Tumeur maligne et grossissante dans le sein de la cité des ombres, où même les jours étaient sombres et charbonneux comme les nuits les plus profondes d’un hiver tardif, l’obèse marchait de son ample foulée, écrasant les pavés crasseux souillés par le passage des orques et autres habitants résiduels de cette ville où rien ne dure. Le pas lourd de l’être qui, hâve et sévère, la mine patibulaire fermée comme la tombe d’un macchabée qu’on vient de mettre en terre, s’était éveillé le matin même empli de sueur rance, celle des cauchemars qui l’avaient hanté toute la nuit, sans qu’il puisse y mettre une image, sans qu’il puisse se les remémorer. À chaque fois qu’il s’était éveillé, transi par l’effroi, moite et poignant les draps de ses mains énormes, il avait entendu, cristallin et enfantin, venu du plus sombre et sanglant des passés, un rire aigu, évanescent, qui dès qu’il tentait de l’attraper, mu par la haine et épris d’un profond désir de violence, s’échappait comme il était venu, le laissant vide, allongé dans son lit à baigner dans sa propre suée.
Et voilà qu’après cette nuit d’horreur, désireux de l’oublier, d’y mettre un voile comme un jette un linceul sur un cadavre indésirable, il marchait. Il marchait vers un objectif que le Capitaine Von Klaash lui avait donné, pour lequel il partageait un intérêt mitigé, mais qui avait l’avantage de lui donner un but, de l’occupation. Une mission qui ne l’intéressait guère dans le fond, mais qui lui offrait la possibilité de passer outre ces cauchemars ignobles.
Le quartier où le garde-chien résidait lui avait été indiqué, au réveil, par les moineaux du Capitaine, ces marins à terre qui se languissaient des mers en œuvrant à quelques missions d’intérêt général. C’est eux qui, la veille, accompagnèrent l’Ogre dans son massacre sanglant, après avoir longuement enquêté sur ses projets de déroute d’une association concurrente. Pour cette tâche, somme toute assez simple, que de trouver un dresseur pour la terreur canine de Von Klaash, ils avaient juste eu à dénicher le légendaire maître-chien, ancien prisonnier kendran reconverti dans le dressage de loups pour l’armée d’Omyre, avant d’être libéré pour organiser des combats de chiens dans les bas-fonds de la cité.
Le Campement. Voilà l’endroit qu’on lui avait indiqué comme étant celui où il trouverait ce mestre-éleveur, à racoler les ivrognes pour des paris truqués. Nul ne savait où son arène se trouvait, que les habitués la parcourant. Et ils n’étaient pas nombreux à rester en vie longtemps, au vu du peu d’informations que les moussaillons de tous bords avaient pu récolter. Un mystère auréolait cet homme sans visage et sans nom, dont le seul signe distinctif donné à Gurth était cette peau de loup en guise de cape, et cette tendance à se prendre pour un noble, héritée sans doute de la superbe de son ethnie originaire. Ainsi arrivé dans cet endroit de beuverie dont les limites n’étaient que peu précises, s’étendant dans les ruelles autour d’une petite place bondée de tables remplies de choppes, d’armes des clients qui, assis sur les chaises, tabourets, caisses et autres meubles d’appoint devisaient en de grumeleux borborygmes ineptes, il dut laisser place à l’évacuation d’un cadavre frais aux yeux pochés et aux lèvres tuméfiées et fendues. Victime d’une bagarre que le tavernier garzok avait vite fait cesser en lui enfonçant fissa un épieu de bois en travers de la cage thoracique, qui dépassait toujours, alors qu’on l’emmenait, ridiculement de son corps flasque et moribond. Le calme était donc présent, quoique relatif dans un tel endroit, et chacun était retourné à sa chopine et à ses petites affaires, voire ramassait ses dents et les lambeaux de sa dignité perdues dans un affrontement terminé de la plus violente des manières.
Gurth toussa grassement et éructa en crachant au sol un glaviot remonté de sa gorge, sans considération pour son arrivée sans doute trop proche des petons d’un sombre hère humain au visage couturé de cicatrices. Lorsque ce dernier leva son unique œil de borgne vers l’énorme carrure du nécromancien, il ravala sa haine, sa rancœur, et se détourna dans la bière qui, depuis longtemps, avait fait fondre ses muscles d’ancien combattant en une purée graisseuse dont il ne pouvait plus tirer grand-chose. Ainsi survivait-on, à Omyre, en se montrant plus fort, et en baissant les yeux devant plus puissant. De sa carrure et de sa taille, Gurth ne baissait pas souvent ceux-ci. Non par fierté, mais parce qu’il n’aimait rien d’autre que de provoquer la colère, la haine et le mépris de ceux qui pensaient pouvoir venir à bout de lui.
De son pas lourd, il s’approcha du bar et, commandant une bière, lorgna tout autour de lui. Aucune trace d’un type avec une peau de loup. Il n’était pas là, et il lui faudrait l’attendre, faute de piste. Se renseigner trop ouvertement sur sa cible n’aurait eu comme conséquence de ne pas le voir approcher du tout du Campement tant qu’il y serait. Il n’était jamais recommandé, à Omyre, de se rendre à un endroit où l’on était attendu. Et l’homme que Gurth cherchait avait un réseau suffisamment développé pour savoir que lui le cherchait, s’il commettait l’erreur de quémander sa présence.
Aussi attendit-il plusieurs heures, à boire une bière rance en regardant les clients aller et venir, décliner sous leurs verres ou attirés par quelque prostituée à la peau verte et aux hanches larges, des orquesses qui mèneraient aux minauds les abordant la vie dure, tant qu’ils ne les paieraient pas pour qu’elles cessent leurs violentes et douloureuses caresses dans l’étreinte sauvage d’un amour illusoire.
La lune était haute dans les cieux noirs et nuageux au-dessus de lui quand, à la lueur des torches, il vit l’homme qu’il cherchait. Celui-ci, escorté de plusieurs sbires encapés, comme une garde particulière armée jusqu’aux dents, sous leurs sombres livrées. Il passait de table en table, racolant les plus ivres pour son macabre spectacle du soir, leur faisant allonger la monnaie avant même qu’ils aient pu voir une babine de ses combattants enragés et lointains. L’ogre s’approcha d’eux alors que le sire molestait d’une claque à l’arrière de la tête un mauvais payeur. Il écarta de son chemin le sbire qui se pressa sur sa route pour l’empêcher de passer d’un revers de main, et prenant dans sa main gauche la tête de la victime, l’enserrant de ses doigts énormes sans qu’il puisse s’en soustraire, tendit une bourse rebondie à l’homme à la peau de loup, l’écrasant contre son poitrail dans un tintement métallique de pièces qui s’entrechoquaient.
« Ça, tu prends pour m’emmener faire voir de quoi tes clébards sont capables. Et sur place, t’en auras d’autres pour que j’fasse se battre ma propr’ bête. »L’homme, sans se faire prier, tourna son visage vers Gurth en empochant d’une main leste la bourse proposée, avant même d’avoir accepté le marché. Ce fut la première fois que le tulorain vit les traits de celui qu’il cherchait. Visage buriné aux traits durs et sévères, l’ancien prisonnier avait la mâchoire carrée et le nez tordu d’avoir été trop brisé. De petits yeux chafouins se perdaient sous des sourcils broussailleux, et une barbe poivre et sel aux moustaches pendantes entourait une bouche aux lèvres gercées et aux dents cariées. Il portait effectivement une peau de loup sur le dos, mais également la tête du canidé en guise de capuchon, qui retombait sur son front en ne laissant s’en échapper que quelques mèches filasses de cheveux gras et longs.
L’étranger jaugea un instant Gurth sous le regard attentif de ses sbires qui, aussitôt, avaient porté leurs mains aux armes à leurs ceintures, sans pour autant les dégainer. Méditatif, il plissa les lèvres dans un bruit écœurant de succion, et après un soupir proche d’un renâclement nasal, répondit.
« Ouais. Alors, tu vas nous suivre et pas faire de vague. »Il se détourna de l’ogre et ouvrit la route vers la sortie. Sans le lâcher du regard, Gurth libéra le mauvais payeur en lui écrasant le visage contre la table, et sans demander son reste, suivit le cortège sombre qui s’éloignait du comptoir, vers des ruelles secondaires qu’ils connaissaient sans doute bien mieux que le fanatique des dieux de l’ombre. Il n’avait cependant pas le choix que de les suivre, désormais.
Une nuit de cauchemar, l’Ogre avait passé,
Ultime avertissement d’un destin acculé.