande inspiration. Ce dialogue se devait d'être franc, donc nulle subtilité n'était exigée ici. Rivant à nouveau son regard dans celui de l'Ynorien, elle proposa :
«
Vous devriez essayer de me tuer, à présent. Parce que c'est ce que vous désirez de tout votre cœur, n'est-ce pas ? »
Son ton était d'une neutralité terrifiante. Elle-même se sentait grisée : au moins ses derniers instants, face à ce combattant émérite, ce Sauveur d'Aliaénon, auraient-ils peut-être le mérite d'être grandioses et frappants. Le monde, tel qu'il était, n'était pas satisfaisant, mais elle ne parvenait pas à se défaire de cette vanité absurde, la vanité de choisir de quelle main l'on mourra. Elle voulait seulement partir avec un minimum de panache, rendre d'une façon insensée son existence un peu moins trouble et vague. Et enfin, après, la délivrance...
Kiyo sembla interloqué par cette option : elle écarquilla les yeux, écoutant sa réponse, le regard troublé d'incompréhension. Il voulait la Justice, pas la Vengeance ? Il ne désirait pas sa mort, prétendait-il, alors qu'elle la lui offrait sur un plateau d'argent. C'était un être exceptionnel, ou alors il mentait. Peut-être ne se rendait-il pas compte de ces instincts profonds qui grouillaient en lui, qui lui criaient peut-être de se jeter sur elle et de l'assassiner sur le champ, sans autre forme de procès... Peut-être avait-il réussi à surmonter cet inconscient destructeur.
Comme en preuve de sa bonne foi, il retira son casque, montrant ouvertement son visage face à elle. Il finit son explication en tentant de caractériser la démarche de la jeune fille, pointant avec audace le fait qu'elle recherche la “rédemption”.
Elle trembla ; ses sourcils se froncèrent.
Et il conclut en demandant simplement pourquoi elle lui donnerait une telle opportunité autrement. La mine d'autant plus renfrognée, le ton devenue amer, elle le regardait donc avec une mine mauvaise.
«
Vous ne semblez pas comprendre. La justice... c'est un concept typiquement ynorien, j'imagine. »
C'est vrai, ça. Pourquoi n'y avait-elle jamais eu droit, elle, à Dahràm ? Pourquoi personne n'avait cherché à faire la justice ? Lui, venu de son monde confortable et protégé, il croyait encore à ces valeurs qui n'existaient plus, qui n'avaient jamais existé, en fait, ces marionnettes de fantaisie. Mais au moins, lui, il semblait plus noble, et plus heureux.
Son visage se barra d'un sourire amer et désillusionné. Elle crachait plus qu'elle ne parlait, à bout de forces.
«
La vengeance est aussi une forme de justice. Je ne cherche pas à me racheter... Je ne cherche que l'affrontement. »
Oui, un affrontement bestial dans lequel elle pourrait se lâcher entièrement, cesser de penser à ses fautes et de ressasser ses remords. Un affrontement où elle perdrait tout, même la vie, mais où au moins, elle n'aurait pas à penser à sa souffrance. Elle se sentit parcourue d'un frisson d'excitation à cette pensée sublime.
«
Vous... vous vous croyez généreux, sans doute. Vous croyez m'aider en me laissant la vie sauve : mais c'est le contraire, et vous vous condamnez peut-être aussi. »
Après tout, n'avait-il pas vu de quoi elle était capable ? Elle voulait lui faire peur, même si ça ne marcherait sans doute pas. Mais s'il pouvait penser que le monde serait meilleur sans elle, ce qui était peut-être vrai d'ailleurs - ce doute affreux s'était implanté dans son esprit depuis quelque temps -, alors peut-être...
Et pourtant, malgré ce courage insensé qui l'étreignait, malgré la folle témérité qui la poussait en avant comme un condamné à mort, elle avait peur. Elle avait peur de cette fin des fins qui l'attendait en bout de course, elle sentait que tout cela ne servirait rien ni personne. Mais elle ne voulait plus souffrir et, au fond de son âme, la pulsion de vie avait succombé devant la tentation de mort. Son souffle s'était accéléré, hors de contrôle : une larme coula le long de sa joue et elle l'essuya rapidement.
Il n'y avait pas de regrets, non. Il n'y avait que cette froide résolution à laquelle elle devait s'accrocher et la nécessité, aussi, de pousser Kiyo à la haïr, elle, afin de la condamner... Il fallait le piquer, le brutaliser, insulter sa patrie et déverser par des mots de haine toute la rancœur intacte qui pesait sur son cœur à elle.
«
Vous gardez vos principes parce que tout va bien, parce que Talia a survécu. Mais un jour, elle mourra, puis tous vos proches, et alors, vos concepts de justice, de paix, d'amour de votre prochain, tout cela s'effritera devant l'ouragan de la douleur, cette souffrance affreuse qui vous transpercera le cœur et broiera votre âme. Alors, vous n'aurez plus rien, et vous deviendrez vous aussi amer, sec et injuste. Et pourtant, ce ne sera guère la rédemption que vous rechercherez, mais la délivrance. »
Voilà, elle l'avait dit, ce mot qui la gouvernait tant. Elle parlait pour lui, parce qu'elle espérait n'être pas la seule à vivre cela. Parce qu'elle désirait, aussi, qu'il fût un peu comme elle, juste un peu - qu'il ne soit pas tant cet idéal intransigeant de bonté qu'elle n'atteindrait jamais. Elle espérait qu'il soit un homme, et en même temps qu'il soit un dieu bienveillant. Car s'il y avait un seul homme sur cette terre qui pouvait la sauver, d'une manière ou d'une autre, c'était bien lui. Elle prit un instant pour calmer sa respiration.
«
Je vous l'ai dit tout à l'heure, vous souvenez-vous ? C'est trop tard... »
Elle l'avait dit concernant Treeof, mais ça s'appliquait à beaucoup de choses. Ç'avait été trop tard pour elle depuis bien avant qu'il ne la rencontre, de toute façon... Elle sourit franchement, quelques autres larmes coulant sans qu'elle n'y prenne vraiment garde, puis écarta les bras face à lui.
«
Je vous en prie... Affrontons-nous. Je suis prête, de toute façon, et je n'ai plus rien à perdre. Tant qu'à faire, je préférerais que ce soit de votre fait. »
Ce serait pourtant si beau, s'il avait accepté...
Il s'approcha, le casque changé de main, l'autre prête à saisir la garde de son arme. Elle attendait, détendue, le coup fatal qui devait venir, l'ultime souffrance avant le détachement total, mais ce ne fut qu'un coup du tranchant de sa main, en plein sur son front.
Un coup à peine violent. Elle leva des yeux déçus vers lui, alors qu'il demandait que cela cesse. Puis, avec une forme de douceur, il apposa sa main contre le front touché, répondant qu'il savait ce qu'elle endurait. Mentait-il ? Elle avait envie de le croire. Mais elle ne le pouvait pas. Chacun d'eux ne connaissait que sa propre souffrance.
Il annonça qu'il n'allait pas accéder à sa demande informelle, en vertu du prix qu'il donnait à la vie. Les poings de la jeune fille se serrèrent, son regard devint mauvais alors qu'il expliquait ne pas voir en elle une combattante digne de cela mais une âme égarée. Il proposait d'attendre la fin du conflit Pâle, il fuyait.
Elle voulait le dégager de toute responsabilité. Après tout, elle l'aimait - pas du même amour qu'une amante, mais de quelque chose de profond, d'inconnu, une forme de respect et d'attention particulière portée à cet homme. Une forme d'admiration désespérée. Mais les mots sortirent tout seuls, brutaux et glaciaux :
«
Je ne vous croyais pas si lâche. »
C'était plus par dépit que par réelle conviction qu'elle l'avait dit, et elle s'en voulut aussitôt, alors qu'elle tournait les talons et se dirigeait vers Treeof.
L'Ynorien ne fit rien pour l'arrêter. Elle-même sentait tout s'affaisser. Le monde n'avait plus de sens, n'existait plus : il n'y avait plus rien que la douleur et, au fond, une reconnaissance qu'elle ne voulait pas mais qu'elle était forcée d'accepter à l'égard de Kiyo. Sur le chemin, à nouveau, elle pleura. Seule.
***
Elle avait avancé jusqu'à Treeof, qu'elle avait contourné, observant avec détachement les dégâts qui avaient été causés là. Par magie, sans doute : l'armée d'Arothiir n'avait pas de machines de guerre ni de matériel pour déclencher un incendie. Qu'importe.
Le camp militaire avait été facile à trouver et elle avait pu y entrer sans peine. Certains soldats l'avaient reconnu - n'avait-elle pas passé quelques jours à marcher à leurs côtés vers Treeof, libérée de ses chaînes par leur générale elle-même ? Les soldats ne l'intéressaient pas, de toute façon. Elle cherchait quelque chose. Encore déçue par cet affrontement qui n'avait pas eu lieu, elle souhaitait le remplacer par un autre, verbal sans doute - la voilà : elle aperçut Elisha'a, presque fondue dans les ombres, et s'approcha d'elle pour l'apostropher :
«
Elisha'a. »
Son ton était peu amène, son expression éreintée, son regard critique.
«
Je vous avais prévenue, pourtant, mais vous vous êtes laissée dépasser par la situation, fit-elle en guise de reproche. »
Elle lui en voulait, vraiment. L'Ombre avait dit qu'elles ne risquaient rien, c'était faux. La seule chose qu'elle avait bien réussi, c'était qu'elle n'avait pas, contrairement à ce qu'elle avait promis, exécuté Kiyo : mais Yurlungur éviterait consciencieusement le sujet. Nonchalamment, l'Ombre répondit seulement qu'elle avait réussi sa mission, dans l'absolu, puisque la Trinité n'avait pas eu à subir de contretemps. Enfin, elle la félicita pour avoir choisi de s'en prendre à Talia, le forçant ainsi à perdre beaucoup pour voler jusqu'à Treeof. Maigre consolation, songea-t-elle en se renfrognant. Savait-elle que la harpie s'en était sortie ?
Enfin, elle conclut en reconnaissant tout de même un certain relâchement de sa part, ne s'attendant pas à ce que la carapace du dragon résiste aussi bien à ses flèches, en venant même à reconnaître du mérite à la jeune fille d'avoir encaissé un tir elle aussi.
Elle se renfrogna encore davantage. Elle sentait que cela tombait comme un cheveu sur la soupe : que l'Ombre, après tant de temps passé à se comporter de façon distante, semblait chercher à l'amadouer.
«
Le tir était lamentable, répliqua-t-elle.
Il ne m'a atteint qu'à l'épaule et s'est à peine enfoncé. »
Elle soupira. Il y avait aussi cette histoire qu'elle voulait tirer au clair.
«
Et qu'en est-il d'Azra ? Vous dites qu'il a utilisé sa magie pour vous forcer à me tirer dessus ? »
Elle savait qu'elle aurait bien du mal à juger de la véracité des propos d'Elisha'a, si ce n'était en considérant que son explication était très probablement vraie. L'Ombre précisa qu'en sus d'elle, toutes les créatures vivantes aux alentours avaient été touchées par le sortilège, ce qui expliquait le comportement des insectes, des oiseaux et de l'ourgle. Elle-même avait réussi à se dégager du sortilège, finalement, pour le forcer à le faire cesser. Yurlungur se détendit un peu.
«
Mmh. Possible. »
Elle se sentait bête, tout d'un coup. Et elle en voulait à cet Azra, aussi. Un type dangereux, qu'il vaudrait mieux garder à l'œil - ou éliminer.
«
Et donc, Azra est ici ? demanda-t-elle.
Il a reçu un message l'informant que son compagnon Daemon avait été emprisonné, comme vous l'avez sans doute entendu aussi... Vous l'avez laissé pénétrer dans le camp ? »
Elisha'a l'informa que Sable s'était chargée d'Azra, le renvoyant sans le laisser récupérer son ami, qu'il avait essayé d'échanger contre... une dague. Et puis quoi encore. Au moins n'était-il plus ici. Elle hocha de la tête, puis, se souvenant d'un détail :
«
Très bien. Sur un autre sujet, il me semble que vous avez gardé ma pierre de communication. Nourrissez-vous encore des soupçons à mon égard ou accepteriez-vous de me la rendre ? »
Elisha'a, sans un mot, la sortit et la lui rendit. Enfin. Yurlungur sourit, franchement. C'était une victoire de rien du tout, mais c'était peut-être la seule de la journée...
«
Merci. »
Elle regarda un moment la pierre, l'air un peu triste. C'était via cet objet qu'elle avait trompé Kiyo... Et maintenant, elle était seule. C'était inconcevable de rappeler Kiyo à cette heure - il était sans doute trop occupé et, après ses derniers mots, il devait lui en vouloir, ainsi que pour tout ce qu'elle avait fait -, mais il y avait Elisha'a. N'y avait-il pas eu un peu d'affection dans les gestes de cette dernière à son égard ? Elle releva soudainement la tête vers l'Ombre :
«
Je voulais vous demander... »
Non, c'était trop direct. Elle se ravisa, détourna le regard, un peu perdue, hésita, puis continua tout de même :
«
Est-ce que vous avez déjà été amoureuse ? Enfin, pas forcément amoureuse, comme entre deux amants... Est-ce que vous avez déjà vraiment tenu à quelqu'un ? »
Le ton de la réponse eut l'effet d'une douche froide. Elisha'a répliqua, acerbe, que son passé ne comptait guère et que seul ce qu'elle était à présent était d'importance. Tout le reste avait été... perdu. Yurlungur s'empourpra et bafouilla :
«
Oui... Oui, bien sûr, pardon. Je n'aurais pas dû demander... »
Elle ne savait même plus pourquoi elle avait demandé. Elle rangea la pierre puis proposa :
«
Bonne nuit ? »
L'Ombre l'informa qu'elle veillerait sur le camp, lui laissant tout le loisir de dormir. La silhouette fluette de la jeune fille se détourna donc et partit en quête d'une place, au possible isolée des autres soldats ou prisonniers, pour dormir. Ses paupières se fermaient d'elles-même, de toute façon, et elle sombra rapidement dans un sommeil profond et sans rêves.