Après un petit moment à déambuler sans but au milieu des yuiméniens, elle aperçut à nouveau l'humoran. S'approchant de lui, elle demanda :
«
Alors comme ça, vous aussi vous avez décidé de vous allier aux harpies ? »
Elle osa un léger sourire.
«
Je ne m'y attendais pas vraiment, à vrai dire, de la part de l'un des Sauveurs. »
Sirat aussi était prétendument “surpris” de la voir non seulement en vie mais de plus au camp de la Trinité. Elle faillit s'en offusquer, mais prit ça comme de l'ironie. Il lui expliqua qu'il soutenait l'Unique et donc ses servantes, la Trinité, demandant au passage comment elle les avait rejointes.
«
Oh. Une conviction religieuse, alors. Je m'étais déjà associée à la Trinité avant de les rencontrer au camp. C'était à Arothiir, lorsque je m'y suis rendue. Notre alliance est restée secrète jusqu'ici... mais il est inutile de la nier à présent. »
Puis, croisant les bras devant elle :
«
Que comptez-vous faire, à présent ? »
C'était la même question qu'elle posait à Kiyo ; mais si pour l'Ynorien ç'avait été parce qu'elle souhaitait simplement le savoir pour elle-même, presque désintéressée, c'était en songeant à de possibles plans futurs concernant Sirat.
L'humoran, nouvelle surprise, affirma son affiliation à un Dieu. Un Dieu assez méconnu, d'ailleurs : Zewen. Yurlungur en avait vaguement entendu parler, mais ce n'était pour elle qu'une sorte de dieu mineur un peu obscur et peu puissant, aussi eut-elle une moue peu convaincue. En revanche, il ne savait pas réellement où il allait et lui demandait donc ce qu'elle comptait faire et pourquoi elle s'était alliée à la Trinité.
«
C'était un constat simple, à l'époque. Elles étaient trois dirigeantes fortes, puissantes, régnant d'une main de fer sur leur cité. En comparaison, le règne de Sheeala semblait creux et dépourvu de force. »
Elle haussa les épaules.
«
J'ai senti que je pouvais tirer mon épingle du jeu en m'alliant à elles. J'ai rapidement compris, en tout cas, qu'elles allaient gagner – et que ça pouvait rapporter gros. »
Elle se flattait elle-même par ces constats, comme si elle avait su prévoir l'issue deux semaines plus tôt. Et puis, au moins, l'affaire était claire : ce qui l'intéressait, elle, ce n'était pas un dieu ou un honneur, c'était la récompense à la clé. Tout ça pour ça... Elle laissa son regard dériver, un peu attristée, et lâcha :
«
Je ne sais pas si ça en valait le coût, mais c'est trop tard. »
Puis, relevant son regard vers lui :
«
Je compte m'entretenir avec elles pour déterminer une stratégie. Peut-être que je retournerai à Arothiir, où j'ai laissé une affaire en suspens : ou alors, j'irai à la cité lacustre aider à l'implantation de Guigne... nous verrons bien. Le champ des possibles reste ouvert. »
L'humoran considérait que c'était déjà écrit ainsi. Cela ne la convainquait pas vraiment. Mais en revanche, puisqu'il proposait de faire le chemin ensemble jusqu'à Arothiir, elle acquiesça.
«
Oui. Je me sentirai plus en sécurité pour le voyage avec vous à mes côtés. »
Néanmoins, elle précisa tout de même :
«
Je compte d'abord obtenir l'avis de la Trinité... Et j'aimerais savoir où se rendront les autres yuiméniens. »
Puis, le saluant d'un signe de la tête, elle s'éloigna.
Peu après, les yuiméniens furent dispersés. On leur fit comprendre qu'il faudrait, à terme, qu'ils quittent le Royaume Pâle afin de le laisser se réorganiser. Sans doute la Trinité souhaitait-elle écarter ces aventuriers qui étaient si prompts à créer du changement là où ils passaient... Yurlungur pour sa part fut conviée au château, invitée à y rester quelques jours logée. Elle accepta et, le soir même, fut reçue par la Trinité en personne qui lui offrit en mains propres un précieux cadeau : un couteau à trois lames, non sans rapport avec les trois harpies.
C'était un bel ouvrage, dangereux également selon les trois sœurs : Yurlungur les en remercia platement et, contemplant sa dague, les abandonna pour rejoindre sa chambre, dans l'une des ailes – un peu comme un enfant qui veut tester son nouveau jouet, seul, loin des parents, et qui s'empresse de les quitter. Elles avaient d'autres affaires autrement plus urgentes à régler, de toute façon : l'administration du Royaume Pâle, par exemple.
Et, alors qu'elle s'amusait à brandir la lame, seule dans sa chambre, dans des postures diverses, affrontant des ennemis imaginaires, on toqua à la porte. Il faisait déjà nuit dehors ; elle reprit son calme, s'approcha, la mine sérieuse, et ouvrit à Elisha'a.
Celle-ci lui fit signe de la suivre jusqu'à un coin sombre, aussi ténébreux que la nuit dehors, et, avec un air énigmatique, dévoila deux cadeaux : une armure, la même que la sienne, tout d'abord, puis des protèges-bras d'une qualité impressionnante. Elle ne dit rien, laissant simplement le soin à la jeune fille de contempler la somptuosité et la dangerosité des deux pièces d'équipement : presque des œuvres d'art, qu'on dirait destinées aux Ombres d'Arothiir.
L'archère s'apprêtait à partir lorsque Yurlungur la héla.
«
Attendez, Elisha'a. Sans un mot, comme ça ? J'aurais... à vous parler. »
L'Ombre se tourna vers la petite et répondit simplement : “Oui ?”
Avec un geste agacé de la main, la jeune fille précisa :
«
Pas ici. Il y aura moins d'oreilles indiscrètes dans ma chambre. »
L'Ombre consentit à suivre l'adolescente, qui, après avoir refermé la porte derrière elle, s'assit posément sur le lit, contempla un instant les deux précieux présents avant de les déposer délicatement à côté d'elle.
«
Pourquoi autant de cadeaux ? La Trinité m'a déjà récompensée pour mes services. Cela vient donc de vous ? »
Elle laissa un temps puis rajouta, avec un sourire amusé :
«
Je suis touchée par autant de sollicitude. »
Ce n'était en rien de tels sentiments qui motivaient Elisha'a, c'était évident. Celle-ci mit d'ailleurs un certain temps avant de répondre, regardant l'équipement avant de lâcher que Yurlungur, à ses yeux, avait du potentiel et méritait de les porter. L'intéressée soupira.
«
C'est fort gentil, mais ça ne répond naturellement pas à ma question. Qu'importe. »
L'adolescente, après l'avoir côtoyée quelques jours, commençait à comprendre comment l'Ombre fonctionnait : celle-ci soupira à son tour et finit par reconnaître que c'était bel et bien de sa part. Yurlungur hocha de la tête.
«
Merci Elisha'a. »
C'était donc si dur pour elle de reconnaître cela ? Au moins, c'était amusant pour la jeune fille. Son regard devenant plus sérieux, elle poursuivit :
«
Je suppose que je ne pourrai pas rester ici à jamais. Et puis, vivre dans un Palais... ce n'est pas tellement pour les gens comme nous. »
Elle hésita, se rappelant de la déconvenue de l'autre soir, puis conclut :
«
Accepteriez-vous que je vous suive encore un peu ? »
L'archère parut surprise, demandant si l'adolescente n'avait pas ses propres objectifs, avant de prétexter que les futurs ordres qu'elle recevrait ne l'autorisaient pas à la prendre avec elle. Yurlungur pencha la tête sur le côté.
«
Des objectifs, je n'en ai plus. Ma mission pour la Trinité est achevée... Je ferais mieux de faire profil bas un moment auprès des autres yuiméniens. Mais, continua-t-elle avec un air un peu agité,
je vous apprécie et... vous êtes forte. Voilà. Je me demandais si vous pouviez m'apprendre. »
Toujours aussi surprise, Elisha'a demanda ce qu'elle pouvait bien lui apprendre. Fallait-il donc lui tirer tous les vers du nez ?
«
Allons, je vous ai observée un minimum. Je vous ai vue vous battre contre Börte, disparaître et, en un instant, vous retrouver derrière lui. Je vous ai vue esquiver tous ses coups, sans frémir... »
Elle sourit.
«
Il est naturel que cela m'intrigue. Je suis incapable de tels... prodiges ? »
Le mot n'était peut-être pas juste, mais l'idée était là. Elisha'a rétorqua qu'il s'agissait là du pouvoir d'une Ombre d'Arothiir et qu'un tel pouvoir demandait sacrifices. Et elle demanda ce que Yurlungur était prête à abandonner pour l'obtenir.
La jeune fille baissa la tête, l'air songeuse.
«
Sacrifier quelque chose ? »
L'idée semblait l'amuser.
«
J'ai déjà tout laissé derrière moi pour venir ici. Plus de famille, plus de patrie, plus d'amis... »
Elle releva son regard vers Elisha'a.
«
Je vois mal ce que je pourrais abandonner de plus. »
L'Ombre, toujours aussi sombre et sérieuse, précisa le fil de sa pensée : “ta vie”.
Yurlungur eut un mouvement de recul et sembla franchement surprise.
«
Oh. »
C'était donc cela ? Un brin... banal. Et puis, à vrai dire, après avoir tant bataillé pour la sauver, elle n'avait guère envie de la perdre ainsi. C'était effectivement la dernière chose qui lui restait vraiment, la vie : à quoi elle s'accrochait presque désespérément, s'éloignant chaque jour un peu plus des principes de Phaïtos qu'elle croyait suivre. Avec un air déçu, elle répondit :
«
Je crois que j'aurai besoin d'y réfléchir plus longuement. »
Elisha'a opina silencieusement du chef, pensant que cela signifiait que l'adolescente n'était pas prête. Celle-ci haussa les épaules et rétorqua séchement :
«
Pas prête pour une non-vie, oui. »
La réponse de l'Ombre ne tarda pas : la crainte de la mort était une faiblesse bien trop grande pour permettre jamais à Yurlungur de l'égaler. Cette dernière se leva, un sourire aux lèvres : elle avait déjà répondu à cette question depuis bien longtemps.
«
Craindre de mourir, c'est une raison de se battre plus âprement pour sa vie. »
Elle secoua la tête, prenant conscience qu'elle ne ferait de toute façon pas changer l'Ombre d'avis.
«
Ça dépend du point de vue... »
Mais Elisha'a continua, indiquant qu'en cas de réel danger, se battre avec désespoir et furie empêchait d'être tout à fait lucide. Et que la vie, somme toute, posait plus de limites qu'autre chose. C'était un point qui, curieusement, était cher à Yurlungur – elle qui avait tant de hâte à ôter celle des autres - : la vie, c'était quelque chose qu'elle avait appris à chérir, enfin, la sienne surtout et uniquement.
«
C'est que vous ne l'avez jamais aimée, la vie, fit-elle en la toisant tristement, les bras croisés.
C'est qu'en fait, vous n'avez jamais vécu... Moi, je veux aimer et vivre au contraire, tuer et ressentir, me laisser porter par les exaltations de mon cœur... »
Elle releva la tête, la mine plus grave.
«
La vie pose des limites, la mort en pose aussi. Je préfère être imprévisible que froide et rationnelle... souvent, ça surprend, puis je gagne. »
Ces paroles avaient atteint Elisha'a qui, par irritation, s'apprêtait à sortir, répliquant qu'elle ne souhaitait pas se faire insulter par une “gamine” pensant mieux connaître la vie qu'elle. Yurlungur plissa des yeux. Tout cela semblait louche : elle avait estimé Elisha'a pour sa force et sa loyauté, mais il lui semblait que quelque chose lui était caché. L'Ombre avait-elle réellement abandonné la vie afin d'obtenir ces pouvoirs d'Ombre ? C'était comme ça que ça lui était présenté, tout du moins : comme si c'était un simple marché, un troc. La vie contre cette capacité.
«
Alors pourquoi l'avez-vous abandonnée, votre vie ? Vous y teniez si peu que ça ? Ou vous étiez à ce point assoiffée de puissance ? »
Le regard d'Elisha'a était glacial. La jeune fille ne pouvait selon elle pas comprendre : elle posa sa main sur la poignée et Yurlungur fit un pas vers elle, tendant la main.
«
Si, je peux comprendre. Mais pas si tu me caches tout, si tu me laisses penser que devenir une Ombre, c'est faire le sacrifice de sa vie pour plus de puissance, si tu me fais croire que c'est une affaire d'égoïsme alors que, de toute évidence, telle n'était pas ta motivation. »
Elisha'a se tourne, toujours pas calmée. Effectivement, elle avait sacrifié sa vie, mais pour une cause et non la puissance. Le pouvoir des Ombres est venu après, avec une seconde vie, de même que pour toutes les Ombres, qui s'étaient sacrifiées pour une cause “noble”. Cette seconde chance, expliquait-elle, avait été confiée par les Ol'Toga, maîtres de la Mort, suivie d'un long et rude apprentissage, puis d'un lien puissant envers la Trinité. Yurlungur se détendit enfin.
«
Pourquoi, alors, me l'avoir présenté dans ce sens-là ? Vous vous êtes sacrifiée pour une cause noble, sans penser à ce que vous pourriez obtenir par la suite... Et vous avez donc cru que ma seule avidité pour ce pouvoir suffirait, dans mon cas ? »
Il fallait qu'elle demande autre chose, mais elle savait l'Ombre assez discrète. Elle était gênée d'avance, mais sans pouvoir s'en empêcher, elle continua :
«
Je... Cette cause, quelle était-elle ? »
Elisha'a secoua sa tête sous sa capuche. Pour elle, la question était de savoir si Yurlungur était prête à sacrifier sa vie, indépendamment du fait de devenir une Ombre ou non, mais elle n'en était pas capable. Et elle se refusait à répondre à la dernière question, rétorquant d'un ton froid et sec que ça n'avait plus d'importance, reprenant même les termes de Yurlungur et demandant brutalement pourquoi cela l'intéressait à présent.
«
Vous l'avez vécue, sans doute, mais vous faites comme si vous aviez toujours été morte. »
Elle plissa les yeux. L'Ombre restait fidèle à elle-même : indistincte, cachée dans les ténèbres, insaisissable. Cela plaisait à la jeune fille, d'un côté ; de l'autre, elle était assaillie par la curiosité, la volonté implacable d'en savoir plus sur ce passé mystérieux, tous ces sacrifices qui avaient conduit à la formation de cette armée d'assassins exceptionnels.
«
Sacrifier sa vie, oui, mais pour quoi ? Un sacrifice mérite une raison. »
Elisha'a refusait toujours de donner la raison, prétextant qu'il suffisait qu'elle soit bonne et que sa vie précédente, maintenant qu'elle en avait reçu une nouvelle, n'avait plus aucune importance. Elle continua en avançant que la jeune fille ne serait jamais son égale sans ce sacrifice demandé, n'arrivant à réaliser que des simulacres de ce qu'elle avait observé, et finissant en demandant si c'était là ce que l'adolescente recherchait. Yurlungur secoua la tête.
«
Vous aussi, vous jugez sans savoir. Ce n'est pas le pouvoir que je recherche... »
Non, ce qu'elle recherchait, c'était plus profond et ça tenait au cœur même de ce débat : ce qu'elle cherchait, c'était à vivre et, par cette vie, à oublier tout ce qui était venu avant, les horreurs et les passions, tous les regrets et toutes les morts. Elle fuyait, dans un sens, elle fuyait désespérément vers l'avant, et la seule chose qui l'animait, c'était cette fureur de sentir, d'agir, de vivre.
«
Vous me proposez de rejoindre les Ombres comme si ce simple mot était suffisant pour que j'y laisse ma vie : mais je ne sais rien sur vous. J'en ai rencontrée deux, je sais que vous avez sacrifié vos vies au nom d'une cause que j'ignore également, je ne sais que le plus superficiel, et vous attendez de moi que j'y abandonne tout ? »
L'archère soupira. Elle refusait de poursuivre cette discussion, puisqu'elle n'avait jamais proposé à Yurlungur de rejoindre les Ombres et qu'elle n'avait fait que répondre à ses questions. Elle ne voulait par ailleurs pas plus en révéler davantage sur elle-même qu'elle n'en demandait sur la jeune fille. Marquant une pause et semblant tout d'un coup plus énervée, elle lâcha que Yurlungur n'était pas prête et que c'était tout ce qui comptait pour elle : sans plus attendre, elle se releva et ouvrit la porte avant de disparaître en un nuage d'ombres, fuyant dans le château sans laisser de traces.
Yurlungur s'approcha sans grande conviction de la porte, regarda autour puis murmura :
«
Au revoir, Elisha'a. »
Rien ne lui répondit, naturellement, qu'un écho de vent dans les couloirs du palais. Elle rentra dans sa chambre, contempla les deux cadeaux avec un air amer et, après avoir parcouru de long en large la pièce, réfléchissant à la conduite à prendre, elle finit par sortir à son tour et se dirigea vers la salle du trône. Il y avait encore une chose qu'on avait soigneusement oublié : mais pas elle.
Les trois harpies étaient encore là. L'assassine adressa un regard à chacune, ainsi qu'une rapide révérence, mais son expression était fermée, presque grave.
«
Dames d'Arothiir et maîtresses du Royaume Pâle, bonsoir. »
Elle rapprocha ses mains devant elle, adoptant la posture sérieuse du politicien qui s'apprête à demander une faveur ou contraindre un adversaire.
«
Il me semble que vous avez oublié l'une des clauses de notre marché, n'est-ce pas ? »
Elles se regardèrent un moment entre elles. Oh, non, elles n'avaient pas oublié, et Yurlungur le savait très bien : Jess confirma cette intuition, répliquant sobrement que la négligence était l'apanage des faibles. Elle la remercia une fois encore d'avoir mené à bien sa mission et ses services envers elles, et en vint au fait. La marque d'Arsok. Celle-ci ne pouvait en revanche être enlevée que par son auteur. Elle se tourna vers un pan de rideau, d'où sortit l'auteur en question, dont la présence fut justifiée par Sable, qui avait demandé sa protection lors de son passage aux Marais d'Eaunoire sur son trajet de retour à Arothiir. Yurlungur osa un sourire.
«
Vous vous en souveniez bien, mais peut-être espériez-vous que je l'aie oublié, moi... »
Cette remarque arracha un sourire malin à Guigne. Oh, elles se connaissaient bien : il était inutile de ne pas dire tout haut ce qu'elles pensaient à ce propos. C'était un vrai jeu, divertissant au possible ; à vrai dire, à les regarder, Yurlungur se disait qu'elle aurait bien aimé être une princesse pour faire de la politique comme elles... dans une autre vie, peut-être. Son rôle à elle, c'était de tuer plus que de gouverner. En général, tuer, c'était formellement plus simple.
La jeune fille se tourna vers Arsok, sa mine devenant plus grave. Lui, c'était le plus dangereux ici – non seulement à cause de sa puissance, mais également parce qu'elle n'avait aucune emprise sur lui, alors qu'elle pouvait au moins espérer que la Trinité l'apprécie.
«
Bonsoir, Arsok. Les raisons de votre présence ici ne me concernent pas, mais profitons de cet heureux hasard, si vous le voulez bien. »
Elle tira sa manche et dévoila la marque. Cela faisait trop longtemps qu'on pouvait la suivre où qu'elle aille – comme si c'était nécessaire – et cette marque de suspicion à son égard était quelque peu irritante, à la longue.
«
Allez-y, ordonna-t-elle. »
L'Ombre la fixait, bien cachée derrière son masque. Il y avait toujours, dans son regard, comme une ardeur malsaine : il répliqua qu'il ne fallait pas aller trop vite en besogne et que, grâce à la marque, il avait pu assister à l'entretien avec Elisha'a, ayant donc quelque chose à lui proposer... mais en l'absence de la Trinité, préférant donc laisser la jeune fille finir ses affaires avec elles.
Celles-ci acquiescèrent en silence, tandis que Yurlungur haussa un sourcil.
«
Vous y avez assisté ? »
Cela ne l'arrangeait pas trop. Elle trouvait s'être assez mal débrouillée – autant qu'il y ait le moins de témoins... Il lui lança un regard mystérieux, comme d'habitude, indiquant qu'il n'y avait pas que les murs qui aient des oreilles... Classique. Elle était un peu surprise – d'autant plus que, s'il avait tout entendu, il n'aurait pas grand-chose à lui proposer – et flairait le piège. S'il ne voulait pas retirer la marque à l'instant, quelle que fut sa proposition par la suite, c'était qu'il voulait la laisser... Elle ne comptait pas se laisser avoir. D'un ton presque agacé, elle précisa :
«
Je n'ai pour le moment rien de plus à vous demander, mes Dames. Je ne doute pas que cette première réussite signe le début... d'une collaboration plus poussée. »
Elle adressa un léger sourire à Jess. Tout était dit. Cette dernière répondit qu'elles ne manqueraient pas de faire appel à elle à nouveau, à l'occasion. Parfait. La jeune fille effectua une petite révérence puis suivit Arsok en-dehors de la salle du trône, jusqu'à un couloir inconnu de l'adolescente, au bout duquel se trouvait une petite pièce sombre, où il se retourna pour lui faire face. Yurlungur croisa les bras devant elle, la mine fermée.
«
Vous avez tout entendu. Vous savez donc que je ne suis “pas prête”. »
Elle répétait les mots avec irritation. Son sourire devint amer : non, non, il ne l'aurait pas...
«
Alors, quelle est votre proposition ? »
L'Ombre ricana sous son masque. Il expliqua qu'Elisha'a était des plus strictes concernant leur ordre et que, même si la mort et le sacrifice étaient nécessaires, il n'était pas nécessaire d'en arriver là pour en maîtriser certaines facettes. Et justement, c'était de la marque qu'elle portait qu'elle pourrait tirer de nouveaux pouvoirs. Yurlungur ricana à son tour.
«
Et vous auriez donc à tout moment la possibilité de me priver de ce pouvoir avec lequel vous m'appâtez ? »
Elle lui sourit gentiment, mais son regard était ardent. Lui aussi, elle le connaissait un peu, et elle ne lui faisait pas confiance.
«
Je ne crois pas que ce serait très raisonnable de ma part de dépendre autant d'un seul individu, fût-il aussi admirable que vous, Arsok. »
D'une voix railleuse, il rétorqua que jusqu'ici, la marque, même en l'ayant privée d'une partie de sa liberté, ne lui avait causé aucun tort... au contraire. Elle pencha la tête sur le côté et le fixa avec un regard faussement doux.
«
C'est que je reste encore une enfant, voyez-vous, répliqua-t-elle à sa remarque sur la liberté.
Je rêve de voler de mes propres ailes, d'être libre et fugace comme une ombre, de ne dépendre de rien ni personne... »
Elle le regarda soudain avec un air provocateur.
«
On dirait presque que cela vous excite de pouvoir suivre tous les déplacements d'une jeune fille de vingt ans votre cadette. »
Grossière estimation, surtout pour un être déjà mort. Après un instant, elle précisa :
«
Sinon davantage. »
Il ricana à nouveau, ajoutant que l'âge n'avait aucune importance pour eux et qu'elle le savait très bien, avant de reconnaître qu'il était effectivement agréable que la suivre... distrayant, plutôt. Mais qu'il avait un quotidien chargé et qu'elle n'était malheureusement pas l'objet de toutes ses pensées. Elle ramena ses mains contre son cœur, singeant un air affecté sans pouvoir cacher un sourire aux commissures de ses lèvres.
«
Et vous m'annonez cela ainsi ! À moi qui suis consumée par les feux de l'amour ! »
Puis, délaissant cette posture pour faire mine de se concentrer sur ses ongles, comme si le sujet de discussion était finalement peu intéressant, elle poursuivit :
«
Admettons. Dois-je néanmoins comprendre que cette marque vous est nécessaire, à vous, l'illustre Arsok, pour parvenir à me suivre dans mes déplacements ? »
Il répondit qu'il s'agissait plutôt d'un outil pratique dans cette optique, mais qu'ils pourraient aller plus loin, qu'elle lui apporterait les pouvoirs qu'elle demandait. Qu'il pourrait, à terme, n'avoir même plus à la surveiller par ce biais, si elle était vraiment de confiance. Il s'approcha alors d'elle avec une vitesse incroyable, lui agrippant aussitôt l'avant-bras et posant sa main dessus, demandant abruptément s'il fallait donc qu'il la lui enlève.
Il souhaitait la forcer à prendre une décision, celle qui l'arrangeait lui. Elle comprenait bien la tactique : se montrer fort et rapide pour l'attirer, et contraindre le tempo de la discussion en décidant dès maintenant quel futur elle choisirait. Elle regardait la marque, sans parvenir à se décider, puis demanda :
«
Si vous étiez à ma place, la garderiez-vous ? »
Elle attendait peu de la réponse, souhaitant surtout gagner du temps. Il ne s'y était pas attendu d'ailleurs et haussa les épaules, reculant sa main sans lâche le bras, rétorquant qu'elle ne croirait de toute façon pas sa réponse si elle ne faisait pas confiance à ce qu'il disait, avant de poser la question dans un autre sens : pourquoi la supprimer.
Elle voulait être libre, mais on n'était pas libre si l'on était trop faible. Et puis, être une Ombre... ça ressemblait à un rêve de gosse dans lequel on dit qu'on va devenir le meilleur assassin de Nirtim, et d'au-delà, sur les traces du légendaire Alem... Elle prit une profonde inspiration et ferma les yeux, avant de concéder :
«
Très bien. Laissez-la. »
Il sembla satisfait et la relâcha, physiquement seulement, avant de lui demander si elle était prête à apprendre désormais. Elle bomba un peu le torse et, tout aussi sérieuse :
«
Oui... si vous m'en croyez digne. »
Il haussa à nouveau les épaules, répliquant que ce n'était pas à lui d'en juger et qu'il ne lui donnerait que des outils qu'elle aurait à user au mieux. En bref, ce serait surtout sa responsabilité. Un peu agacée par ce ton hautain, elle répondit vivement :
«
Et si je suis l'élève, qui sera mon maître, qui me donnera les outils dont vous parlez ? »
Puis, avec une voix plus douce, presque un peu timide :
«
Vous ? »
À vrai dire, elle aurait préféré Elisha'a, mais... Arsok confirma.
«
Très bien, fit-elle en acquiesçant. »
Arsok semblait satisfait... Il la laissa en silence rejoindre sa chambre, avec comme l'impression qu'elle s'était fait rouler.
***
Le lendemain soir, elle fut invitée à la fête qui se tenait à Treeof, pour signer la fin de la guerre civile. Mais malgré le premier décret de Jess interdisant les combats entre Végétariens et Carnivores, ces derniers n'y étaient pas présents : retournés, pour la plupart, chercher leur femme et leurs enfants aux Marais d'Eaunoire. Jess fit une courte apparition, d'ailleurs, toujours aussi sobre. Guigne et Sable étaient déjà reparties pour leur part : la liesse se déroula en grande partie en l'absence des harpies.
Si bien que toute la tension semblait envolée. Même les soldats d'Arothiir étaient rentrés chez eux – sauf quelques rares que Yurlungur avait pu croiser dans les couloirs du Palais, sur l'île du lac : la protection personnelle de Jess, sans doute. Il était probable qu'il y ait, quelque part, une Ombre qui rôdait pour protéger la Reine, mais c'était bien inutile de chercher à la trouver.
Au beau milieu de la fête, une annonce eut lieu, informant les yuiméniens encore présents qu'il leur faudrait, à terme, quitter le Royaume Pâle et le laisser s'organiser seul. Les aventuriers étaient effectivement vecteurs de changements profonds : mais comme la situation arrangeait à présent les harpies, celles-ci préféraient naturellement voir les héros s'en aller à présent...
Yurlungur croisa Sirat, qui l'informa rapidement que leur projet de voyage pour Arothiir était donc écarté. Il allait quitter le Royaume Pâle, retournerait peut-être sur Yuimen : elle acquiesça et, après l'avoir salué, retourna ses yeux bleus vers la foule, cherchant la silhouette qui lui échappait.
Dans ses mains se trouvaient une pierre précieuse : une émeraude taillée, qu'on lui avait présentée comme provenant de la Forêt elle-même. C'était fort peu probable, certes, et sans doute l'avait-on extraite d'une mine, quelque part sur Aliaénon. Mais lorsqu'un joailler était passé au Palais pour Jess, la jeune fille en avait profité pour s'ajouter à la conversation et il lui avait été fait présent de la jolie pierre. Elle vit passer Kiyo et ses joues s'embrasèrent : s'esquivant dans la foule, elle songea que c'était bien trop direct et peu subtil. Non, il fallait... plus d'élégance. Elle n'allait pas à nouveau se soumettre à ce regard mauve qui la troublait tant.
Soudain, elle aperçut Nastya, un verre à la main et, sans réfléchir, elle s'approcha d'elle, lui tendit la pierre et indiqua :
«
Tenez. Pourriez-vous donner ceci à Kiyo ? »
La Nosvérienne la saisit, visiblement surprise, ce qui arracha un sourire moqueur à Yurlungur qui ajouta :
«
Faites attention, c'est un piège. »
La guerrière la fixa bizarrement, lui demandant comment elle osait faire cela après ce qu'elle avait fait. La jeune fille haussa un sourcil.
«
Après ce que j'ai fait ? J'ai choisi le bon camp : celui qui a gagné. J'ai rempli les engagements que j'avais pris. Et, à ma connaissance... »
Elle leva son index, imitant un professeur face à son élève.
«
Je n'ai jamais prêté allégeance à Sheeala. »
Ce n'était pas ce à quoi Nastya pensait : mais ce qui la révoltait, c'était que la jeune fille avait poignardé Talia dans le dos, qu'elle avait tenté de l'assassiner. Elle prenait ce cadeau pour une tentative de rachat et lui reprochait de n'aller même pas donner la pierre elle-même. Yurlungur croisa les bras devant elle et soupira d'un air agacé, son expression devenant plus dure, presque méprisante. Avait-elle réellement besoin de se justifier auprès de la Nosvérienne, qui n'avait rien entendu de leurs échanges ?
«
Je n'ai pas de comptes à vous rendre. Cette pierre est... un cadeau. En rien une tentative de rachat. J'ai bien conscience, continua-t-elle avec un sourire amer,
que je suis irrachetable. »
Cela la flattait presque, songea-t-elle. Après tout, si elle était irrachetable, c'était qu'elle avait une très grande valeur... Le jeu de mots la fit sourire tandis que Nastya lui indiquait sobrement qu'elle lui donnerait le présent, lui conseillant toutefois de ne plus jamais croiser sa route : si ce n'était un soir de fête, elle ne se serait pas montrée si arrangeante. Yurlungur lui sourit franchement et conclut d'un air enjoué :
«
Très bien ! À la revoyure ! »
Elle s'inclina exagérément face à la guerrière et repartit, remarquant avec plaisir le regard sombre que lui adressait la messagère.
Yurlungur traîna encore un peu à la fête, observant de loin les discussions et la liesse générale. Celle-ci ne l'affectait que peu : elle se rendait compte, à mesure qu'elle les fréquentait, que le bonheur de ces gens lui était plutôt indifférent.
Elle finit par rejoindre le Palais et, le lendemain matin, après en avoir rapidement informé Jess, elle quitta le Palais. À Treeof, un soldat arothiirien l'accompagna le temps qu'on lui confie des provisions pour la route et un nouveau cheval – le précédent, elle l'avait paumé, quelque part entre ici et les Marais d'Eaunoire : peut-être les Hommes-rats l'avaient-ils récupéré, qui sait.
Elle passa les portes de la ville et se retourna une dernière fois, à l'orée de la Forêt, observant calmement la cité. Puis, elle s'enfonça dans les bois. Direction Arothiir.