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Yurlungur, la jeune enfant, propose de veiller en ma compagnie. Si mon premier réflexe est de protester, arguant qu’une enfant n’a rien à veiller, je ravale rapidement mes mots et mes protestations. Elle est déjà des nôtres, quoi que je puisse en penser, aussi est-il préférable que nous la considérions comme l’un d’entre nous. Prendre des tours de garde en fait partie, et si cela peut en plus l’aider à être vigilante et à apprendre, tant mieux.
Je hoche donc la tête à son adresse, indiquant que je lui donne mon accord pour veiller en ma compagnie. Karz décide à son tour de se joindre à nous, m’appelant Porte-Braises, ce qui me vaut d’incliner la tête sur le côté en me demandant ce qui me vaut cette appellation. Il propose de profiter de ce tour de garde pour répondre aux questions que je me pose et j’acquiesce, le remerciant.
Mon tour de garde arrive et je me tire de mes couvertures, au début un peu groggy, et me prépare une boisson chaude devant le feu. Je suis rapidement rejointe par Karz et Yurlungur. Si l’homme aux atours si étranges s’écarte un peu, je me retrouve avec la jeune fille auprès du feu. Autour de nous, le troupeau de buffalas paît tranquillement, indifférent au groupe que nous sommes. Il semblerait qu’aucun n’ait pour le moment décidé de s’en prendre à nous.
Je finis par me tourner vers l’enfant :
- Je me demande, qu'est-ce qui a pu pousser une jeune fille aussi jeune que toi à venir sur ce monde et en affronter les dangers ? Ne me réponds pas, évidemment, si tu ne le souhaites pas.
Elle me répond d’abord par une moue boudeuse me disant qu’elle s’est déjà dévoilée à un autre membre de l’expédition et qu’elle n’aime pas se répéter. Elle poursuit en lançant un coup d’œil à Karz en disant que, de toute façon, cela n’a aucune importance qu’elle soit un enfant ou autre chose à partir du moment où elle peut se rendre utile. Ses propos assemblés me font hausser un sourcil. Me serais-je mal exprimée ? Loin de moi l’idée de la froisser, je souhaitai simplement engager la conversation et en apprendre plus sur elle.
La petite poursuit en disant avec un sourire que de toute manière, elle a l’habitude que l’on ne la pense pas à sa place. Son expression se durcit pour souligner qu’elle fera ce qu’elle veut et qu’elle n’est pas ma mère.
Mon haussement de sourcil s’accentue avant de retomber au moment où je hausse les épaules. Je lance un regard vers les flammes qui dansent devant mes yeux avant de répondre :
- En effet, je ne suis pas ta mère, pas plus que je n'ai l'intention de l'être. De même que ton utilité n'avait rien à voir dans mon interrogation.
Je pourrais justifier plus amplement ma question, mais si la petite ne souhaite pas parler, je n’ai pas la moindre intention de la forcer. Elle me répond pourtant aussitôt que j’ai souligné sa jeunesse et que je ne suis pas la seule à l’avoir fait, me demandant si j’aurais également souligné cet âge si elle avait eu une toute autre apparence.
Surprise, je tourne la tête vers elle, le même sourcil levé et une lueur amusée dans le regard. Manifestement, elle n’a guère apprécié son appellation de jeune fille. C’est pourtant bien ce qu’elle est, et je l’aurais également appelée ainsi si elle avait eu une toute autre forme, de la même manière que j’appelle ser, messire, seigneur, dame, demoiselle toute autre personne. Il ne s’agit là que d’une simple politesse. Je décide cependant de lui répondre sur le pourquoi de ma question.
- Oui. Exactement de la même manière que je me suis enquise des motivations de mes autres compagnons.
Chose que j’ai par ailleurs déjà faite, que ce soit avec Celemar, notre preux Chevalier d’argent ou le Sergent. La jeune fille – car jeune fille elle est – lève les yeux au ciel en admettant qu’elle a peut-être fait une erreur, mais admet ne pas comprendre l’intérêt de ma démarche. C’est bien la première fois que l’on me reproche d’engager une conversation avec une personne.
Mon regard, néanmoins, se replonge dans le feu alors que je réfléchis à sa question.
- Les histoires des uns et des autres sont autant d'expériences que je trouve intéressantes. Elles expliquent le présent d'une personne, ses actions et ses réactions, elles l'ont forgé, que ce soit en accord ou en opposition à ce que cette personne a vécu.
Je marque une légère pause, rassemblant mes pensées avant de poursuivre.
- Nous sommes tous engagés ici, sur Aliaénon et allons sans doute vivre des choses dangereuses et j'aime avoir un aperçu des personnes qui vont m'entourer dans ces situations. Leur passé lui-même n'a pas d'importance, ajouté-je en lançant un regard à Karz. Mais ce qu'ils en font aujourd'hui en a.
Yurlungur regarde à son tour le feu, me disant qu’en ce cas, son passé lui-même n’a pas besoin d’être dévoilé, répondant qu’elle n’est ici que pour se distraire. J’aurais beaucoup aimé lui demander ce qu’une fille de son âge pouvait trouver de distrayant dans le danger que nous allons affronter. Son intérêt devrait se trouver dans les jeux de rôles avec ses amis, pas au milieu d’aventuriers vétérans. Néanmoins, elle s’est montrée très clair dans son absence d’envie de répondre à des questions personnelles, aussi je retiens mes questions.
Elle enchaîne rapidement, sautant d’une idée à l’autre en me demandant si je sais pourquoi les gens ont inventé les distractions, les jeux et les histoires alors qu’elles n’ont que peu d’intérêt pratique. Je vois dans ses yeux une lueur malicieuse alors qu’elle me pose cette question. Avant de lui répondre ce que je pense, personnellement, je me sens obligée de revenir sur ses propos.
- Le passé d'aucun d'entre vous a besoin d'être dévoilé, je n'ai aucun droit de le demander, pas plus que je ne le souhaite.
Je lui lance un petit regard en coin en répondant à sa question, me demandant où elle souhaite en venir.
- Je trouve que les histoires et les jeux ont au contraire beaucoup d'intérêt.
Je me souviens des jeux nombreux que nous avions au sein de mon clan, des histoires que nous nous contions au coin du feu. Tout ceci avait pour but de nous faire nous sentir mieux, de créer des liens entre nous et de les renforcer par toutes ces expériences et ces rêves communs.
La petite s’agite alors en s’exclamant que ce n’était pas ce qu’elle souhaitait dire. Que les histoires ont un intérêt, certes, mais qu’il était profond et caché. Je ne puis qu’acquiescer, cela rejoint ce que je pensais à l’instant.
- L'intérêt est en effet profond et caché, il est à la fois social et profondément personnel.
Sautant une nouvelle fois d’une idée à l’autre, Yurlungur hausse les épaules avant de regarder de nouveau le feu en s’exclamant devant sa beauté. Cette remarque m’arrache un sourire alors que je replonge à mon tour mes yeux dans les flammes en répondant d’un air rêveur :
- C'est aussi l'impression qu'il me donne. J'ai parfois le sentiment que celui que j'ai en moi, celui qui est entré sur Aliaénon, y répond et voudrait le rejoindre.
Quand est-ce que j’ai arrêté de craindre les flammes ainsi ? Je me souviens pourtant de celles qui ont ravagé le campement de mon clan, leur puissance horrible. Etait-ce au moment du contact avec la clef, ou est-ce venu avant, ou après, progressivement ? Je l’ignore, toujours est-il que les flammes lovées autour de mon cœur semblent bondir à chaque rebond du feu, comme si elles voulaient le rejoindre dans sa ronde.
La petite me demande alors si je connais des histoires car Celemar lui a dit en connaître, mais sans vouloir les lui raconter. Son ton boudeur et accusateur m’arrache un nouveau sourire. Elle a beau faire sa grande et adulte dans ce monde de vétérans, elle n’en reste pas moins une enfant avec les réactions de quelqu’un de son âge.
- Il ne sait peut-être pas raconter des histoires, dis-je avant de reporter mon regard sur le feu en me demandant ce que je pourrais lui raconter. Oui, je connais beaucoup d'histoires et certaines sont même vraies. Pourquoi, tu veux entendre des histoires ?
Son visage s’illumine d’un sourire, m’en demandant une avant que je ne parte pour Methbe-el, bien qu’elle ne parvienne pas à prononcer correctement le nom de la cité. Visiblement, elle rechigne à voyager en compagnie de Dorika qui serait trop peu loquace à son goût.
- Methbe-el. Que veux-tu comme histoire ? Une légende de Yuimen ?
La petite répète le nom de la ville pour en saisir la prononciation avant de me dire de choisir, mais qu’elle aimerait une histoire d’Aliaénon avant de s’asseoir en tailleur devant moi, dans l’expectative.
J’esquisse un sourire en réfléchissant à ce que je pourrais lui raconter, mais l’histoire s’impose d’elle-même.
« Cette légende prend place dans le Désert du Raa’ska, celui de Methbe-el, celui de Neo-Messaliah la Tour des Sorciers de Feu d'Aliaénon. Elle commence au moment où ces cités n’étaient pas encore des songes dans l’esprit de leurs bâtisseurs. Les Sorciers de Feu vivaient alors dans la cité de Messaliah et regardaient avec envie vers le Désert du Raa’ska, le désert de feu, si proche et pourtant inaccessible car onde rougeoyante et brûlante qui s’étendait à perte de vue, si brillante que même les ténèbres de la nuit ne parvenaient à l’étouffer. Alors, les Sorciers de Feu, les Cadi Yangin, l’observaient, fascinés.
L’un d’eux, celui qui devint plus tard le plus grand des Cadi Yangin mais qui n’était alors rien d’autre qu’un simple apprenti, voyait dans ce Désert une source de fascination si grande qu’il en perdait le sommeil. Ses songes se dérobaient pour ne laisser place qu’au feu bouillonnant du désert. Un soir, il décida une fois de plus de se rendre à l’orée du désert. Ce soir-là, une femme le retint, il s’agissait d’Almira Mayssà, Protectrice de Messaliah, sa promise. Elle avait vu avec inquiétude cette fascination grandir dans le cœur du jeune apprenti et de nombreuses fois elle l’avait mis en garde. Mais rien n’y fit, l’obsession subsistait et il s’en alla aux abords du désert de feu. On dit qu’il s’y endormit et qu’il rêva. Dans ce rêve, il vit une flamme se détacher du désert incandescent pour venir à lui. Interloqué, curieux, le jeune apprenti s’en alla à la rencontre de cette flamme. Longtemps il la suivit, il la traqua, frôlant le désert brûlant sans jamais se laisser aller à faiblir. Pourtant, même dans les rêves, le corps humain a ses limites et il finit par tituber avant de s’effondrer, épuisé, dans le sable. Il n’en fallut pas plus à la flamme pour s’approcher de lui, prenant forme sous ses yeux larmoyants. Il s’agissait de Vâkkar Tï, le marcheur de feu, une légendaire créature bipède aux sabots de cheval. Son corps était igné, comme fait de braises et à la place de sa tête se trouvait une boule de feu.
Lorsque le jeune apprenti comprit qui était l’être qui se trouvait devant lui, il se mit à genoux devant ce dieu vivant et l’abreuva de lamentations pieuses. Vâkkar Tî n’eut que faire de ses propos et lui répondit ainsi :
« Toi, Sorcier, tu m’as vu courir dans la nuit. Et pour ça, j’exhausserai ton vœu le plus cher. »
Le jeune apprenti, voyant ses rêves devenir réalité, répondit, une lueur fanatique dans les yeux :
« Je veux voir le Désert de feu de près, et y survivre. »
Un son sinistre emplit l’air autour de l’apprenti qui comprit dans un sursaut qu’il s’agissait là de son rire. Dans un autre sursaut, il la vit disparaître dans les ténèbres.
La jeune sorcier, persuadé d’avoir été victime d’un mauvais rêve, se redressa dans le désert et s’en retourna vers les lueurs rassurantes de Messaliah. Il se traîna jusqu’à chez lui, affrontant le regard inquiet d’Almira avant de s’effondrer sur son lit pour s’enfoncer dans un sommeil empli de cauchemars. Dedans il y voyait sa douce Almira brûler aux côtés de tout ceux qu’il aimait. Il se redressa, en sueur, paniqué.
Autour de lui, sa chambre était en feu. Dehors, une tempête de sable faisait rage, une tempête gigantesque qui ravageait tout sur son passage. Et il comprit, il comprit qu’il avait devant lui Tufan, le cataclysme. Le sable était fait de feu et bientôt il fut mêlé des cendres de Messaliah qui brûlait. Il entendait, au loin, les cris des habitants tandis que la mort ignée s’abattait sur eux, le laissant immaculé. Le désespoir s’abattit sur lui car il savait que Vâkkar Tï n’avait pas été un rêve, mais la réalité. Derrière lui, il entendit les cris d’Almira Mayssà, la Protectrice de Messaliah. Elle apparut devant lui, vêtue de son armure turquoise et or que tous nommaient la Rédemption de Messaliah.
« Le Désert du Feu s’est abattu sur nous, Tufan est là. Nous ne pouvons le laisser faire, » dit-elle avec, dans les yeux, une lueur déterminée.
L’apprenti vit que sa promise ne savait pas qu’il était la cause de tout ceci. Il tenta de l’atteindre, voulut lui dire et pleurer, mais elle avait déjà disparu, happée par le désert et par sa charge. Jamais plus il ne la revit.
Soudain, la ville commença à vaciller sur ses fondations et à s’enfoncer lentement dans le sol, comme s’il avait été las de soutenir son poids.
C’est ainsi que chuta la cité de Messaliah, avalée par le Désert de Feu. Les sorciers de feu survivants investirent la tour de Neo-Messaliah, don de Vâkkar Tï, où ils enfermèrent le jeune apprenti qui avait survécu à la fin de son monde. Almira Mayssà avait également survécu mais les Cadi Yangin firent retomber sur elle la responsabilité de la passion du jeune apprenti pour les flammes et la maudirent, maudissant avec elle les femmes et leur influence sur les hommes. Pourtant, si les sorciers de feu la conspuèrent, les autres habitants du désert la considérèrent comme une héroïne car en ce jour sombre elle avait sauvé maintes et maintes vies. »
Je marque un petit temps de pause, les yeux perdus dans les flammes, avant d’ajouter :
- La Rédemption de Messaliah, l’armure que portait Almira Mayssà est celle que je porte actuellement. Quant à Vâkkar Tï… Il ne s’agit que d’un autre nom pour le Sans-Visage, l’être qui est la raison de notre venue sur Aliaénon.
Alors que je racontais mon histoire, je voyais la tête de Yurlungur dodeliner légèrement, sans jamais manifester d’émotion. A présent qu’elle est achevée, la petite rouvre les yeux pour regarder mon armure en hochant la tête. Elle me demande si c’est pour cette raison que je me rends dans le désert, pour rechercher Vâkkar Tï.
Je secoue la tête.
- Non, je ne recherche pas vraiment Vâkkar Tï. Même si je l'avais en face, je ne pourrais rien croire de ce qu'il me dirait et je ne voudrais pas me retrouver dans la situation périlleuse de ce jeune apprenti. Le désert connaît actuellement des troubles et je souhaite en comprendre la raison.
Yurlungur bâille et s’étire avant de me dire qu’elle se sent un peu fatiguée par une journée bien riche et me propose d’aller se coucher. Encore une fois, je secoue la tête avec un petit sourire.
- Retourne te coucher, tu as déjà bien veillé. Je vais rester encore un peu, puis j'irais éveiller les autres. Bonne nuit.
La jeune fille semble d’accord et baille une nouvelle fois avant de me remercier pour l’histoire et me souhaite à mon tour une bonne nuit. Je la laisse retourner se coucher et continue ma contemplation des flammes quelques instants avant d’aviser de la silhouette de Karz qui se détache à l’orée du campement, faisant face à la nuit. Je décide de me lever et de m’approcher de lui. Il est assis, dos au campement et je ne cache pas ma venue. Une fois arrivée à sa hauteur, j’indique la place à côté de lui en disant :
- Puis-je ?
Sans un mot, il indique que je peux prendre place et je m’assois, contemplant à mon tour la nuit. Mes yeux, après le feu, s’habituent petit à petit à l’obscurité et je vois les étoiles illuminer apparaître petit à petit. J’ai laissé la danse des flammes pour le ballet des étoiles, tout aussi beau quoi que plus éthéré. Un silence s’écoule avant que je ne prenne de nouveau la parole.
- Qu'est-ce qui vous pousse à ainsi aider les peuples d'Aliaénon ?
Karz ne me réponds pas tout de suite, réfléchissant à ma question avant de répondre qu’il ne sait pas vraiment. En arrivant sur Aliaénon, il a été envoyé en tant qu’espion au service de la Reine Noire et est arrivé à Esseroth au moment du siège de la ville. Il pousse un soupir, comme s’il cherchait ses mots avant de comparer notre vécu de la guerre sur Yuimen, présente mais lointaine, au choc que cela a été pour lui de s’y retrouver confronté à Esseroth. Là-bas, il s’est attaché à des personnes et je peux comprendre la suite, proche de ma propre histoire. Il poursuit en disant avoir déjà échoué à protéger des gens à qui il tenait et qu’il ne voulait pas le voir se reproduire.
Je peux difficilement répondre tout de suite, aussi je laisse un instant passer, autant pour le laisser faire de l’ordre dans ses idées que pour les miennes ?
- Vous aviez déjà tourné le dos à Oaxaca avant de venir sur Aliaénon ? Je ne puis m'empêcher de me demander... ne me répondez pas si ma curiosité vous dérange, mais pourquoi avoir rejoint Oaxaca en premier lieu ? Pourquoi vous en être ensuite séparé ?
A ma question, il caresse la chitine de la scolopendre sur son bras, attirant mon attention dessus. C’est un objet étrange qu’il possède là et, si je me suis demandé ce que c’était, ce n’était qu’un attribut étrange parmi tant d’autres, mais je me demande à présent si la créature n’est pas liée à son histoire avec Oaxaca.
Il m’explique avoir avoué à son affiliation au Capitaine Atsuhiko, ce qui m’étonne grandement, et en arrivant à Esseroth, il s’est rendu compte de l’ampleur du massacre perpétré par Oaxaca. Ce qui l’a fait les rejoindre est un amoncellement de petites choses comme la recherche de puissance, la peur, la colère. Et une méthode de recrutement assez persuasive sur laquelle il ne s’attarde pas mais qui me rend curieuse.
- Elle broie les gens avant de leur offrir un misérable porte de sortie. Que la Catin d'Omyre aille se faire foutre.
Ainsi conclut-il et je hoche sombrement la tête. J’ai du mal à saisir l’ampleur de ce qu’il me dit, mais je suppose que son parcours n’a pas été jalonné de joie, comme ce fut le cas du mien.
- Mentionner votre affiliation à Astuhiko était peut-être déjà un pas pour vous éloigner d'Oaxaca. Je n'ose imaginer ce que vous avez pu endurer sous son joug.
Je me tais de nouveau un instant avant d’indiquer la scolopendre sur son bras.
- La scolopendre lui est liée ?
Karz touche la créature et elle se met soudain à se mouvoir, remontant le long de son bras avant de se raidir pour prendre la forme d’un arc. Il me le tend alors et je le regarde un instant avant de comprendre que je peux le prendre pour le regarder. Hésitante, je tends la main vers l’arme alors qu’il m’explique que pendant la session de recrutement, il est devenu le Champion de Cwedim, le Roi des Rampants Visqueux et qu’il s’agit d’un cadeau de sa part. Je le regarde, médusée. Je ne pensais pas que son implication avec Oaxaca était allée si loin. Je regarde avec d’autant plus de crainte l’arme que j’ai entre les mains avant de la lui rendre.
- Il est réellement en vie ? Il porte un nom ?
Je le vois hausser un sourcil tandis que la créature reprend sa place. Visiblement, outre le fait que la créature soit animée et obéisse, il n’a aucune idée de si elle est vivante ou non, s’il s’agit d’un objet magique ou d’autre chose. Ne l’ayant jamais vue comme autre chose qu’une arme, il n’a jamais pensé à lui donner un nom, mais me propose de le baptiser si l’envie m’en prend.
Un sourire apparaît sur mes lèvres, rapidement suivit d’un petit rire alors que je songe à la série de noms qui me viennent alors à l’esprit. Aucun d’entre eux n’est réellement sérieux. Et après tout… pourquoi pas ? Est-il nécessaire de toujours dramatiser les situations, d’autant plus face à une arme aussi létale que celle-ci ?
- Rufus le Funeste, finis-je par dire avec un grand sourire.
Karz éclate à son tour de rire avant de se contenir pour ne pas réveiller les autres aventuriers, renforçant mon sourire. Il finit par abonder pour le nom de Rufus en regardant son arme en souriant. Reprenant son sérieux, il me demande à mon tour ce qui motive mes actions sur Aliaénon. A ses mots, le sourire sur mes lèvres s’éteint tandis que je me tourne de nouveau vers l’obscurité de la nuit et des étoiles, méditative.
- Ma venue sur Aliaénon, initialement, n’était autre qu’un hasard suite à une succession d’évènements tragiques, dis-je avant de marquer une pause. Mon clan, le Kel Asheara, s’est fait attaquer au cœur de la nuit. Grâce à ma servante, nous avons pu nous en sortir, mais pas sans avoir vu les corps de mon père, le Cheikh du clan et de l’homme qui était mon promis, fils d’un Cheikh d’un clan allié. C’était pourtant la première fois que je posais les yeux sur lui et il n’était rien d’autre qu’un cadavre. Au prix de la vie de ma servante, je suis parvenue à m’enfuir, pourchassée par les hommes qui ont réduit mon clan à l’état de cendre. C’est là que j’ai pris pour la première fois une vie et je ne parviens toujours pas à chasser cette impression. J’ai continué à fuir, sachant que mon clan n’était plus, et je suis tombée sur une affiche annonçant qu’Aliaénon avait besoin d’aide et d’aventuriers. Je ne me sentais pas plus aventurière que ça, mais je voulais éviter que d’autres subissent ce que j’ai vécu, alors je m’y suis rendue. Là, j’ai… évolué, beaucoup, grâce à des amis qui sont devenu proches. Depuis ce désert est devenu une seconde maison et je m’y sens bien. Je souhaiterai que tout s’y passe pour le mieux.
Karz esquisse un sourire rassurant, apaisant, à la fin de mes mots en disant comprendre ce que je ressens et que je ne suis pas la seule, trop de monde est dans le même cas. Il propose de protéger Aliaénon ensemble, avant que ses lèvres ne s’étirent en un grand sourire.
- C'est complètement cliché mais...
Je ne puis m’empêcher de rejoindre son sourire, le mien faisant écho au sien.
- … Mais ça n’en reste pas moins vrai, ajouté-je, avant de marquer une pause pour lui demander l’autre question qui me brûle les lèvres : comment se fait-il que vous vous retrouviez dans ce corps ?
Mon regard s’arrache à l’obscurité pour regarder Karz et j’ai l’impression de voir ses pupilles bouger, non par pas changement de lumière mais… parce qu’il le voudrait ?
Il me répond nonchalamment qu’il est mort dans le désert où nous nous rendons, lui valant un regard ébahit de ma part. Il poursuit avec un sourire, m’expliquant qu’il s’est alors retrouvé sous la forme d’esprit ou de fantôme et qu’il s’est déplacé sur Aliaénon. Il s’est rendu jusqu’aux Tours d’Orsan dont je n’ai qu’entendu parler, un lieu où se mèneraient de terribles expériences. Là-bas, il aurait trouvé l’âme de l’ancien propriétaire du corps, une pauvre personne qui n’était que souffrances et désolation. Il a fini par s’imposer à son corps en l’éjectant et son corps est devenu le siens.
Je suis parcourue d’un frisson et mon visage se tourne de nouveau vers l’obscurité. Un instant incapable de parler, je finis par dire :
- Je… peine à imaginer ce que cela peut faire.
Un autre silence passe avant que je ne regarde de nouveau ce corps si étrange qu’il possède, métallique. J’hésite un bref instant, mal à l’aise, craignant d’outrepasser la politesse en lui demandant :
- Ce corps semble si… étrange, est-il également fait de chair ? Est-il vraiment fait de métal comme il en a l’air ? Avez-vous encore des sensations… humaines ?
Il me répond que tout son corps n’est pas fait de métal et que seuls ses yeux, sa colonne vertébrale et ses bras ne sont pas organiques, laissant tout le reste normal. Il m’explique également que ses bras sont recouverts d’une fausse peau qui lui permet de ressentir le toucher, mais pas la douleur.
Je le vois lever son bras pour gratter sa tête, suivant ses gestes du regard et constate qu’il s’est mis à rougir avant de me tendre la main, paume vers le haut, pour me laisser regarder. Je me penche au-dessus, plissant les yeux pour tenter de voir dans l’obscurité. Je crois distinguer la peau transparente qui enrobe le métal et je résiste à l’envie de tendre la main pour toucher. Je l’entends alors dire qu’il pourrait me montrer pour le reste, mais qu’il aurait peur de paraître inconvenant et que ce ne soit un peu trop déplacé.
J’écarquille soudain les yeux et me redresse, sentant mes joues se mettre à rougir furieusement et rougissant d’autant plus que je me sens rougir. Je n’avais pas pris conscience de la proximité à laquelle j’étais de lui, masqués dans les ombres de la nuit. Pour les miens, pour mon clan, cela aurait été des plus inconvenants et à présent je ne sais pas comment réagir. Dois-je rire ? Dois-je courir me cacher ?
- Oh ! Je… je vous crois sur parole, finis-je par bredouiller.
Je me sens moi-même avoir l’air ridicule et n’en rougit que plus.
J’entends soudain un son fort emplir l’espace autour de moi et regarde Karz, sidérée, avant de comprendre qu’il est en train de rire à gorge déployée. Je reste un instant pantoise avant que l’hilarité de la situation ne frappe à mon tour et je me joins à lui dans un rire somme toute moins fort, mais s’approchant d’un fou-rire. Dieux ! depuis quand n’ai-je pas connu ça ? Longtemps…
Il s’excuse en expliquant qu’il ne voulait pas causer de gêne et qu’il n’est pas très doué dans les interactions sociales de base. Mon hilarité se calme pour laisser simplement un sourire tandis que je réponds :
- Je crains bien que ce soit aussi mon cas. Dès que ça sort des relations protocolaires, j’ai… beaucoup de mal à savoir comment agir.
Sur ce, Karz se relève et se dépoussière avant de me tendre une main. Je n’hésite qu’un bref instant de la saisir, non pas par gêne, mais parce que je me demande ce que je sentirais au bout des doigts. Du métal froid ? Non, visiblement pas, il s’en dégage une douce chaleur, moins chaude, ou du moins moins naturelle que celle qui s’échapperait d’un corps, mais tout de même présente. Je le relâche une fois à mon tour redressée alors qu’il annonce que le moment est venu de passer le tour de garde à la « lopette ». Il s’étire, indiquant que le reste du voyage sera sans doute plus ardu que ce que nous avons vécu jusque-là. Je n’en doute pas.
- En effet, il vaut mieux nous reposer. Merci pour cette discussion fort intéressante, lui dis-je avec un sourire avant de faire mine de me pencher vers la scolopendre. Bonne nuit Rufus !
Je me redresse, regardant cet être si étrange fait de chair et de métal, pourtant bien humain.
- Bonne nuit, Karz, dors bien.
Sur ces paroles, je file vers ma tente, décidée à profiter de mes dernières heures de sommeil.
Au petit matin, je m’éveille avec la sensation d’être en forme, du moins autant qu’on peut l’être en dormant en extérieur. Je goûte avec intérêt la boisson que nous propose le Chevalier, qu’il nomme café et m’invitant à le regarder sous un angle plus amène. J’aimerais beaucoup en obtenir plus tard. Nous nous remettons alors en route pour poursuivre vers l’Ouest. J’avise avec un froncement de sourcils grandissant la forêt qui s’approche de plus en plus. La Forêt d’Emeraude. J’ignore pourquoi, mais je ne me sens pas à l’aise à l’idée de l’approcher. Peut-être suis-je trop habituée à mon désert pour l’apprécier. Finalement, l’heure arrive où nous devons nous séparer.
Au groupe partant pour Treeof, je leur dis :
- Puissiez-vous mener à bien votre mission.
J’adresse un salut de la tête particulier à Celemar et à Kiyoheiki avant de rejoindre les miens. Nous poursuivons notre chemin le long de la Forêt d’Emeraude, sans jamais la pénétrer, ce qui m’arrange grandement. Plus le temps passe, plus je me sens mal à l’aise. Nous nous arrêtons pour manger et boire avant de poursuivre notre trajet jusqu’au crépuscule. Montée sur un promontoire, je distingue au soleil couchant la silhouette d’une cité qui s’étend après quelques bouts de forêt. Le Chevalier prend de nouveau la parole pour nous dire que nous sommes face aux plaines d’Arothiir, qui est le premier vrai périple du voyage et que si tout se passe bien, nous serons en ses murs le lendemain en soirée, mais nous dit que les prochains jours risquent d’être dangereux. J’acquiesce, en prenant note.
Tout en commençant à installer le campement, il nous explique que les Plaines sont parcourues d’un gaz irritant qui rend toute respiration difficile, le Gaz de Thiir. Je me souviens avoir entendu parler de cette drogue via Kerem, l’un des membres du quatuor de Methbe-el. Visiblement, nous devons faire attention à ce gaz et nous en protéger, même si le chemin que nous emprunterons devrait être sans trop de danger car il y a peu de vent. Mais nous ne sommes pas à l’abris de bourraques. La tenue du désert que je possède est composée d’un masque que je compte bien utiliser.
Je propose une nouvelle fois des tours de garde de deux heures, en prenant cette fois le dernier.
[5000 mots ; Sommeil : de 21h à 2h et de 4h à 6h, donc 8h.]
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