Traquenard Le Garzok a pris la décision d’affronter seul Therion, et ses compagnons semblaient penser, du moins leurs mines déconfites le laissaient-elles deviner, que ce choix avait été effectué en dépit de tout bon sens. Pourtant, il était clair qu’il ne s’agissait pas d’un simple routier, plus préoccupé par le pillage et l’appât du gain que par la gloire de la guerre. Le Liykor avait face à lui le produit d’une sélection dure mais efficace, qui mettait les faibles à l’écart pour ne conserver que les meilleurs éléments, selon un critère précis : la guerre. Un soldat de plus petite stature ne se serait probablement pas aventuré à chercher des noises à Therion, mais celui-ci atteignait presque les deux mètres trente, était doué d’une ossature assez forte pour assumer cette taille sans débilité, et d’une musculature à la hauteur des attentes d’un combat rude et long. Ses aptitudes martiales ne faisaient aucun doute : il ne portait aucun signe distinctif du commandement, mais tous ceux qui l’entouraient l’avaient obéi malgré des ordres supérieurs, cela parce qu’ils le craignaient, cela parce que toute l’autorité d’Oaxaca et de ses lieutenants ne pouvait extraire de ces âmes d’une matière plus dure que le roc que le véritable pouvoir résidait entre les mains de celui qui était capable de faire sauter les têtes qui voulaient se dresser au dessus de la masse. Témoignaient de son talent aux armes les effets du Garzok. L’armure de cuir couverte d’écailles métalliques se chevauchant, le tabard de même facture, souples et probablement dans leur conception plus légers et résistants que la cotte de maille moyenne du trouffion ordinaire, avaient probablement été réalisés sur mesure ; ses gros doigts ne laissaient aucun doute sur ses capacités à manier l’aiguille, il fallait donc en déduire que l’emblème de sa compagnie brodé sur le tabard, et non vulgairement peint comme pour le commun, avaient demandé le concours d’un tailleur, vraisemblablement un esclave, qu’il possédait ou avait pu faire travailler ; les bottes ferrées étaient d’un bon cuir, épais et souple à la fois, dotées d’une semelle qui ne lui permettait assurément pas de deviner dans quelle ruelle d’Omyre il se trouvait simplement en se référant au type de revêtement de la chaussée que percevaient la plante de ses pieds ; le casque d’acier noir, parfaitement ajusté à sa tête, était un bel ouvrage qui figurait une tête de mort qui ne manquait pas d’impressionner.
(Armure… Armure… Les tortues ont aussi la carapace solide, mais une pierre assez lourde, une frappe assez forte, et leur chair tendre est à portée de crocs… Une tortue est inoffensive…) Or, le qualificatif ne convenait guère au guerrier. Certes bien défendu, et peut-être ralenti, par ses pièces défensives, il ne comptait pas autant sur elles que sur les deux haches de guerre qu’il avait tiré de sa ceinture, au repos jusque là mais toujours assoiffées de sang. Alors qu’il les faisait tourner d’un mouvement de poignet puissant, fendant l’air de leur tranchant acéré, jetant des éclats orangés là où les pierres au grain de plus en plus fin avaient pratiqué le fil mortel, les spectateurs pouvaient juger du danger que représentaient ces combinaisons de bois et d’acier, produit du développement d’un talent pour les outils de la guerre multiséculaire, dont les plus belles pièces faisaient dire aux connaisseurs que des forgerons Garozks pouvaient sans peine rivaliser avec le savoir-faire des Thorkins. Les deux double-tranchant dansaient au bout de leur manche de frêne, prolongement évident de ce bras pour lequel ils avaient été forgés, l’acier en harmonie avec la chair, le poids en accord avec la force, une destruction en puissance réalisée par une volonté aveugle de violence. La démonstration d’habileté du Garzok ne relevait pas seulement d’une intimidation de l’adversaire préalable à tout combat singulier, elle était avant tout la manifestation d’années de discipline, d’entrainement et de combat parfaitement incorporées.
(Voilà bien le premier adversaire à ma mesure depuis que j’ai mis le pied dans cette ville puante… Pour gagner mes territoires de chasse, j’ai affronté des mâles puissants… Mais il en est certains que je ne suis jamais allé défier… Il est comme eux… Fort… Dangereux… Mais il n’a pas l’esprit du Liykor… Il a avec lui la rage, et tout ce que lui a appris sa vie de service… Mais j’ai la force du Père… Face à ce Garzok je dois m’en montrer digne et je serai récompensé… Ainsi va le monde du Père et de la Mère… La place du fort n’est pas une place éternelle… Chaque jour nouveau peut être celui de la chute… Il faut se battre, toujours, pour être le plus puissant des prédateurs, ou se résoudre à n’être qu’un gibier un peu plus dangereux qu’un autre…)
La première hache décrivit un arc de cercle dans un mouvement d’un rapidité déconcertante, de la gauche vers la droite, que Therion put esquiver sans peine, s’inclinant légèrement vers l’arrière ; ce n’était là qu’une diversion, ouvrant la voie à la seconde hache, la principale, qui portait véritablement l’attaque, remontant du sol telle une foudre noire, manquant de peu la gueule du Liykor, l’obligeant à reculer précipitamment encore, perdant cette fois-ci son équilibre. Dans son offensive, le Garzok avait avancé d’un pas, se tenaient maintenant solidement campé, prêt à faire à nouveau vrombir la mort dans l’air saturé de silence de la taverne – tous les spectateurs retenaient leur souffle, les bavardages avaient été coupés courts par la soudaineté de l’attaque, ainsi que les quolibets et les encouragements, quelque chose de supérieur se jouait. La première erreur du Garzok fut de ne pas poursuivre dans son entreprise, laissant Therion reprendre une position assurée : il désirait lire dans les yeux jaunes de son ennemi la crainte de rejoindre le Dieu de la Mort pour être jugé. Ses attentes furent déçues. Le Liykor noir, sans un mot dégaina la Sombre Lame, et poussa le hurlement lugubre qui autrefois éveillait une crainte nichée dans les instincts les plus profonds de toutes les bêtes des marais. Le pouvoir qu’il sentait s’écoulant dans son bras gauche, pour gagner tout son corps, n’avait d’égal que la sérénité qui s’était emparée de lui, identique à celle ressentie dans la grotte, quand pour la première fois ses doigts s’étaient refermés sur la poignée de cette arme forgée dans un temps oublié : il s’apprêtait à porter la Mort, ou à périr, car l’artefact reviendrait au vainqueur, seule un bras abreuvé de sang pouvait le brandir. Pour la première fois il tirait cette arme du fourreau pour un combat, pour la première fois il en ressentait la dimension. Ses yeux passèrent du jaune orangé à un éclat pourpre, sa fourrure se hérissa, augmentant déjà l’impression de volume de son corps déjà massif. La Lame Sombre ne faisait plus qu’une avec lui, il lui semblait l’entendre chanter. Therion énonça alors dans un grondement calme ce qui lui semblait alors être une vérité de toute éternité :
« Tu vas mourir, Garzok. »
« Tu rêves, enflure ! » Le Garzok n’avait marqué qu’un moment d’hésitation, retenu une seconde sa respiration, manqué un battement de cœur, lorsque le Liykor face à lui s’était pour ainsi dire éveillé. La discipline reprit le dessus quasi instantanément, et il se tenait prêt à vaincre cette manifestation étrange, cette bête un peu plus impressionnante qu’une autre, comme il avait trucidé nombre d’ennemis autrement plus impressionnant sur le champ de bataille. Cette confiance, bien que le protégeant de la peur, fut sa deuxième erreur.
(Il est bon, parfois, d’avoir peur… J’ai peur de mourir… Pas de la mort, car je sais que je chasserai avec le Père dans les forêts giboyeuses de ses territoires… Mais de mourir… Contrairement à la proie, cette peur ne me paralyse pas… Ne m’aveugle pas… Elle me rappelle le prix et l’importance de ma vie…) L’initiative fut reprise par le Garzok qui, décidé à en finir le plus vite possible, faisait exécuter à ses armes un ballet mortel, d’une élégance peu en accord avec la brutalité exprimée par son être entier ; les haches fendaient l’air en croix, avec un léger décalage entre les deux mouvements pour permettre à la seconde, si la première était parée ou laissait passer une attaque, de porter un coup adapté à la nouvelle situation : la technique ne devenait redoutable que par ce dernier facteur de liberté. Handicapé par le manque d’une arme, Therion s’efforçait de dévier les lames en jouant de sa vitesse, mais elle demeurait encore insuffisante. Sa maîtrise toute relative des parades remontait à son instruction dans les souterrains d’Omyre, et n’était que trop imparfaite eut égard au degré d’entraînement de son adversaire.
(C’est un Garzok… Qui se bat comme un guerrier Garzok… Je ne peux pas le terrasser en essayant de me battre comme lui… Cela fait trop peu de temps que j’apprends aux côtés des siens… Cela fait bien plus longtemps que je suis un Liykor !)
Constatant qu’il ne n’arrivait pas à passer la défense de son adversaire, le Garzok enchaîna une série d’attaques brèves, ayant peu de chance d’être fatales : telle n’était pas leur vocation première, elles visaient tout d’abord à évaluer la capacité de riposte du Liykor, et déceler un point faible dans les techniques qu’il appliquait. Des positions somme toute simples, enseignées aux nouvelles recrues, efficaces sur un champ de bataille, trop faibles pour un duel. Une hache visa la jambe gauche, puis la seconde remonta immédiatement vers l’épaule tandis que la première assurait la défense, et dans le même rythme binaire associé à un mouvement tournant, le guerrier tenta d’atteindre le flanc droit de la bête, ou tout du moins le bras désarmé. La main jaillit, d’autant plus rapide que rien ne l’alourdissait, sinon la cotte de maille, saisissant l’avant-bras du Garzok tandis que le tranchant de la hache faisant voler quelques maillons et creusait une légère entaille sous le trait de fourrure à nu ; la blessure aurait pu être évitée en attrapant le manche de l’arme, offrant ainsi la possibilité à l’adversaire de trancher quelques doigts pour se libérer de la prise, pour peu qu’il ait été assez rapide : l’équilibre ainsi maintenu l’obligeait presque maintenant à se trancher une partie de son membre pour se défaire de l’étreinte. Sous les brassards de cuir couverts d’écailles d’acier les muscles roulaient dans un bras de fer terrible, opposés à la puissance bestiale en tension à l’autre extrémité. Immobilisés un instant dans leur affrontement, les deux protagonistes prirent conscience de ce qui se jouaient autour d’eux depuis le début du duel : le silence avait laissé place au brouhaha des encouragements, aux cris de surprise, aux insultes adressées aux combattants comme à leurs soutiens. Presque tous avaient parié, et voyaient non plus l’évènement comme la friction sanglante de deux factions, mais plutôt comme un moyen de gagner facilement une somme rondelette, ou d’en perdre tout autant : voilà qui suffisait à renforcer les passions éveillées par le premier sang versé. En d’autres circonstances, le duel aurait pu s’arrêter là ; en l’occurrence, seule la mort était une issue acceptable, tant pour les participants que pour les spectateurs.
L’initiative de Therion immobilisa les deux combattants, les amenant à modifier légèrement leur centre de gravité selon les coups qu’ils échangeaient maladroitement, presque collés l’un à l’autre, les privant de toute la parade martiale, de ses arabesques, délicates et néanmoins dangereuse, que tracent sur le sol les trajectoires des champions en présence. Le Garzok tirait parti de tout le retrait qu’il pouvait s’accorder en tirant vers l’arrière, et la seconde d’après transférait son poids vers le bras prisonnier, et la pointe de la demi-lune du tranchant de la hache s’enfonçait plus profondément dans la chair du Liykor. Ce dernier comprenait que sa tactique lui avait accordé un répit, et placé son adversaire en fâcheuse posture, mais que personne ne pouvait tirer parti de la situation, sauf à attendre que l’autre fasse une erreur qui lui serait fatale.
(Autant attendre la gueule ouverte qu’un oiseau tombe, et se laisser crever de faim en attendant…) Au moment où le Garzok joua la tactique de l’écart pour porter un coup latéral puissant, Therion lâcha sa prise. Il eut à peine le temps, alors que le guerrier en armure titubait vers l’arrière, de lui porter un coup d’estoc à l’épaule droite. La pointe de la Lame Sombre ne fit que crever l’armure, et pénétrer légèrement la chair ; c’était cependant suffisant pour instiller le doute dans l’esprit du prédateur, pour l’amener peu à peu à envisager qu’il puisse être une proie. L’esprit du Liykor restait insensible à cette considération, son cœur et son âme brûlaient d’un feu sacré, qui prenait ses origines dans les racines les plus profondes du monde, et il lui semblait qu’à chaque coup porté c’était le Père lui-même qui appuyait son bras. Brandissant la Lame Sombre, Therion poussa un hurlement de loup, grave et puissant comme seule une créature de sa stature pouvait en produire. Aussitôt toutes les flammes vacillèrent, se tendirent vers l’artefact au centre de la pièce, la luminosité baissa sensiblement ; personne ne se soucia trop longtemps de ce phénomène, car le combat recommençait de plus belle.
Le Garzok, momentanément déstabilisé, accrut sa méfiance à l’égard du Liykor, et se jura qu’il ne se ferait plus prendre à nouveau au piège. La main désarmée fut l’objet d’une surveillance aussi soigneuse que celle qui brandissait l’épée, et les attaques à sa portée devenaient plus rapide, moins destinée à blesser qu’à obliger au mouvement, donc peu poussées. Le tournoiement des lames se mit à l’unisson des battements de cœur, maintenant accélérés par l’effort, le tambour aux tempes pressait la victoire ou réclamait un rythme nouveau. Des coups puissants et exigeant en force, ils passèrent à plus de mesure, prenant conscience que leur affrontement était susceptible de durer plus longtemps que chacun ne l’avait prévu, et qu’à l’instar des mêlées sur un champ de bataille, il devenait nécessaire de bien se battre, et surtout de tenir jusqu’au bout, d’économiser ses ressources physiques pour espérer voir la fin du combat autrement que par des yeux vitreux, et la distance de l’âme séparée du corps. Les double-tranchant cessèrent de fendre l’air en cadence, pendant qu’un bras soutenait les coups, l’autre restait près du corps, attendant une occasion propice à un soutien bénéfique ; une dizaine de mouvements plus tard, l’autre prenait la relève, laissant au premier un court répit. Therion ne s’embarrassait pas de tels calculs, l’arme dans sa main ne représentait rien, et son estime pour cette lame étrange ne faisait qu’augmenter : de plus en plus, il la concevait comme un véritable cadeau du Père à l’un de ses enfants.
(Je suis un Liykor… Un prédateur… Le prédateur n’a pas besoin de comprendre le mouvement de ses proies… Il sent, il sait, l’instinct le domine… Car il partage quelque chose avec elles, il partage la chasse, il partage le souffle de la Mère… Deux aspects de la même vie… Le chasseur et le chassé… Le second meurt pour que le premier vive… Le second est faible… Le premier ne peut vivre sans lui… Nulle mort n’est pire que celle, lente et avilissante de la faim… Seuls les blessés, les vieux, les faibles ne chassent pas… Alors qu’ils se laissent mourir… Je partage avec ce Garzok le même souffle… La Mère et le Père lui ont donné, comme ils ont donné au cerf, comme ils ont donné au sanglier… Comme ils m’ont donné à moi… Seulement, je suis un enfant du Père et de la Mère… Je suis un prédateur… Je suis le prédateur… Ce partage ne m’avilit pas, il me donne la puissance… Pour peu que je gagne…) Dès lors que cette pensée se construisait dans le cerveau saturé de diverses substances chimiques qu’il produisait pour faire face efficacement au danger, l’attitude de Therion changea lentement. La victoire ne se situait pas pour lui dans la taverne, elle demeurait dans les racines des montagnes, sur les cimes enneigées, aux creux des bois profonds, parmi les roseaux des marais, là où la vie luttait contre le monde hostile et entre elle. Lentement la rage du combat retomba en lui, ses pupilles flamboyaient toujours, à la manière de la lave en fusion qui coule sans que rien ne l’arrête, brûlant tout sur son passage, calme, inexorable. Ainsi allait son esprit, pénétré des influences de son passé. Un instant il lui sembla percevoir le craquement des feuilles mortes sous ses pas, par une belle journée d’automne où il traquait un sanglier de belle taille dans les fourrés. Celui d’après, l’image se dessina parfaitement dans son esprit.
Aussitôt Therion réagit, inclinant le buste vers l’avant et se penchant vers la gauche en même temps, tout en profitant de ce mouvement pour allonger un coup vers le bassin du Garzok, que la seconde hache détourna un instant trop tard, prévenant tout de même une blessure trop profonde, sans pour autant empêcher les écailles de s’écarter, le cuir de se fendre et le sang de couler à nouveau. La première avait manqué le Liykor de manière si surprenante parce que ce dernier avait, à sa plus grande surprise, « vu » ce qui allait se passer, sur le même mode que lorsqu’il anticipait parfois les mouvements de la course d’une bête entre les colonnes végétales de forêts multiséculaires ; cette prescience lui avait fourni la seconde, ou peut-être un intervalle encore plus restreint, nécessaire pour amorcer le mouvement, et amorcer une contre-attaque. Tout ne s’était joué qu’à cela, une seconde. La seconde où le prédateur plantait ses crocs dans la gorge de sa proie.
« Tu vas mourir, petit Garzok… » « Crève ! Charogne ! » La rage aveuglait maintenant le Garzok, décuplait ses forces tout en le rendant plus vulnérable pour qui saurait exploiter les failles de son offensive plus dévastatrice que sécurisante. Therion, peu rompu aux prouesses martiales, en était bien incapable. L’acier volait, rencontrait le métal sombre et inconnu de la Lame, le fracas des armes se faisait entendre, et le danger croissait sensiblement pour les deux guerriers, l’un parce qu’il sacrifiait la prudence à la perspective d’une victoire rapide, l’autre par ignorance de techniques adaptées à la situation. Alors le Liykor donnait lui aussi plus de force à ses coups, ressentait dans ses bras la violence des chocs, qui remontait le long de ses os jusqu’aux épaules. La blessure occasionnée par le carreau d’arbalète se faisait sentir par un tiraillement sourd, là où le muscle régénéré par la magie était encore trop faible pour l’effort qu’il devait déployer, les tiraillements que lui imposaient les différents mouvements et leur amplitude. La survie irait avec une convalescence de quelques jours, ou tout du moins un peu de repos.
Les coups lacéraient l’espace, les haches tombaient comme la pluie, ou jaillissaient depuis le sol comme des serpents. La Lame Sombre les attendait, prête à déjouer les mouvements létaux, et parfois les anticipaient. Car la lucidité, même si elle ne s’imposait plus à lui avec la précision d’une image, n’avait pas quitté Therion : elle restait simplement tapie là, comme une idée que l’esprit peine à saisir lorsqu’il la cherche, et qui s’impose alors qu’il abandonne. Parfois les mouvements de l’adversaire devenaient limpides, le temps semblait ralentir à peine, ce qu’il fallait pour avancer une botte rudimentaire mais efficace, et cette dernière ne faisait que renforcer la frénésie du Garzok.
Le Liykor tenait une bonne position dans l’espace dégagé, et forçait le guerrier à l’emblème de tête de mort à tourner sur place, piétiner, ne lui laissant que de possibilité ; Therion exploitait pleinement la périphérie du cercle de combat, avançant, reculant, allant de droite et de gauche à sa guise : cette plus grande mobilité lui avait probablement sauvé la vie, les deux ou trois fois où, sentant qu’aucune de ses tentatives n’arrêterait la mort métallique en marche, il avait roulé sur le sol de terre battue pour se relever un peu plus loin. Cet avantage, le Garzok se décida à le renverser : il fallait obliger le colosse lupin à se placer dans une position délicate. Les fers en demi-lune ne faisaient pas que trancher, l’extrémité était suffisamment pointue et acérée pour que projetés vers l’avant, dans une charge par exemple, ils puissent pénétrer une cotte de maille, une brigandine de cuir, pour peu que la force de l’élan les accompagne. Par ce moyen, le Garzok espérait obliger Therion à bouger plus qu’il ne l’avait fait, à fuir plutôt qu’à esquiver, pour porter ensuite lui porter un coup pendant qu’il serait encore en mouvement. Seulement, cette manœuvre jaillit dans l’esprit de Therion au moment où son exécuteur prenait la décision. Lorsque le soldat chargea, les deux haches prêtes à être remontées, un cri de défi dominant le brouhaha ambiant, la masse qu’il visait ne se déroba pas. L’acier rompit les maillons d’acier, il déchira la chair, fit couler le sang. Le Liykor avança encore ; les lames ne pénétraient pas plus profondément dans les muscles de son torse, l’élargissement des lames courbes se coinçant dans la mince brèche de la pièce d’armure, mais il empêchait ainsi leur retrait. La course du Garzok l’avait emmené trop près, et ce pas en avant plaquait quasiment les deux protagonistes les uns contre les autres, séparés seulement par les deux armes et une paire de bras repliés, prisonniers. Therion, lui était parfaitement libre de ses mouvements ; de son bras désarmé il enlaça l’adversaire pour lui retirer toute possibilité de retrait ; de l’autre il plongea lentement la Lame Sombre dans le défaut entre l’armure d’écaille et le casque, pénétrant la gorge de haut en bas, sectionnant veines, artères et voies respiratoires. Le sang jaillit, geyser vermeil, signal que le combat venait de s’achever.
Les armes jaillirent des fourreaux, et une mêlée générale manqua d’éclater. Fort heureusement, les consommateurs présents prirent la décision de soutenir le parti vainqueur ; les compagnons de Therion firent un rempart entre leur camarade et ceux du mort, empêchant toute velléité de revanche inégale. La masse se retourna contre la compagnie mystérieuse, l’incitant à la trêve par la menace, l’empêchant également de s’enfuir. Vrugor avait beuglé des ordres, imposé son statut de gradé, évoqué le Capitaine et son influence, les possibles mesures de répression contre les dissidents. Et puis le Liykor, bien que blessé, jouait pour encore quelques minutes le rôle d’élément régulateur par la crainte qu’il imposait. Un équilibre dangereux se maintint une poignée de minutes dans la taverne, ce qu’il fallait pour que la garde, accompagnée du Shaakt parti l’avertir du trouble occasionné, se présente, assez menaçante pour remettre les choses en ordre. Personne ne sortit avant qu’une série de dépositions soient prises, et après avoir consigné les noms et les affectations, on laissa repartir au compte goutte les spectateurs. Le cadavre allait être emporté par les siens quand Vrugor poussa une gueulante, suspendant la manœuvre :
« Therion ! Tu as le droit de prélever ton tribut ! » « Ne pas le manger est une insulte suffisante… Son corps ne rejoindra pas le mien… Qu’il pourrisse, nourrisse les insectes… les charognards… les faibles… » Le Garzok se rapprocha de lui, et lui souffla à l’oreille :
« J’me fiche de c’que c’est comme insulte pour toi. Ici, on marche pas comme ça. C’pas seul’ment toi qu’ce crétin a attaqué, c’est aussi not’ compagnie, vu ! Alors tu vas lui prendre ses armes, son armure, son argent, tout c’qu’il avait sur lui, pour qu’tout l’monde sache qu’c’est toi l’vainqueur, et c’qu’il en coûte d’nous défier. Vu ? Un Garzok, c’pas un putain d’loup, c’t’un guerrier. Si tu veux l’insulter, tu lui prends ses armes. Vu ? Alors tu fais c’qu’on te d’mande, et si tu veux pas d’ses fripes, tu trouv’ras bien quelqu’un pour t’les r’prendre. Alors tu l’dépouilles, c’t’un ordre ! » « Si c’est un ordre. » Therion s’avança lentement vers le cadavre, la Lame Sombre encore nue, faisant s’écarter les quelques Garzoks qui s’apprêtaient à emporter leur ancien camarade. Il arracha tout d’abord le casque façonné en tête de mort, qu’il envoya rouler derrière lui ; les haches furent glissées à la ceinture ; trop difficiles à détacher, les sangles de maintien de l’armure et du tabard furent sectionnées ; les bottes furent retirées, non sans un mouvement de dégoût face à l’odeur nauséabonde qui en émanait. Vrugor s’empara du tabard du trépassé, avec une autorité dans le geste qui dénotait une action soigneusement pensée, avec un avenir certain.
« Compagnie du Serpent Noir ! On se regroupe ! On retourne aux baraquements ! Restez sur vos gardes, la main pas loin d’vos armes ! On sait pas quel enfant d’putain lépreuse peut essayer d’nous jouer un tour de Thorkin ! »
Récupérer ses biens