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J'avais beau avoir réglé mon différent avec l'insubordination de mon matelot, l'irritation qui en résultait persistait. C'était à la fois grisant et effrayant. Avant de connaître la Confrérie, jamais mon ressenti n'avait été aussi fort, aussi apte à motiver mes actes, aussi... Semblable à celui des sang-rouges. Alors que mes bottes claquaient tandis que je me dirigeais vers le port, mon regard clair se posa sur ma main. Celle qui avait saisi le demi-garzok à la gorge. Je percevais encore la pulsation contre mon écorce. Heureusement pour lui qu'il était costaud, et que mes serpentins n'étaient pas d'une nature tranchante, sans quoi... Brièvement, je me mis à imaginer la couleur carmin glisser entre les sillons de ma paume. Comme de l'eau, mais en plus épais. D'une beauté étrange, mais aussi d'une tristesse innommable, car signifiant qu'une vie était sur le déclin.
Ma vision fut perturbée par un à-coup, lorsqu'un journalier du port percuta accidentellement mon épaule. L'elfe de grande taille portait un empilement de deux caissettes en bois sombre masquant en partie sa vue, et le choc le fit chanceler d'un côté et de l'autre, à grands renforts de sons étranges.
"
Hé ! Ho ! Houl... Lààà ! Houlààà ! Non !"
La vue chassa l'étouffant sentiment macabre qui commençait à m'envahir, et j'allongeai les foulées. Passant à côté de lui, je plaquai mes serpentins contre les caisses, aidant à les stabiliser. Après quelques instants de tremblement, la tête blonde passa sur le côté, affichant un grand sourire. Son remerciement s'amorça, mais quand il remarqua quelques détails quant à mon aspect, le mot stoppa net. À la place, ce fut une lueur étrangement brillante et me causant de l'inconfort que je vis dans ses yeux. Regard particulier s'il en était, car l’œil gauche était bleu et le droit marron.
Encore quelque peu remontée par mon altercation récente, je ne fis que saisir le bord de mon tricorne pour le saluer, et me diriger vers les ateliers du port. Et derrière moi, le bruit de claquement de bottes se faisait, persistant, s'arrêtant quand je cessais de progresser, passant aux même endroits que moi. J'augmentai le rythme de mes pas jusqu'à un chantier naval, avant de me retourner brutalement. Et de voir l'elfe blond, les caisses en appui contre une paroi, à continuer de me détailler. Ma langue claqua d'elle-même. Je lui adressai un regard glacé, répondant à l'artisan venu s'enquérir de ma venue.
"
Certains par chez vous aiment faire semblant d'être utiles."
Ciblé par les regards, l'importun s'éclipsa, aussi vivement que le transport d'objets aussi encombrants le permettait, et non sans me laisser méfiante. Après m'être présentée et avoir requis des artisans pour l'entretien de la Rascasse, je me vis accompagnée d'un elfe blanc et d'un bleu. Visiblement, mes descriptions de l'état du vaisseau ne suffisaient pas. Ou alors, j'avais pour une fois affaire à des êtres consciencieux et aimant le travail bien fait.
Alors que nous empruntions la voie vers le lieu de mouillage de mon navire, j'aperçus une silhouette familière. Mon ami Nahöriel, accroupi, à scruter le mouvement de petits navires entrant ou quittant la rade. N'était-il pas parti en compagnie de la Prêtresse ? Je l'appelai, mais il n'y réagit pas, m'incitant à indiquer la Rascasse à ceux qui me suivaient en les laissant prendre de l'avance, et à bifurquer vers lui. Il fallut le sourd claquement de mes bottes à côté de lui pour que le semi-humain tressaillît, avant de braquer des yeux écarquillés dans ma direction. Après m'avoir reconnu, il changea d'expression. Quelque part, j'étais persuadée que s'il n'était pas mécontent de me voir, il s'était surtout attendu à la venue de quelqu'un d'autre. Il avait une chose sur la conscience, car il ne me targua pas de son habituel "Mytha'" ou "Cap'taine Mytha". Appuyant sur la garde de mon épée pour que le fourreau ne ripât pas au sol, je pris place à côté de lui, posant la réserve d'essences à côté de moi, sans rien dire.
La vue avait quelque chose de nostalgique. Le bruit d'un port animé, le mouvement des dockers, le clapotis des vagues contre les pontons. Tout concourait à ramener le souvenir de ce moment passé sur le port de Tulorim, lorsque nous avions pris conscience tous deux du lien d'amitié que nous avions forgé. Un moment de paix, avant d'entrer dans ce bureau de la Confrérie. Avant... Tous les événements plus ou moins incroyables nous menant à ce jour.
Petit poids contre mon épaule, d'un Nahöriel appuyant la sienne dessus. Pas besoin de le regarder pour savoir.
"
C'compliqué les femmes."
Silencieuse, je songeai qu'une seule représentante de la gente féminine devait être désignée par cette phrase. Et la suite de la discussion me le confirma.
"
Mais c'pour... C'est pour la force de caractère qu'elle a que je l'aime tant."
"
Tu as quand même fait des progrès. Maintenant, tu peux le dire sans bafouiller."
"
Eh, c'est pas très sympa ça, Mytha'."
"
Vraiment ?"
À mon air moqueur, le demi-elfe offrit une expression boudeuse. Il poussa un soupir, et un petit sourire lui revint. Il cala une mèche brune derrière l'oreille porteuse de l'anneau d'or, et inspira longuement. Sa peau mate avait un peu bruni après notre séjour en mer, sa musculature s'était un peu affirmée aussi, mais en gros, c'était toujours celui que j'avais rencontré contre mon gré à Yarthiss. Sauf qu'il avait gagné en maturité.
Je pris une profonde inspiration à mon tour, me demandant ce que mon camarade pouvait bien ressentir en ce moment. J'avais beau connaître les sentiments tels que la colère, la peine et l'affection, ce qu'il éprouvait à la pensée de la Prêtresse demeurait un mystère à mes yeux clairs. Il y avait bien des mots que l'Ancien avait tenté de me faire comprendre dans les relations entre vivants, comme la jalousie, la possessivité, le désir... Mais c'était comme si les notions se heurtaient à ma nature elle-même. Je n'avais pas la moindre idée de ce que cela faisait ressentir, et n'avais trace de cela qu'à travers les réactions de mon ami.
Je demeurai un moment à ses côtés, puis me rappelai que je devais quand même rejoindre le binôme d'artisans à bord, et rapporter les achats à l'infirmerie de bord. À peine fus-je debout que Nahöriel m'interpella, m'offrant un visage détendu, et même résolu.
"
T'inquiète pas. J'vais tout faire pour qu'elle comme toi soyez fières de moi ! Parole de Nahö' !"
"
Je n'en doute pas. Mais un conseil... C'est à elle que tu devrais aller dire ça."
Le demi-elfe effleura la cicatrice de sa pommette avec amusement, et je ne résistai pas à l'envie de l'ébouriffer un brin avant de me remettre en route. Nahöriel avait cet incroyable don de chasser mes pensées négatives, volontairement ou pas, d'ailleurs. C'était peut-être pour ça qu'en m'éloignant de lui et en retournant auprès de la Rascasse, ma méfiance reprit le dessus.
Non loin du ponton où mouillait mon navire, quelque chose qui aurait du être anodin attira mon attention. Maladroitement empilées, et abandonnées, elles étaient là, m'incitant à hâter le pas vers la Rascasse, la main sur la garde de ma lame.
Les deux caissettes de l'ennuyant elfe blond.
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