Kara évoqua quelques grandes constructions au sein du campement elfique, même si les noms importaient peu ne les connaissant pas personnellement et n'appréciant que peu les personnes se vantant de leurs exploits comme on accroche un trophée au mur pour épater la galerie. La matriarche ressemblait fortement à tous les autres shaakts sur Yuimen décrits par les guerriers sindeldi. Le mage écouta néanmoins son récit presque larmoyant lorsqu'elle évoqua la façon dont les sindeldi ont traité son peuple. La matriarche révéla des choix difficiles mais nécessaires pour peser politiquement au sein du campement. De nouveau, elle se glorifia, ce à quoi Aënalia, plutôt discrète depuis le début, rétorqua que les Patriarches n'avaient pas un avis aussi tranché sur la question. Cela sembla quelque peu déstabiliser la matriarche qui nuança le propos en affirmant que ce n'était qu'une question de méthodes, les patriarches préférant la violence plutôt que la ruse. Etrangement, Aeglos considéra qu'il serait sans doute plus aisé de convaincre les patriarches que leur méthode n'allait que les conduire à la mort et au déshonneur plutôt qu'à la richesse et à la liberté que les matriarches qui détenaient à elles seules le pouvoir de décider, d'être libres tout simplement.
Sur ce point, la fausse surprise de Kara ne le trompa pas et lorsqu'elle ajouta que son seul désir était d'obtenir leur aide pour instaurer la paix avec les humains d'Izurith et de vivre à l'extérieur. Un bien étrange désir selon le mage pour qui les shaakts étaient plutôt des créatures préférant l'obscurité la plus totale que la lumière, mais cela expliquait l'emplacement de ce manoir et l'éclairage qu'elle portait avec elle.
La remarque sur les Ithilsausters, tant est qu'elle éveilla de profondes blessures chez lui, montra à la fois le peu de connaissance qu'elles avaient, mais également leur foi absolu dans leur technologie. Si Aënalia chercha à prendre des pincettes, tel ne fut pas le cas de la matriarche qui ne se priva pas de les qualifier de primitifs.
- Quelle ironie que vous ayez besoin d'espèces primitives pour espérer une alliance avec les humains, fit-il remarquer à l'assemblée.
La matriarche sembla vouloir attendre l'arrivée des deux femmes et leur demanda s'ils ne voulaient pas s'asseoir. Il jaugea un instant la réaction de son homologue avant de jeter de nouveau un regard glacial à Kara. Les Maenauster n'étaient pas le genre à se plaindre de rester debout et Aeglos en avait vu d'autres dans sa vie. L'attente, néanmoins, parut infinie alors qu'un silence de plomb s'était installé dans la salle. Finalement, quatre silhouettes apparurent à l'embrasure de la porte. Il y avait bien Ethëne, la bâtarde, et Kraël, mais également deux femmes bien différentes. La première était sans conteste une sindel, plutôt âgée de par ses traits, peut-être le double de son âge voire plus. La seconde ressemblait à une femme à peine sortie de l'adolescence, aussi discrète que naïve. Son teint était légèrement plus foncé, un signe sans doute d'une union entre la sindel et un shaakt. La sindel s'appelait Amënilia, une vieillesse connaissance de Kara à en juger par leurs échanges.
La dénommée Amënilia salua tant la matriarche que l'héritière sindel et Arkalan, mais le snoba sans vergogne. Aeglos grimaça légèrement mais n'émit aucun commentaire. Sans doute le prenait-elle pour un vulgaire patriarche, groupe que peu de personnes dans ce campement semblait d'ailleurs apprécier. Kara posa à son tour, elle aussi, son regard sur la fille qui répondait au nom de Tinaël qui affichait un sourire des plus niais. Le rictus de la matriarche lui montrait à quel point cette dernière n'avait aucun scrupule. Elle souhaitait seulement tout acquérir égoïstement, cela n'était pas le genre de personnes avec qui l'on pouvait dialoguer sereinement. Cependant, il comprit aussi la volonté d'Aënalia de dépasser ses sentiments pour permettre la paix et éviter d'autres massacres.
Ses yeux de glace surveillèrent les mouvements des invités. La sindel se plaça naturellement près de la matriarche, ce qui annonçait une alliance entre elles. Un tel comportement lui aurait sans doute valu la mort chez les sindeldi les plus véhéments. Kraël, la fille de la matriarche, resta près de la porte, gardant farouchement le passage, une excellente idée pour empêcher que quiconque ne sorte d'ici sans l'autorisation de Kara. Tinaël sembla préférer se mettre à coté d'Arkalan, peut-être était-elle attirée par lui.
Il n'eut pas le temps d'y réfléchir beaucoup plus que Kara décida de commencer les festivités. Elle ne prit aucun gant en déclarant que pour créer une alliance stable avec les humains, il fallait tuer la Matriarche Suprême et la matriarche Mylaëna, soit la mère d'Aënalia. Le sindel posa un instant ses yeux sur l'héritière qui n'avait pas émis un mot, baissant les yeux et s'affaissant dans son siège. Elle était jeune et portait un bien lourd fardeau: celui d'établir la paix alors que la guerre civile coulait, cependant elle paraissait tiraillée entre sa raison et ses sentiments. A cet instant, Aeglos sut qu'elle pourrait devenir une excellente dirigeante, à condition d'être bien conseillée.
Il aurait pu rester à la regarder si les mots de la shaakt n'eurent pas un effet dévastateur. La décision semblait être déjà prise quant à l'envoi d'assassins pour éliminer la Matriarche Suprême, le clan de la Rose et tout ceux qui se mettraient en travers de leur chemin. Ces assertions heurtèrent d'autant plus sa conscience. Baissant les yeux, ses mains serrant son bâton, faisant blanchir les jointures de ses doigts, il bouillait intérieurement, le feu rencontrant la glace dans son regard. Relevant la tête, il défia les deux maudites folles du regard.
- Vous m'écoeurez au plus haut point, vous n'avez aucun respect pour la vie et vous vous servez toutes deux de personnes qui ont placées leur confiance en vous.
S'il n'avait pas haussé le ton, sa réplique n'en était pas moins glaciale et cinglante. Snobant Kara et la sindel, il se dirigea vers Aënalia et posa doucement sa main sur son épaule pour la pousser à le regarder dans les yeux.
- Aënalia, ne laissez pas votre cœur s'obscurcir. Vous êtes une personne honorable et votre seule préoccupation est d'assurer la paix pour éviter que le sang ne coule à flot dans les rues. C'est parce que vous avez bon cœur qu'un jour vous serez une dirigeante reconnue, forte et aimée. Il y a trois siècles, ce même choix m'était offert: écouter ma raison ou mon cœur. Aujourd'hui, je sais que le choix que j'ai fait était le bon, j'ai épargné mes assassins, les Ithilsausters car j'ai vu dans leur regard leur souffrance, leurs peurs, la haine aveugle que leurs maîtres leur avaient inculqués. Tuer votre mère, comme les sindeldi d'Izurith ont tué la leur, Sithi, ne vous permettra pas d'établir la paix dans cette cité, vous ne ferez que répéter le cycle de la haine conduit aujourd'hui par votre mère et le clan de la Rose.
Il s'appuya légèrement sur son bâton avant de poursuivre: - Autoriser des assassinats ciblés ne fera que précipiter la chute de votre peuple, de notre peuple. Cela montrera aux Patriarches à quel point ils ont raison en se sentant menacés par les matriarches, ils répliqueront avec d'autant plus de violences. Le clan de la Rose et votre mère vont réprimer les Patriarches et certaines familles de shaakts. Même si ce plan réussit, vous continuerez à regretter éternellement la mort de votre mère et des autres. Quant à l'alliance avec les humains, mettez-vous à leur place, est-ce que vous pourriez vous allier avec des personnes qui ont massacré leur propre race ? Ils s'imagineront le pire en se demandant qu'est-ce que vous pourriez faire pour obtenir encore plus de légitimité. Les humains n'accepteront pas une alliance avec des personnes avec encore plus de sang sur les mains, en tout cas la grande majorité ne l'acceptera pas.
Il plongea son regard dans le sien, lui déclarant solennellement: - Vous êtes l'héritière légitime mais vous n'êtes pas votre mère. Votre mère accepterait cet accord, elle sacrifierait certains des vôtres et en tuerait d'autres pour assurer une paix relative. Mais les gens sur Izurith ne recherchent pas d'autres bains de sang, ils recherchent l'espoir et cet espoir, vous pouvez leur donner. Laissez-moi convaincre les Patriarches de se joindre à notre cause, imposez-vous politiquement au sein du clan de la Rose pour obtenir leur appui contre votre mère et seulement à ce moment là, avec notre peuple uni, vous pourrez peser pour obtenir une alliance avec les humains. Les meilleurs choix sont souvent les plus durs. Il n'y a nul chemin de traverse à utiliser pour installer la paix, c'est toujours une longue route. Je suis prêt à vous servir loyalement afin de pouvoir instaurer la paix.
Le mage se tut enfin, attendant de voir le choix de l'héritière.
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