...Leur apparition à elle et à Elisha'a, au beau milieu de la nuit, avait eu pour mérite de les laisser un instant pantois, stupéfaits : incapables d'autre chose que de demander, incrédules, ce qu'il pouvait bien se passer à Treeof. Les questions fusèrent : d'abord l'individu sombre et encapuchonné, qui, d'une voix rauque et éthérée, tenta l'air de rien d'obtenir de l'archère la raison de sa venue en ce lieu, avant de lui demander à elle, Yurlungur, ce qu'elle faisait ici.
La jeune fille ne répondit pas : son regard restait rivé vers Kiyo, en l'attente de sa réaction. Et, lorsque Sibelle la remarqua à travers les ténèbres, elle démontra encore une fois son inaptitude à conserver son calme, demandant tout d'un coup, à la fois les raisons, les événements passés et ce qu'il était advenu de Celemar et d'Edmar. À elle non plus, elle ne daigna pas répondre, mais une boule se formait dans son estomac à la vue des émotions qui passaient sur le visage de l'Ynorien, là-bas. L'obscurité ne la gênait absolument pas - n'avait-elle pas grandi avec elle, ne s'y était-elle pas habitué dès son plus jeune âge ?
Issue des ombres, elle retournerait à l'ombre. Elle lisait une forme d'inquiétude - pour elle ? - sur les traits du Protecteur des Pâles, une inquiétude dont elle n'était pas digne. Et enfin, il prit la parole, bien plus posément que tous ceux qui l'avaient précédé. Sa voix emplit l'espace, forte et assurée : elle réveillait en Yurlungur un tremblement profond, qui ne s'exprimait non pas physiquement, mais à travers la culpabilité, terrible culpabilité qui l'étreignait et qui la broyait comme on écrase un insecte.
Il insista sur l'honneur de Börte, qui n'attaquerait jamais Treeof de nuit. Il avait sans doute raison : mais Börte, à présent, n'était plus rien. Et soudain, il se tourna vers elle, lui demandant, sous la forme d'une question qui n'attendait aucune réponse, si ce qu'il avait deviné était véridique, si les Carnivores avaient bel et bien subi un assaut. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais les mots ne sortaient pas - elle ne savait même pas quoi dire. C'était comme si elle avait voulu demander pardon, par avance : mais il prit à nouveau la parole et elle s'effaça, sans un son.
Au moins sembla-t-il coopératif, expliquant refuser la mort... Un vague soulagement, à vrai dire : il était vraisemblable que l'archère, d'après la conversation qu'elles avaient eues, soit tout à fait capable de vaincre Kiyoheïki si jamais celui-ci s'essayait à une forme de résistance. Mais il n'abandonnait pas, toutefois, la possibilité de venir en aide à Treeof malgré tout, sans surprise, expliquant qu'il avait tout autant de légitimité à interférer dans ces affaires que l'Arothiirienne.
Celle-ci, avec une assurance glaçante, répliqua sèchement à Sibelle qu'elle pouvait partir si elle le souhaitait, ne les considérant visiblement pas comme des menaces, ni elle, ni Natsya. Ce n'était pas forcément avéré, mais il était vrai que les plus dangereux étaient ici les Sauveurs et Talia, à priori : les deux autres aventurières n'avaient pas le même charisme, la même popularité capable de mettre à mal le fameux plan de la Trinité. Et puis, mieux valait affronter des ennemis séparés qu'unis...
L'appellation qu'elle employa à l'égard d'Azra n'en était que plus révélateur de ses connaissances. “Mort-Qui-Marche” ? Un nécromancien, visiblement, qui rappelait d'entre les morts les hommes tombés... Néanmoins, rien de cela n'effrayait Elisha'a, qui continua en affirmant son allégeance à la Trinité - à leur plan. C'était ce qu'il fallait y entendre, même si elle ne le disait pas directement : et Yurlungur, elle, l'entendait très distinctement.
Et enfin, elle en vint à un ton plus mielleux. Elle souhaitait les persuader, les persuader que leur cause était juste, avec une voix qui n'évoquait qu'une absence terrible d'empathie, qu'une froideur sans commune mesure. Elle expliqua donc que le but de la Trinité était la paix, une paix amère, visiblement, dévoilant de plus quel rôle la jeune fille avait joué là-dedans. Yurlungur arqua un sourcil, surprise. Ce n'était pas un mouvement intelligent, dans le fond : cela donnait une information qu'ils auraient pu apprendre... plus tard.
Le regard de Kiyo porta, un instant, une incrédulité salvatrice - et s'il n'y croyait pas ? Mais le dernier espoir fou s'évanouit lorsqu'il se fit plus sombre, lorsque ses traits se tordirent en une expression plus douloureuse - le visage d'un être qui se sentait trahi. Et elle, elle s'en sentait accusée, mais accusée qui n'y pouvait rien faire. La traîtresse dévoilée se renfrogna malgré tout, s'enfermant dans un mutisme qui en disait long. De toute façon, qui, à présent, l'écouterait ? Il n'y avait plus rien à dire : il n'y avait plus qu'à constater l'ampleur des dégâts et, peut-être, apprendre de ses erreurs...
Le mal était fait. Elisha'a conclut son monologue sur un seul mot, un mot qui sonnait faux, comme tout le reste. C'était cohérent, certes, mais ce n'était pas crédible, et c'était cela qui faisait tort à la rhétorique de l'Ombre. Mais peut-être qu'au fond, elle s'en fichait un peu et qu'il lui suffisait d'arguments bidons pour continuer ainsi...
Et cela déclencha chez Talia une vive réaction de colère. Elle s'avança, demandant ce qu'il était arrivé à sa sœur, prête à attaquer, tout autant que l'archère, nullement surprise, était prête à l'arrêter d'une seule flèche, mortelle. Azra la retint à temps, tandis que Kiyo se plaçait entre elles deux, tandis que Sibelle, après avoir demanda à Nastya de la suivre, avait déjà disparu plus loin.
L'archère allait tirer - Yurlungur le savait. Elle ne voulait pas voir le sang de l'elfe noir couler, mais l'avenir n'était plus assez tremblant pour que cela ne fût pas une simple éventualité : toutes choses avaient dégénéré et, ce qu'ils auraient pu finir en jouant sur le temps, l'archère semblait avoir tout balayé d'un seul revers de la main. Elle avait un plan, un plan derrière la tête qu'il lui fallait suivre - et si cela impliquait de tuer les deux Sauveurs et l'héritière des D'Omble, tant pis...
Yurlungur s'était avantageusement placée sur le côté par rapport à cette scène. Il fallait à tout prix éviter de se trouver sur la ligne de tir de l'Ombre : car, même si aucun de leurs trois adversaires n'avaient encore pu voir la dextérité de celle-ci, ils n'allaient pas tarder à en connaître la douloureuse précision.
Et Kiyo, soudain, se mit à briller, entamant une métamorphose sublime, qui la laissa un instant subjuguée. Mais cet instant ne dura guère : il n'y avait plus aucune lumière qui brillait pour elle, nulle rédemption cachée dans la nuit, aucune porte de sortie. Par ses paroles, Elisha'a avait dressé les Yuiméniens contre elle et l'avait, de fait, définitivement soumise à la Trinité : un coup de maître, peut-être, une dernière division pour faire définitivement disparaître toute menace de trahison potentielle.
Si bien que la jeune fille n'avait guère plus à réfléchir : en l'absence de toute autre possibilité, maintenant que le cœur de Kiyo lui avait été irrévocablement fermé, maintenant qu'elle n'était plus qu'une petite ombre dans la nuit - une petite ombre de rien du tout - il n'y avait plus qu'à respecter son propre rôle, le suivre jusqu'au bout et espérer, au bout, en tirer satisfaction.
Elle resserra sa prise sur ses dagues, essayant de deviner le prochain coup et - surtout - éviter toute fuite impromptue.
Une longue nuit commençait.
(((1000 mots
Si Talia tente de s'envoler vers Treeof (puisque Yuyu se situe au sol entre eux) et qu'elle n'est pas trop haute, tente de sauter pour s'agripper à elle, l'alourdir et l'empêcher d'échapper aux tirs d'Elisha'a)))
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