...Les cris s'étaient peu à peu éloignés derrière Yurlungur et Dorika tandis qu'elles chevauchaient vers Arothiir, hardies et vaillantes. La jeune femme semblait vouloir s'écarter au plus vite du groupe qu'ils avaient abandonné - c'était le mot - et avait lancé son cheval vivement sur les plaines. Une fine poussière s'élevait derrière elles et, grâce à leurs protections au visage sans doute et un parfum de chance, elles ne subirent pas davantage les effets du gaz néfaste. La fillette, sans trop pouvoir s'en empêcher, se demandait ce qu'il advenait de Charis et de Karz, alors que le sort du nain ou de Xël lui était plutôt indifférent. S'en voulait-elle de les avoir laissés derrière ? Peut-être, un peu. Mais dans tous les cas, elle avait su improviser sur l'instant une excuse toute faite et cela avait dû plaire à Dorika. Sans avoir froissé Charis (elle l'espérait) ni les autres membres du groupe en direction de Methbe-el, si elle se souvenait bien du nom de cette lointaine cité du désert, elle avait donc réussi à ne pas se frotter à ce nain au demeurant fort désagréable.
N'avait-il pas jugé les aventuriers couards et lâches de ne pas vouloir l'accompagner ? Tout en songeant à cela en étant balancée par le trot rapide du canasson, un sourire ironique s’épancha sur le visage de l'enfant. Croyait-il donc que tout lui était acquis ? Et dire que c'était à présent son orgueil qui mettait en péril la survie du groupe... Il ne restait qu'à espérer qu'il ne parviendrait pas à blesser mortellement l'un de ceux-là, quoiqu'ils semblassent assez résistants.
Finalement, après une petite heure à allure soutenue, leur monture montra des signes de fatigue et, toutes deux bienveillantes qu'elles étaient, elles (enfin, surtout Dorika) décidèrent de la laisser se reposer : elle pouvait à présent avancer moins vite. N'était-ce pas là un gage de leur bonne volonté ?
Il semblait bien que Dorika, pressée comme jamais, souhaitait arriver à Arothiir le plus tôt possible. À vrai dire, Yurlungur ne savait si cela partait d'une intention louable et commune à elles deux, à savoir de mettre de la distance entre elles et le groupe de derrière afin de paraître le moins suspectes possibles, ou si la femme masquée avait d'autres objectifs en tête, objectifs qu'elle refuserait sans aucun doute de révéler à la gamine. Mais bon, il serait toujours temps d'en apprendre un peu plus en la collant au possible une fois dans Arothiir. Ne serait-ce pas là l'attitude parfaite d'une fillette arrivant dans une nouvelle cité vis-à-vis de sa sœur ?
Malgré la gêne pour parler qu'occasionnait le ruban qu'elle portait sur la bouche, Yurlungur se décida enfin à briser le silence :
« Dorika, il faut que nous décidions des dons que nous sommes supposées posséder. Vous vous souvenez de ce qu'a dit le Chevalier tout à l'heure, n'est-ce pas ? Pour ma part, je pense prétendre pouvoir lire l'avenir. »
Tout cela avait été annoncé d'un ton parfaitement clair, sans bavures ni intonation spécifique : en fait, on aurait dit qu'elle avait préparé ses paroles et qu'elle ne faisait que réciter. Après un court instant de pause, elle précisa sa pensée :
« Un tel pouvoir, tel quel, serait impossible à exercer. Disons, des prédictions sibyllines, presque incompréhensibles, laissant seulement vaguement quelques indications par rapport à un futur possible. Mais afin de ne pas rendre ce don trop envahissant, enchaîna-t-elle d'un ton tout aussi anodin, je pense jouer aussi le jeu d'un pouvoir épuisant et douloureux. Enfin, grosso modo, je me débrouille. »
C'était surtout sur cette dernière phrase qu'il fallait insister avec Dorika. Même si elles ne se connaissaient que depuis deux jours, la petite fille reconnaissait en elle le profil parfait d'une solitaire. Il y en avait bien quelques uns, à Dahràm, qui agissaient pour le Gros Néral ou pour d'autres petits chefs : jamais ils ne se pliaient tout à fait à la coopération et, par-dessus tout, il leur était cher de préserver leur indépendance, leur secret et leur solitude. Or, en lui signifiant clairement que Dorika n'aurait pas à se préoccuper d'elle davantage, Yurlungur espérait bien couler dans le sens de ce que la jeune femme attendait d'elle : ainsi il serait d'autant plus facile de se voir révélés les véritables intentions de la dame mystère.
(C'est un joli surnom,) songea-t-elle en lui lançant un bref coup d'œil, puis elle reprit :
« Pour toi, je ne sais pas ce qui t'arrange le plus. De toute façon, si tu ne parles pas énormément, tu n'auras pas à le dévoiler - et puis, tu peux aussi jouer avec le secret et refuser d'expliquer en quoi il consiste... Je suis sûr que ça t'ira à merveille. »
Il y avait bien une petite pique là-dedans : elle soulignait le silence de l'escrimeuse venue d'Exech et pointait tranquillement ce qui était à la fois une force et une faiblesse. Trop nombreux étaient ceux qui n'accordaient à la parole qu'un rôle mineur et un intérêt moindre. Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ! Pourtant, il était possible de s'en sortir ainsi, et combien de nobles, d'incapables en tout genres et d'hypocrites masqués n'avaient pas usurpé une place par une ingéniosité brillante et des promesses en l'air ?
Dorika, peut-être blessée par la remarque, resta un moment coite avant de rétorquer qu'elle y réfléchirait. Dans la tête de Yurlungur, cela signifiait une chose : Dorika ne lui dirait rien, à priori. Il était possible qu'elle se trompe et que la dame mystère se décide finalement à lui annoncer quel don elle comptait faire mine d'avoir, mais ce ne serait probablement pas le cas. Tant pis.
Et, effectivement, le reste de leur chevauchée se déroula sans accroc ni accident jusqu'à leur arrivée devant une construction absorbée par les rocs mêmes. On voyait, ici et là, des toits ou des murs de bois émerger, inscrits dans les rides de la petite montagne, ou grande colline, sur laquelle ils avaient poussés tels des champignons, épousant la forme du relief et se fondant dans le paysage. Ce n'était pas bien dur, à vrai dire, puisque les nuances de couleur étaient assez pauvres : c'était uniformément une couleur jaunâtre, très claire, oscillant parfois sur le blanc ou le gris, mais tout le reste semblait banni.
Tout autour des bâtiments, des Hommes Pâles se mouvaient et travaillaient, sans paraître bien gênés par le soleil qui avait tapé toute la journée sur les deux cavalières. On remarquait cependant partout qu'ils prenaient soin, tout comme Dorika et Yurlungur, de couvrir leur visage : c'était donc que du gaz pouvait arriver jusqu'ici. Mais partout où se posaient le regard des deux aventurières, il n'y avait que sueur, poussière et haillons de travailleurs : il ne semblait pas y avoir par ici de responsable auquel elles pourraient s'adresser.
Le temps que la fillette fasse ce constat, Dorika s'était déjà avancée jusqu'aux ouvriers et l'une d'eux s'avança vers eux, l'enfant remarquant avec un certain malaise le manque cruel de vêtements pour cacher ses formes. Non pas que voir celles-ci la gênait, mais simplement parce que d'ordinaire, on les montrait de manière plus détournée - avec des vêtements moulants, par exemple. Ici, c'était plus qu'autre chose le manque total de pudeur qui était visible.
C'était, comme elle l'annonça, la dernière mine en activité, nommée Za'lahak. Après s'être succinctement présentée, Speeh leur demanda les raisons de leur venue en ces lieux. Et contre toute attente, ce fut Dorika qui prit la parole après un léger tressaillement, comme si les paroles pourtant banales de la travailleuse avaient en elle un écho lointain et profond. Sans grande hésitation, elle donna leurs noms respectifs et informa qu'elles se rendaient à Arothiir, ayant cependant besoin d'un abri pour cette nuit.
Speeh, après un instant passé à les jauger - Yurlungur tenta un sourire charmant avant de se souvenir que, de toute façon, celui-ci n'était guère visible -, les fit en fin de compte descendre de leur monture et les emmena à travers le corps de bâtiments. Toutefois, elle ne les mena pas à une chambre mais à une personne qu'on reconnaissait être au premier regard le chef de la mine, ou peu s'en faut.
Son accoutrement ne jurait-il pas avec celui de la travailleuse ? Alors que celle-ci n'avait guère plus qu'un bout de tissu pour se couvrir les épaules, lui portait des fourrures et d'autres ornements. Son air fatigué, le fait qu'il ne soit pas au travail, la relative richesse de ses vêtements : tout cela faisait clairement comprendre à Yurlungur qu'on les avait menées au responsable pour qu'il juge si oui ou non elles pourraient rester. Somme toute, c'était parfaitement compréhensible.
Après que Speeh eut expliqué en une seule phrase la requête des deux “Esserothéennes”, le chef désigné les toisa à nouveau avant de leur demander ce qu'elles iraient faire à Arothiir - avec un peu moins de politesse.
Yurlungur lança un coup d'œil à Dorika - c'était elle, l'adulte de la famille qui avait pris la parole tout à l'heure - mais celle-ci semblait simplement prise de court. Elle ne réagissait pas le moins du monde et, instantanément, la petite fille comprit. (Quand on chasse le naturel, il revient au galop...) Le silence allait commencer à s'installer, gênant et éliminatoire au vu de la suspicion de leur interlocuteur, lorsque Yurlungur abaissa son ruban pour parler plus librement, dévoilant un sourire ingénu.
« Enchanté, messire... récita-t-elle telle la gentille fillette qu'elle jouait, inclinant légèrement la tête en avant, comme pour montrer qu'elle connaissait ses leçons de politesse. Dorika et moi avons quitté Esseroth pour nous installer à Arothiir. »
Elle lança un rapide coup d'œil vers Dorika - celle-ci ne réagissait toujours pas - et inclina la tête sur le côté, toujours avec le même sourire :
« Durablement, précisa-t-elle. »
Elle sentait posés sur elle les regards des diverses personnes présentes : si elle se souvenait bien de la carte qu'on leur avait présentée à la Tour d'Or, Esseroth et Arothiir étaient presque à l'opposé l'une de l'autre sur l'ensemble du monde connu d'Aliaénon. Ah ça oui, ils ne devaient pas recevoir de la visite de là-bas tous les quatre matins.
Mais si Dorika n'approuvait pas et restait silencieuse tout du long, laissant Yurlungur, une gamine de treize ans, expliquer tout ce qui concernait pourtant des affaires sérieuses et bien loin de son domaine d'action à priori (ne devait-elle pas se satisfaire de jeux et d'histoires pour dormir ?), leur comportement ne paraîtrait que plus anormal, aussi se tourna-t-elle franchement vers la jeune femme et demanda-t-elle, tout sourire :
« Pas vrai, grande sœur ? »
Son regard revint à l'homme en face d'elle, survola les travailleurs derrière, croisa celui de Speeh. Puis il en vint à s'égarer sur les multiples détails qui parsemaient les bâtiments alentours et la roche creusée : elle jouait là son rôle parfaitement, tout à fait absorbée par la contemplation d'un environnement nouveau et semblant ne pas comprendre, à en voir son expression joyeusement béate, tout ce qu'impliquait leur apparition en ces lieux.
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