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Un silence pesant, oppressant même, était tombé sur les alentours. J'avais beau être courageuse et m'attendre à quelque ordre mettant nos vies en péril, je fus tout de même surprise par la gravité et la puissance de la voix de Sans-Pitié. Quelqu'un qu'il aurait été stupide de sous-estimer ou de provoquer. Il fit une remarque sur la singularité de mon équipage et de ma personne avant de demander le nom de notre navire. Le bon point était qu'il se montrait poli pour un seigneur tant redouté, mais quand la brise souleva légèrement le rideau le masquant à ma vue, ce fut pour m'apporter brièvement la vision d'un regard pesant, dangereux. Non loin, je pouvais percevoir la terreur qui imprégnait notre Raie prisonnière.
Après avoir inspiré, j'appris à mon interlocuteur qu'il s'agissait de la Rascasse Volante, navire affrété par la jeune mais ambitieuse Confrérie d'Outremer. Curieux de connaitre ce que des représentants de notre famille faisaient sur son île, je l'informai être avec les miens porteuse d'une proposition et d'être en mission pour prendre contact avec tous les équipages libres de l'Aeronland. Sa voix, dotée d'une violence sous-jacente, s'éleva et pas pour laisser passer de réconfortantes paroles, bien au contraire.
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Vous apprendrez que la liberté ici est soumise à mes conditions. Vous avez perdu la vôtre dès le moment où vous avez violé le secret de cet endroit."
Derrière son chariot, ses gardes se mirent en mouvement en direction des barques. Je ne compris qu'à leurs regards dirigés vers les navires amarrés que leur destination était la Rascasse, ainsi que tous ses occupants blessés ou épuisés. Ma sève ralentit d'elle-même. J'espérais que l'équipage n'allait pas commettre quelque imprudence. Malgré la sensation désagréable qui m'envahissait à mesure que le prenais conscience de la situation, je m'efforçai de ne pas afficher mon angoisse. Il ne me fallait pas laisser paraître cette faiblesse face à Sans-Pitié ni tenter d'exiger quoi que ce fut, vue la position d'infériorité que j'avais. Ne pas le contrarier par un acte stupide ou faire quelque chose pouvant mettre en danger mes hommes.
Gagner du temps, pour me permettre de rebondir, peut-être.
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Puisque les miens et moi-même y sommes soumis, puis-je connaître la nature de vos conditions concernant la liberté ?"
Un sourire sans aucune chaleur accueillit ma question, précédant des mots m'éclairant d'une lueur bien blafarde sur sa volonté.
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Vous n'avez plus d'équipage, et vous n'êtes plus capitaine. Vous vivrez ici désormais, ou vous y mourrez. Les vôtres qui s'avèrent capables seront dispersés sur plusieurs équipages, le reste aura sa place dans mes marchés et mes industries. Vous m'accepterez comme seul maître, et ceux qui refuseront serviront d'exemple aux autres."
Des conditions claires et rudes comme un couperet, tombant en sus de l'air lourd, pendant que ses hommes, sur un claquement de doigts de sa part, s'emparaient de la Raie sang-pourpre prisonnière. Je fronçai les sourcils à cet énoncé. Mazhui savait-il ce qui risquait de se produire lorsqu'il nous avait envoyé ici ? Avait-il choisi un vaisseau neuf et un équipage très récemment intégré, donc d'une importance inférieure, comme appât ? J'eus quelques doutes, refusant de croire à une traitrise pareille de la part de l'ynorien, mais au lieu d'afficher la terreur que j'avais lu en Levik qui risquait fort de servir d'exemple, je souris franchement. Il avait beau me dominer, je n'avais aucune raison de courber l'échine et tout accepter sans rien dire de la part de Sans-Pitié.
Il savait ce qu'il voulait, moi aussi. Quand bien même je n'étais pas des plus expertes en matière de diplomatie, il me fallait limiter les dégâts autant que possible et surtout ne pas plier aisément. Garder le cap, pour la Confrérie.
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Des conditions logiques pour qui sait diriger. Sauf que cela ne m'avance pas concernant mon problème, cher maître. J'ai une sainte horreur de manquer à ma parole. J'imagine donc que si vous choisissez l'équipage et le vaisseau comme tribut, c'est que vous daignez prêter attention à la proposition de la Confrérie."
Sans-Pitié m'incita à poursuivre, curieux de savoir ce que les nôtres lui proposaient. Après lui avoir rappelé que les royaumes faisaient une chasse de plus en plus sévère aux équipages pirates, je lui explicitai les motivations de notre famille. Unifier les pirates pour faire contrepoids aux forces navales des royaumes, jusqu'à devenir une puissance redoutée par qui n'était pas issu des forces maritimes libres. Soulagée de pouvoir entamer concrètement la mission qui nous avait été confiée, je baissai ma garde et m'efforçai d'être la plus claire possible.
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"Nous avons déjà identifié de dangereux ennemis ainsi que des soutiens sur les continents, mais c'est vous qui possédez la force de frappe la plus respectable. Pour résumer le but de ma venue, voici : à court terme, la proposition que je vous amène signifie une trève et un respect mutuel entre nous, histoire de ne pas nous gêner bêtement en mer. À moyen terme, une alliance, vous permettant entre autres de commercer sans risque via nos réseaux continentaux et de compter sur le soutien d'autres contingents. À long terme, la domination et le partage de l'Aeronland, là où ceux que les continents rejettent trouveront leur place... Et leur en feront baver en retour."
Il y eut un silence plus pesant encore que le précédent. Le maître de l'Île prit une inspiration si longue et puissante que tous purent l'entendre aux environs. Comme la frappe d'une arme lourde, ses paroles tombèrent sur l'assemblée.
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Vous... Vous êtes nouvelle à ce petit jeu de piraterie, n'est-ce pas ?"
Alors, Sans-Pitié se leva et écarta ses rideaux, laissant apparaitre sa forme aux yeux de tous. Ou plutôt, de tous ceux qui, comme moi, n'avaient pas détourné le regard à temps. Un sang-pourpre de plus de deux mètres, orné d'os et de bronze, la peau bleue striée par des tatouages pourpres représentant le puissant drakarn. Sa musculature était comparable à celle d'un berserker orque, mais ses traits, ceux d'un homme à l'âge de force, étaient emprunts d'une sévérité royale. Ses yeux noirs nous fixaient avec mépris.
Lorsque son regard dévia sur Levik, un ordre fut donné sans une parole. La Raie se vit donner une dague. Le pirate tremblait et suait, mais devant tous et sans hésiter, il cria des paroles qui se glissèrent sous mon écorce comme le ferait un reptile. "
Je vous précède sur la Mer Blanche ! A la gloire du Sans-Pitié !" Puis, la lame fut plantée dans sa gorge par ses propres mains, exactement comme il l'avait voulu à bord. Reportant mon regard sur le maître des lieux, je fus brutalement assaillie de sensations désagréables puis bientôt de visions. Des visions de massacre et de domination, de viol et d'esclavage, des crimes commis en mer par le Sans-Pitié et ses serviteurs. Il jouait à un tout autre niveau que nous. Il était même bien au-delà de ce à quoi je m'étais attendue. Ce n'était pas juste un pirate suivi par le nombre, mais un
Seigneur pirate qui avait du vivre des centaines de combats et causé plus de douleur à autrui que tout mon équipage réuni.
Baissant la tête, battue par la douleur fulgurante et insupportable causée par ces témoignages visuels qui m'assaillaient sans discontinuer, je grimaçai. Mon corps flancha, m'obligeant à poser un genou au sol alors qu'au-dessus, bien au-delà de ce que j'étais capable d'affronter, la présence de Sans-Pitié me clouait sur place. Sa voix résonna une nouvelle fois, délivrant une sentence et une vérité aussi naturelles qu'évidentes.
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Votre proposition d'alliance est une misérable farce. Je suis celui qui provoque la peur des royaumes. L'Aeronland est mon prix, mon droit. Sur votre petite rascasse, vous étiez peut-être le capitaine, mais ici... Je suis leur dieu."
Ma tête tournait et je crus de longs instants que ma sève avait fini par se changer en ambre dans mes canaux tant mon corps me semblait de plomb. Avec la même confiance et prestance qu'à son exposition, il retourna prendre place dans son véhicule. Celui-ci et sa suite nous laissèrent là pour repartir en direction du village. Je parvins après de longues secondes à diriger mon regard vers notre belle et brisée Rascasse pour découvrir avec abattement flotter le drapeau rouge présent sur tous les autres. Et le pire de tout, elle était vide de son équipage. Tous mes hommes et femmes avaient été maîtrisés par la garde de Sans-Pitié.
Mon serpentin, déjà serré sur lui-même, grinça encore tant je le crispai. Malgré la raideur de mon écorce, je parvins à le lever puis à l'abattre sur le sol une fois. Je recommençai encore et encore, perdant le compte du nombre de fois où je l'avais fait. Lorsque mes yeux clairs se posèrent sur mon tricorne, je ressentis une profonde hargne, comme si ce galurin se gaussait de moi et surtout de mon incapacité à empêcher cela. À l'instant où j'allais l'aplatir avec dégoût, j'aperçus le pendentif dent de requin offert par Eliwin se dégager de mes habits et pendre à mon cou.
(
Garder le cap... Taper sur les messagers, tout le monde le fait... )
Dédaignant toute main qui se serait tendue vers moi pour me relever, je le fis seule, rangeai précautionneusement mon pendentif et ramassai mon tricorne. La preuve que j'étais devenue capitaine me semblait bien dérisoire à présent. Pour le bien de la Confrérie, j'avais offert malgré moi un navire et tous ses occupants à un être plus effrayant encore que Von Klaash. Certes, nous avions la vie sauve, mais combien de temps cela allait-il durer ? Allions-nous finir par être aussi serviles que Levik ? À périr avec au visage une joie de pur fanatisme pour un être se qualifiant de divinité, et par nos propres mains ?
Je me tournai vers Leyna, Eliwin et Samrik mais conservai mon tricorne à la main. Si Sans-Pitié avait raison sur un point, c'était que je ne portais plus officiellement mon titre de Capitaine. Ils allaient m'en vouloir de ne pas avoir su préserver leur liberté, ou peut-être pas pour Samrik qui contemplait encore la voie prise par l'être le plus fort et puissant qu'il devait avoir croisé. Le maître de l'Île était terrifiant, dangereux, et surtout conscient de tout cela. Si la situation me laissa songeuse un moment, j'étais quelque part soulagée que ce fusse la Rascasse et pas le vaisseau amiral de la Confrérie dans ce port.
"
Être si insignifiants qu'il ne prend même pas la peine de nous faire surveiller. C'est si... Frustrant."
J'amenai ma main libre à mes yeux clairs, les frottant avec lassitude.
"
Cela ne s'est pas passé comme... Escompté."
D'un côté, je voulais entendre ce qu'ils avaient à dire. De l'autre, je me doutais que la présence du corps chaud de Levik à proximité n'allait pas aider à ce que leurs paroles fussent des plus positives.
Par Moura, qu'étais-je allée faire, et tous ces survivants composant mon équipage, dans cette galère ?
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