Laissant derrière eux les cadavres sanguinolents et méconnaissables de leurs victimes, dont les âmes appartenaient maintenant à Phaïtos, et dont les corps n’étaient plus que bouillie infâme. L’Ogre suivit l’elfe dans le dédale des ruelles sombres d’Omyre, tentant de mémoriser silencieusement les voies empruntées, et trouvant des points de repère dans le paysage chaotique de la cité. Il n’était pas simple de s’y retrouver, dans le chaos. Mais c’était d’autant plus grisant pour lui, ce type d’environnement, où il s’insérait à la perfection. La grandeur de la noirceur, la puissance du supplice, la non-pitié de l’existence. Les gens d’ici, en quête de pouvoir et de cruauté, étaient bien démunis, pour la plupart. La loi du plus fort régnait en ces lieux. Et ses dieux, ceux qu’il servait avec tant d’acharnement étaient les plus forts. Et il représentait leur pouvoir en ce monde. Il était leur outil fidèle, médium de peur et de souffrance. Il allait renaitre ici, dans cette association caritative pour les œuvres du Mal.
Lorsqu’enfin ils arrivèrent au lieu dit « Les Thermes », Ashen entra dans l’édifice qui ressemblait fort, de l’extérieur, à une taverne, laissant Gurth sur le seuil, où il put lire une inscription de rigueur sur la porte :
Beuglons, piaillons en chœur.
Jusqu'à vous rendre sourds à nos clameurs
Et vous ronger le cœur.
Une agréable mise en garde pour quiconque passait la porte. L’elfe, bien entrée dans la pièce bruyante, mais pas trop, se tourna vers lui pour lui préciser qu’ils étaient arrivés à destination. L’Ogre inspira l’air de l’endroit : ça sentait la bouffe, l’alcool et le renfermé. L’odeur aigre de transpirations mêlées. Une taverne, oui, mais pas trop joyeuse, et à la sombre fréquentation. Il allait de surprise agréable en surprise agréable, dans cette noire capitale.
Il se baissa pour passer l’huche, et une fois à l’intérieur, ôta la capuche de cuir de son crâne chauve, se dressant de toute sa terrible stature. Les regards, curieux de voir revenir une elfe noire débraillée et maculée de boue et de sang, se tournèrent vers Gurth, non moins sale, mais bigrement plus imposant que la frêle demoiselle au teint d’onyx. En deux grandes enjambées boiteuses, il la rejoignit, et lui adressa la parole sans tenir compte des curieux. Une première parole adressée depuis cette ruelle, car ils avaient marché dans un silence macabre de rigueur.
« Bien. Et à qui, ici, dois-je m’adresser ? »Les possibilités étaient multiples : le tenancier, une tablée de clients douteux, ou pouvait-il encore exister des bureaux officieux cachés des regards. Faisant un tour d’horizon de son regard pâle, il surprit deux soudards en train de les lorgner avec goguenardise. Que se disaient-ils, ces soiffards moqueurs ? Voilà longtemps qu’il n’avait eu à corriger de ses poings épais les moqueries sur son physique. Depuis qu’il avait adopté un teint pâle, et une sombre réputation, son poids était plus synonyme de terreur que de rigolade. En serait-il différent ici ? Devrait-il faire preuve de violence et d’extrémités pour imposer son être au sein des rescapés de cette sombre taverne ? Seul l’avenir le dirait… Car pour l’heure, il resta calme, en apparence, même si ses poings se serraient, et ses mâchoires puissantes se crispaient.
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Gurth Von Lasch - l'Ogre de TulorimJe hais les testaments et je hais les tombeaux ;
Plutôt que d'implorer une larme du monde,
Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. (Baudelaire - Le mort joyeux)