Les verres vides s’accumulaient devant moi, et mon esprit était désormais trop brumeux pour penser à les compter. L’alcool parcourait mes veines presque aussi ardemment que les fluides de lumière qui consumaient mon être. Tout était flou, étrange sensation de vertige illusoire, alors que tout est normal. Pheela avait terminé son numéro voilà une bonne dizaine de minutes, et je l’attendais impatiemment, alors qu’une autre aguicheuse impudique s’était lancée sur la piste de danse pour laisser entrevoir les courbes généreuses de son corps, les sillons ombrageux de sa peau. Les mâles indolents bavaient lamentablement devant ce spectacle, qui était devenu pour moi une lasse monotonie. Tous les jours, les mêmes filles de joie faisaient les mêmes danses torrides devant les mêmes yeux libidineux et indiscrets qui ne rêvaient que de parcourir plus matériellement le corps de ces demoiselles. Ecœurante façon de fonctionner qui faisait pourtant les recettes miraculeuse du Purgatoire : jamais la salle ne désemplissait, le soir…
Je me perdis dans les volutes ambrées de l’alcool de mon verre, sans plus avoir le courage de le soulever pour le porter à mes lèvres. Un engourdissement agréable et cotonneux que me procurait cet état entre la conscience et le rêve, assez sécurisant pour oublier la vieille peau qui me servait de mère, et le porc dodu qui me servait de patron. Ce dernier, je le vis dans un reflet de mon breuvage, flou et déformé parle liquide, n’avait pas bougé : il se faisait toujours tripoter par ses déesses nymphomanes tout en jubilant odieusement de son autorité illusoire sur ces créatures enchanteresses.
Un mouvement furtif et vague sur ma droite me fit redresser la tête, et mon regard se posa sur un doux visage familier qui me scrutait avec un air un peu sévère : deux sourcils fins légèrement froncés relevaient un regard bleu clair perçant cerné d’un visage halé arborant une moue inquisitrice, mais tellement enviable… Pheela s’était installée sur le tabouret à côté du mien, et me reluquait avec un air de déception qui ne me blessait que trop peu compte tenu de mon affection pour elle. Ses lèvres humides s’entrouvrirent pour parler à voix basse, et je me laissai englober par le parfum divin de ses mots, de sa voix, de sa présence…
« Selen… Pourquoi donc te mets-tu dans cet état ? »
Pheela s’était changée pendant sa pause : elle ne portait plus son habit de scène, bien que celui qu’elle arborait à présent n’avait rien de moins sensuel. Toujours dans des tons orangés, elle portait désormais une robe. Un décolleté plus que large laissait à la vue son ventre sculpté et sardanapalesque. La robe était longue, bien que stratégiquement transparente. Pheela aussi était une fille de joie, et après tout ce temps, j’avais encore du mal à l’admettre. Je n’avais pas prêté la moindre attention à ses paroles, et elle en prit conscience lorsque je relevai vers elle mon regard émeraude.
« Tu es en beauté ce soir… L’argent coulera à flot, cette nuit… »
La rancœur perçait dans mes mots, et elle soupira en baissant le regard. Elle avait honte de ce qu’elle faisait, et c’était sans doute pour ça qu’elle me plaisait tant. Les autres prenaient du plaisir à vider toutes les bourses de Tulorim et d’ailleurs pour un profit matériel et vénal, mais pas Pheela. Elle avait honte, et pourtant elle restait, comme si elle n’avait pas d’autre voie… Ivan l’avait sans doute enlevée toute jeune à sa famille pour en faire la femme luxurieuse qu’elle était devenue aujourd’hui, se présentant comme un sauveur, comme celui qui allait lui faire réussir sa vie. Et là voilà, sa vie : fille de joie dans un bordel tulorain. Elle avait un toit, de la nourriture, et était blanchie et soignée pour ses services charnels. Une sécurité qui ne durerait hélas pas plus longtemps que le temps de sa jeunesse. Les vieilles maquerelles finissaient souvent sur le trottoir, mortes de froid ou égorgée par un client insatisfait par une chair plus assez fraîche… Parfois, rêve illusoire de toute catin du lieu, un riche marchand ou un noble perverti les prenait sous son aile en l’épousant, mais ce conte de fée ne m’atteignait pas : pour qu’elle autre raison un homme ferait-il ça, hormis s’octroyer l’exclusivité des passes de la belle, et à l’œil, qui plus est…
Pheela avait rougi et baissé la tête. Elle connaissant mon point de vue à ce sujet, et le respectait. Pire encore, je croyais même qu’elle le partageait. Je ne pouvais la contraindre à cesser son activité, elle ne savait faire que ça, pour ainsi dire… Les humains ne la respecteraient jamais qu’une fois entre ses cuisses brulantes…
Elle m’avait reproché mon ébriété, et j’avais redressé la barre sur son activité ‘professionnelle’. Nous étions quittes pour la soirée. Ma voix rendue sombre et rauque par l’alcool résonna à nouveau entre nous :
« Comment vas-tu, ce soir ? »
Son regard azur se posa sur moi. Elle savait que je ne reviendrais plus sur le sujet qui la blessait tant. Elle ne répondit pourtant pas à ma question. Une réponse n’était pas forcément attendue non plus. Elle allait comme tous les soirs : ni bien, ni mal. Elle ne pouvait s’affirmer malheureuse, puisqu’elle avait un toit, de la nourriture et de la chaleur, mais était bien loin du bonheur que quiconque pouvait espérer pour sa vie…
« Et toi, comment vas-tu ? »
Que lui répondre… les remarques incessantes de la vieille humaine qui me servait de mère, les dérives de l’alcool face à l’écœurement de ce lieu de débauche. Et je n’avais aucune envie de me plaindre, de faire le geignard rechigneur. Je laissais ça à des sommités de la connerie comme Ivan Lomet et ses combines pas nettes.
« Comme d’hab’… »
Il ne fallut rien dire de plus, elle avait compris : et mon état, et la raison de celui-ci : un agacement général de toute cette vie misérable. Elle posa sur moi un regard de compréhension, un regard amical et bienveillant. Une autre m’aurait regardé avec pitié et aurait voulu me consoler lamentablement, et je l’aurais repoussée comme une bouse qu’elle aurait été… Mais pas Pheela. Son regard ne dissimulait nulle pitié. Son sort n’était pas enviable au mien, et réciproquement. Nous nous comprenions juste, tout simplement.
Et alors que notre regard s’éternisait, un rustaud emplumé vint s’interposer entre la demoiselle et moi. Fier d’un habit bordeaux à fanons sentant la poussière, d’un chapeau de velours muni d’une plume de faisan qui vint me chatouiller les narines, l’homme s’adressa à Pheela sans me porter la moindre attention.
« Gente damoiselle aux atours si plaisants, accorderez-vous un peu de votre temps à un admirateur inconditionnel de vos formes désirables ? »
Un faux-galant. Sous ses airs de séducteurs et de gentilhomme maniéré, cet individu cachait un satyre vicieux, qui arracherait sans complexe les habits de la belle en oubliant dans sa ferveur sexuelle toute bienséance et politesse. Ses boniments honteux ne cachaient pas sa vraie personnalité : un obsédé en rut à la recherche d’une catin à son goût. Pheela, de par son métier, ne pouvait refuser un client, surtout s’il paraissait riche. Il n’avait cependant rien de plaisant, ni son nez crochu, ni ses yeux torves et noirs, ni sa peau blafarde et jaunâtre, cireuse et moite, ni ses fins cheveux noirs gras et trop rares pour parler d’une vraie chevelure… Sans parler de sa silhouette faible et peu musclée… Un scribe, un intellectuel, un mage ou un commis de marchand, peut-être, qui respirait la couardise sous ses airs de faux magnat. Mon ton se fit acerbe et tranchant.
« Dégage… »
Il se tourna vers moi avec un air offusqué et une grimace qui tordit son visage alors qu’il me regardait d’un ait condescendant.
« Monsieur, je ne pourrais accepter de telles paroles à mon égard, je suis… »
« Dégage, j’ai dit… »
Je n’allais pas le laisser me déblatérer sa vie sans intérêt toute la soirée. Cet imbécile pédant m’agaçait déjà. Pheela trouva justifié d’intervenir. Sans doute avait-elle raison, je n’avais pas à m’interposer entre le client et le produit…
« Selen, non… »
Mais le faux nobliau s’était trop senti persécuté par mes mots directs : en un geste, il avait sorti un poignard de sa ceinture, le genre d’arme d’apparat inoffensive et émoussée, tout juste bonne à se rendre intéressant. Mais je n’avais aucune envie que ma peau soit trouée par cet imbécile… Je ne lui laissai pas le temps de me frapper. D’un coup, je levai mon poing vers son visage, et mon gantelet de cuir alla percuter sa joue dans un bruit sec. L’homme recula sous le choc, et je renversai mon tabouret dans mon mouvement. Le client se tenait la pommette d’une main tout en me toisant avec mépris et haine. Le grand chevalier servant de ces dames allait désormais pouvoir prouver son courage ardent en tuant l’impoli qui l’avait malmené ! Et il eut exactement la réaction que son apparence m’avait inspirée : il tourna les talons et fit quelques pas en direction de la porte, puis pivota une nouvelle fois vers moi, après s’être assuré d’être à distance respectable pour ne plus recevoir de coup, et affirma d’un ton haineux :
« Nous nous reverrons, jeune imprudent ! Nous nous reverrons ! »
Paroles, menaces… De combien de morts avais-je déjà été menacé sans qu’aucune ne soit mise en action. L’homme était en déroute, et c’est tout ce qui comptait. Qu’il tente ou non de me retrouver n’importait que peu. Je le regardai partir avec un sourire satisfait et discret, mauvais…
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- Selen Adhenor -
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