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Il ne se fallut apparemment que de peu pour que ces soldats d’ailleurs daignent accepter notre présence parmi eux, suite à l’intervention de la jeune Yuélia. Effectivement, si suite à mes dires le gardien à la peau masquée avait opiné sentencieusement sans prononcer un mot, il lui fallut plusieurs secondes d’un lourd et indécis silence pour répondre aux propos de ma récente rencontre, complice victime d’un enlèvement dirigé contre nous, d’où nous étions tirés pour le moment, et dont nous tentions de nous éloigner au mieux en rejoignant cette troupe aux annonces répandues. Il fallait dire que la petite n’avait pas été avec le dos de la cuillère pour nous décrire, affirmant avec confiance que nous savions nous battre, et que nous leur serions utiles. Je n’en savais rien la concernant, mais je n’avais, c’était certain, aucune aptitude au combat. Et quand bien même la nature m’aurait pourvu de telles capacités, je rechignerais sans doute à m’y laisser glisser, préférant avec ardeur l’agilité de ma langue à celle d’une quelconque lame.
Ainsi donc, nous fûmes menés, non sans l’accord tacite d’un certain « Colonel » dont nous ignorions tout, jusqu’à l’entrée de la grande tente centrale, où il nous fut indiqué d’entrer. Je suivis sentencieusement ce soldat rigoriste et attaché à un certain esprit de l’organisation hiérarchique de son campement. Il était vain, en ce sens, de lui poser la moindre question sur ce qui se passait ici. Sa loyauté ostensible était telle qu’il resterait aussi muet qu’une tombe, ou une carpe, selon la notion de macabre souhaitée dans le propos d’un silence rédhibitoire.
Arrivé devant l’édifice temporaire, véritable temple immense d’une itinérance annoncée, je ne peux empêcher mon regard curieux de filtrer à travers un pan de toile légèrement écarté, offrant une vision discrète et presque voyeuriste sur l’intérieur, révélant surtout un grand espace vide à peine meublé d’un grand et confortable canapé et de quelques chaises, sur lesquels un trio inconnu dissertait sans que nous ne puissions les entendre. Je n’insistai d’ailleurs pas davantage pour le moment dans l’inspection de cette fente indiscrète, et me tournai vers le garde à l’accoutrement étrange pour m’adresser à lui en hochant de la tête.
« Merci. »
Simple, mais efficace, je lui signifiais son droit de disposer. De prendre ses jambes et de regagner son poste sans plus attendre. Entrer dans la tente, voilà une mission de laquelle nous pourrions sans peine nous délester sans lui. Sans vouloir le chasser, bien entendu. Mais je doutai vraiment qu’il puisse, dans la forme comme dans le fond, nous être d’une grande utilité. Il était un peu comme les maisons cernant une place où un palais trônait : essentiels, car sans elles ça ne serait pas une place, mais auxquelles personne ne s’intéressait vraiment, à côté du palais attirant tous les regards. Et le palais, nous allions y pénétrer sous peu. Je m’apprêtai à écarter davantage le pan de tissu pour laisser galamment passer l’elfette blanche quand soudain je me fis interrompre par l’arrivée impromptue d’un être auquel je ne m’attendais pas : un gobelin. Si je n’avais pas moi-même été la moitié d’un garzok, je n’aurais pas cru possible le fait de voir l’une de ces créatures claniques à la peau verte et aux membres courtauds isolée ici, sur un campement faisant appel à l’aide de valeureux aventuriers. Ces petites choses avaient plutôt l’habitude de payer les frais des guerriers aux rutilantes armures qui dévastaient leurs campements sans l’ombre d’un remords. Et les peaux-vertes leur rendaient bien, généralement, pillant et assassinant les bivouacs de voyageurs insouciants en retour. Ainsi dormait, dans les Monts de Nirtim, une guerre séculaire sans grande bataille ni exploits renommés.
Le Sekteg en question était petit, bien sûr, mais une candeur toute infantile se lisait sur son visage aux traits presque enfantins. De grands yeux surplombaient une bouche presque batracienne. Une touffe de cheveux noirâtres offrait à la vue un haut du crâne dégarni. Il n’était pas fort bien équipé, d’une tenue de tissu et d’une cape passe-partout ajustée à sa petite taille. Je ne m’attardai en vérité sur ce petit être que quelques secondes, sans me poser plus de questions sur lui. Ce n’était pas une marque de dédain, mais l’insignifiance de ces êtres était telle, dans les mœurs de ce monde, que je doutai que les responsables du campement lui laissent un quelconque rôle à jouer dans cette histoire où nous étions embarqués. Sans attendre davantage, donc, retenant la toile pour faire pénétrer avant moi la jolie adolescente elfe, je pénétrai dans la tente et m’avançai sans demander mon reste, ni adresser la moindre parole à cette demi-portion aux airs toutefois sympathiques.
Je m’avançai dans l’espace vide qui me séparait du faible ameublement des lieux, détaillant enfin le trio que j’avais pu apercevoir de manière plus précise et rigoureuse, en commençant par celle, une femme d’une trentaine d’années, qui imposait de par sa position assise seule dans le grand canapé, à la fois impérieuse, stricte et lascive, si tant est que cette combinaison puisse exister. Elle avait des traits typiques de l’ethnie humaine vivant sur les terres d’Ynorie : les yeux bridés, la peau pâle où toute teinte rougissante était absente, des cheveux lisses et sombres qui lui tombaient strictement au-dessus les épaules. Des traits fins, malgré tout, qui laissaient entendre qu’elle savait prendre soin d’elle, malgré un âge que les plus jeunes humains considéraient comme dépassé, mais qui ne dépareillait pas, selon mes goûts propres, d’un charme certain. Elle était vêtue, officielle de l’expédition ayant monté ces tentes, d’une tenue au moins aussi moulante que les gardes à l’extérieur, quoique plus légère et seyante. Elle affichait sans pudeur les formes, généreuses et pourtant longilignes dans la silhouette, de celle qui m’apparut comme une militaire de métier, même si son attitude ne le soulignait pas forcément. Avant même de me tourner vers les deux autres, je m’adressai à elle d’une voix assurée, afin de ne pas retarder mon introduction auprès de cette nouvelle compagnie.
« Salutations. Je me nomme Vadokan Og’Elend, et voici la jeune Yuélia Al Samanya. Nous avons été autorisés par les soldats à l’extérieur d’entrer ici afin d’obtenir plus d’informations sur la mission que vous confieriez à des volontaires de Nirtim. »
J’usai expressément de l’appellation du continent plutôt que du monde, ne sachant pas d’où ils étaient originaires. Le style de leur accoutrement ne me disait vraiment rien, et ne rappelait en rien les tenues traditionnelles des Ynoriens, dont ils semblaient pourtant avoir l’ethnie. J’ignorais qu’il y en eut d’autres, sur Yuimen. Je pus, une fois ces mots prononcés, me tourner vers les deux autres résidents de cette tente d’accueil, les saluant tour à tour d’un signe poli de la tête.
Eux semblaient être du cru, ou tout du moins n’avaient pas une tenue aussi singulière que la grande moyenne des campeurs régionaux. La première du duo sur laquelle mes yeux se posèrent était une femme, elle aussi. Indéniablement, même. Dressée, fière et debout, face aux deux autres assis, elle arborait une longue robe aux teintes rouges voyantes. De celles que l’on voit plus aisément sur une citadine coquette que sur les pauvres paysannes forcées de se vêtir de jute. Une longue chevelure foncée, lâchement retenue par un bandeau accordé aux couleurs de la robe, dévalait en cascades ondulantes jusqu’à plonger en mèches rebelles dans un décolleté défiant les lois de la gravité. Tellement profond qu’un marin s’y noierait, tellement garni qu’un lettré en perdrait ses mots, tellement joli qu’un aveugle pourrait de nouveau y voir pour admirer le galbe généreux de cette poitrine sans commune mesure. Je m’y perdis moi-même plusieurs secondes, inconstantes et irréelles, avant de remonter pudiquement vers le visage de la belle afin qu’elle ne se méprenne en rien sur mes intentions. Si j’avais eu la peau plus claire, elle s’en serait sans doute retrouvée assombrie au niveau des joues. L’avantage d’un teint de charbon face à la gêne. J’avais beau être un esprit ancien, et un corps tellement métissé que nul ne put lui trouver la moindre beauté, je n’en étais pas moins sensible à l’esthétique. Davantage encore si elle s’offrait à moi avec tant de générosité. Son visage, donc, n’avait rien à envier à l’élégance de sa gorge dénudée. Les traits fins et la peau aussi pâle qu’une pure porcelaine, aux joues qui rosiraient aisément sous l’effort ou l’embarras. Une mine radieuse, lumineuse, éclairée par un regard clair comme l’eau limpide d’un lagon idyllique. Des lèvres, enfin, appelant à la plus douce des douceurs. Une femme. La femme, dans toute la splendeur qu’elle pouvait offrir au monde. Je la devinai, en pouvant me tromper, de la noble ethnie de Whiel, dont les traits caractéristiques se reflétaient en son type. Ne disaient-on pas que leurs épouses, de toutes les humanités, étaient les plus belles ? Si mon hypothèse s’avérait juste, alors l’adage ne mentait pas.
Mais je ne m’y attardai pas plus que de rigueur, et me tournai sans plus attendre vers son condisciple, assis, lui, sur une chaise. Et il avait beau être assis, l’homme brillait néanmoins par sa taille. Il était de ces hommes que l’on n’aborde pas sans craindre qu’ils s’énervent, dominant de leur hauteur la plupart de leurs semblables. On eut pu le dire Oranien, au vu de son accoutrement typique de la région d’Ynorie, mais une longue chevelure blonde comme les blés le classait plutôt chez les kendrans. Son regard était balafré d’une ancienne cicatrice ayant, ça semblait évident, emporté l’un de ses yeux. L’autre scrutait, attentif, la situation, d’un bleu profond. Il n’avait cependant pas la musculature stéréotypée d’un barbare écervelé. Sa puissance guerrière était sans conteste, mais sa stature et son équipement en faisaient quelqu’un d’une certaine noblesse, et à priori bien pourvu, au vu des bijoux qui ornaient le tout.
Trois humains face, bientôt, à trois êtres de bien divers horizons. La rencontre allait être intéressante, à de nombreux égards.
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