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De toute cette hétéroclite compagnie, le petit être vert semblait, étonnamment, le plus posé et le plus avenant. Alors que nous pénétrions dans la tente, il m’avait, tout en se présentant, octroyé d’un compliment inattendu sur la beauté de mes oreilles, précisant qu’il les trouvait à son goût car elles étaient semblables aux siennes. Après coup, peut-être aurais-je dû répondre plus amplement à ce vif et gentil légume sur pattes dénommé Fenouil. Ou en tout cas autrement qu’avec un muet sourire qui, avec mon visage sombre et marqué par les traits orques de mes aïeux, pouvait tout aussi bien passer pour une grimace dévoilant mes protubérantes canines inférieures. S’il avait connu des garzoks avant moi, celui que j’aurais du mal à ne pas considérer comme un enfant n’en ferait pas grand cas.
Mais désormais, il était trop tard pour vraiment s’en soucier. Car alors que nous avancions, et avant que je ne nous présente à la délégation humaine en place, la jeune Yuélia commenta tout ce qu’elle voyait, comme une enfant émerveillée devant un spectacle nouveau. L’innocente candeur en moins, sans doute, comme le prouva le côté mordant de certains de ses commentaires allant jusqu’à dénigrer, non sans humour, les traits les plus stéréotypés des siens. Je roulai des yeux dans les orbites, tâchant de ne pas perdre mon sérieux en ces graves circonstances. Elle était peut-être habituée à se montrer à l’aise en société, mais j’avais pour ma part conscience qu’une trop grande aise, avec ce corps controversé, cette ethnie haïe de tous par son existence même, pouvait m’être néfaste. Je ne pus cependant retenir un soupir soufflé lorsque le coude de la minette se planta dans mon torse en me coupant la respiration, alors qu’elle commentait, fidèle à sa verve sans retenue, mon appréciation muette et cependant discrète du décolleté de la jeune femme en rouge désormais allongée non moins lascivement que sa consœur bridée dans le confortable canapé. Elle conclut pour l’heure son discours en précisant nos présentations, et en s’enquérant sans plus attendre des raisons exactes de notre présence ici. Pour ma part, j’étais surtout là pour échapper aux contrebandiers qui nous avaient enlevés tous deux à Cuilnen la forestière. Comme elle me l’avait présenté, elle parla ouvertement de ce qu’elle nommait leur monde d’origine, souhaitant ardemment en découvrir les problèmes.
Mais cette introduction qui aurait pu bien se passer tourna vite à l’aigre, lorsque le géant blond, ne prêtant aucune attention à notre récente irruption, se mit debout avec une vigueur colérique pour demander des comptes à celle qui se plaçait comme la commanditaire de cette mission étrange et mystérieuse. Apparemment, avant notre arrivée, elle lui aurait signifié l’existence de liens qu’elle aurait conclus avec Omyre. À cette hypothèse, je grimaçai. L’homme borgne était certes formé comme un kendran, mais il était vêtu et armé comme un ynorien, et il n’est pire ennemi de la Noire Oaxaca que ce fier peuple d’Ynorie, pris en tenaille entre ses alliés et anciens-maîtres et les forces invasives et raids orques incessants de la puissante capitale de l’Empire Noir. Celui-là ne semblait en rien faire exception, se faisant presque menaçant pour obtenir des réponses à ses vives interrogations.
Celles-ci ne vinrent cependant pas. Pas directement. Et certainement pas de la manière dont il avait pu les attendre. Jaugeant sévèrement son attitude invasive, la militaire en uniforme moulant héla d’une voix forte une certaine Yumiko, qui ne tarda pas à rappliquer tout de go, comme si elle n’attendait que ça, calfeutrée derrière les toiles de la tente. La jeune femme, humaine elle aussi, bien que son accoutrement eut pu sans aucun doute remettre cette affirmation en question, avait des cheveux corbeau ornés d’une mèche argentée. Ses traits, pourtant, du moins de la partie haute de son visage, la seule qui était visible, étaient ynoriens, avec des yeux noisette, une peau pâle et une cicatrice balafrant son visage, de laquelle je notai subrepticement la similitude avec celle du géant blond. Elle arborait une armure similaire à celle des gardes de l’extérieur, en plus lourd peut-être, les pièces métalliques étant cette fois plus présentes que celles de cuir. Celle-ci, contrairement aux gardes, n’enveloppait pas tout son visage, mais lui remontait néanmoins jusqu’au-dessus du nez, englobant bouche et oreilles en passant. Une bien curieuse protection, s’il en était. Mes yeux noirs, alors qu’elle approchait d’un pas décidé, étaient rivés sur elle. Toute menue qu’elle était, il ne faisait aucun doute de sa puissance, ce fut-ce qu’en observant l’arme, aussi grande qu’elle, qu’elle arborait. Je n’en avais jamais vu de telles. Elle semblait être une lame gigantesque, comme une épée large, mais ouvragée de sorte qu’il était évident que son tranchant possédait d’autres vertus cachées, et des utilisations sans doute dévastatrices. De quoi craindre de s’y frotter, sans aucun doute.
Lorsqu’elle arriva au milieu du groupe de ce pas décidé, je me plaçai en bouclier devant celle qui, depuis peu, était comme ma petite protégée. La seule que je connaissais un tant soit peu ici : la jeune elfe blanche. Une main sur son frêle bras, la retenant, j’observai avec circonspection la militaire gradée désigner le grand borgne. Mon regard s’emplit d’une surprise outrée lorsque sans sommation, elle lui asséna un coup du pommeau de son arme impressionnante sur la tempe, l’envoyant dans les choux, inconscient. Je reculai d’un pas, choqué par cette démonstration gratuite d’une violence inexplicable. Je ne pus dévisser mon regard de celle qui avait frappé sans hésitation un être dont elle ne savait sans doute rien sous le poids d’un ordre tacite – chienne de garde obéissant au doigt et à l’œil - que lorsque la maîtresse en ces lieux commença un long discours explicatif sur les tenant et aboutissants de ce à quoi nous venions d’assister, et des raisons de notre présence ici. Une amertume naquit et persista dans ma gorge lorsqu’elle décrivit l’action du kendro-ynorien comme une agression menaçante à son égard. Il l’avait juste approchée, la toisant pour lui demander des comptes, et elle l’avait fait violenter.
Sous couvert d’une défense légitime, elle justifiait une agression inexplicable et digne des tyrans les plus cruels de ce monde, ainsi que les menaces qu’elle proféra sans ombrage à notre égard, précisant ferment que nous ne risquions rien si nous faisions tout ce qu’elle disait. Une manière comme une autre de nous asservir par la peur et la menace d’une violence peut-être létale. Fermé, je serrai les poings en crispant la mâchoire. Mes yeux, ces deux puits de ténèbres, étaient vissés sur elle avec un mécontentement ostensible. Pour qui se prenait-elle, cette « Colonelle » ? Je restai néanmoins immobile, figé, attentif au moindre indice qui pourrait percer de ses lèvres abruptes. Sur la défensive, désormais, j’écoutai le discours qui suivit, enrobé d’une voix plus douce qui ne me laissa pas dupe. La douceur de son ton ne minimisait ni ce qui venait de se passer, ni la violence de ses propos, alors qu’elle précisa que nous n’aurions droit à rien de plus que ce qu’elle nous donnerait comme informations. Une fois encore, mes sourcils se froncèrent, sombres.
Sans plus attendre, elle révéla leur venue d’un autre monde, sur lequels les humains furent réduits en esclavage par deux peuples elfiques : les sindeldi et les shaakts, avant de s’en libérer, exilant les oreilles pointues pour reprendre le pouvoir, assurant une défense de cette liberté retrouvée en se prémunissant du retour en force de leurs anciens maîtres. La succession d’un pouvoir dont nous ignorons tout semblait être au cœur de leurs problèmes actuels, car certains prétendants arrivistes auraient conclu un pacte avec ces démons esclavagistes pour s’assurer un morceau de choix, augurant une guerre civile intense entre les différents partis. Notre but, en tant qu’étrangers : déjouer ce complot où tout le monde est présumé coupable. Une lourde tâche confiée à de parfaits inconnus. Si je comprenais les raisons de l’utilisation de peuples étrangers pour s’assurer une vision neutre et extérieure, je ne saisissais pas la logique de ne pas contacter des personnalités renommées. Nous pourrions très bien, sur ce monde étrange, rejoindre à notre tour l’une ou l’autre faction. Étaient-ils naïfs à ce point ? Or, technologie, alliance… Tant de choses que leurs ennemis tapis dans l’ombre sauraient nous conférer également. Je restai muet, pensif, alors qu’elle continuait de parler. Elle parla de ses alliances avec Kendra Kâr, avec Omyre. Sciemment, j’avais toujours refusé de choisir un camp dans cette guerre séculaire. Mon but était de trouver l’origine du Sang Ancien, une recherche dépassant ces querelles puériles, non de me battre aux côtés d’être qui me mépriseraient sûrement, quel que soit leur camp, par les préjugés qui pèseraient sans l’ombre d’un doute sur moi.
Elle termina ses paroles par un dédouané de son propre comportement, tentant presque de nous prendre par les sentiments nobles d’un peuple en danger pour excuser ses débordements. Yumiko, sur ces entrefaites, avait juché l’assommé sur son épaule, sans paraître souffrir de son poids. Une nouvelle démonstration de force qui me fit inspirer d’un air peu engagé. Un moment d’insouciance, d’inattention, qui laissa à l’occasion de la vive et flambante Yuélia pour s’engager dans un discours provocateur et familier à outrance envers la colonelle de cette armée humaine en péril, sur leur monde, mais clairement en position de force, dans la présente situation. Par chance, elle conclut son discours par l’affirmation d’une aide apportée à ce peuple dans le besoin, qui ne me décrispe qu’à moitié. Elle était gonflée, la petite. Pas autant, sans doute, que le corsage de celle qui se présenta comme Tina de Tulorim, mais tout de même. La demoiselle en rouge, donc, donna à son tour, d’un ton plus détaché, sans se mouiller plus que de rigueur, son accord pour l’aide à ce peuple. Fort plaisamment, d’ailleurs, puisque ses bras croisés sous son exubérante poitrine mettaient une fois de plus celle-ci en valeur. Je tachai de ne pas m’y attarder, cette fois, de crainte de l’hypnotisme où elles pourraient m’emmener, pour me concentrer sur la Colonelle Shizune et la réponse que je lui fis, intercédant en la faveur de ma petite protégée du moment pour qu’elle n’en prenne pas trop pour son grade.
D’un ton amenant la tempérance, je m’adressai à elles :
« Calmons-nous. Il ne sert d’envenimer une situation déjà si délicate. »
Je forçai le regard sur la jeune elfette, l’intimant au silence, ou au moins à la retenue, dans ses interventions à venir, et me tournai de nouveau vers Shizune.
« Madame, sachez que j’exècre au plus haut point les manifestations violentes comme celle dont vous fûtes à l’origine, ici, que cet homme vous ai ou non paru menaçant. Vous souligniez l’importance de baser notre choix sur les besoins de votre peuple et non votre humeur néfaste. J’y rétorque l’incongruité des vôtres d’avoir confié une tâche de recrutement à un être doté de si peu de patience et de discernement. »
Je ne mâchai pas mes mots, fussent-ils prononcés sur un ton des plus neutres, calmes et sobres. M’avançant d’un pas volontaire, mais pas suffisamment pour avoir l’air de la toiser comme le blondinet précédemment, je poursuivis.
« Néanmoins, je vais laisser une chance à votre peuple, et rejoindre votre expédition. Non pas que vous le méritiez personnellement, mais les humains de votre monde, tout comme ces elfes, vos ennemis, ne méritent pas la guerre, et je tâcherai de mettre en œuvre mes capacités d’analyse pour résoudre ces complots qui pèsent sur les vôtres. »
Je n’avais pas vraiment le choix, de toute façon : c’était la meilleure manière pour échapper à ces poursuivants qui devaient sans doute avoir accosté, désormais, pour nous retrouver, précieuses marchandises dont ils ne pouvaient sans doute se départir. Je lançai néanmoins une ultime mise en garde à celle qui se croyait un peu tout trop permis.
« Ne vous faites cependant pas d’illusion, Colonelle Shizune. Au moindre nouvel acte de violence abusive perpétré sur l’un des membres de cette expédition, » j’avisai du regard les êtres présents : le frêle Fenouil, la chétive et volontaire Yuélia et la charmante Tina, « vous obtiendriez le mépris de tout ce monde pour vos causes, si nobles soient-elles. Et le mien personnel. Car s’il est certain que je n’apprécierais en rien vous affronter, vous n’aimeriez pas plus me compter parmi vos ennemis. »
Je saluai la dame d’un signe de tête, marquant à la fois mon accord à sa mission, l’appui de mes propos, et la fin de mon discours. J’étais un être sincère, ne mâchant pas mes mots, même si je savais rester à ma place lorsqu’il le fallait. Mais jamais je ne laisserais la violence sceller mes lèvres si elles pouvaient encore bouger pour défendre mes idéaux. Jamais.
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