Sorakeen a écrit:
Un parfum de néant flotte entre moi et cette jeune femme. Un vide inassouvie, que je meurs d’envie de creuser.
Je m’écarte d’elle sans cesser de la regarder, calme et tempérée, puis je me tourne pour faire de nouveau face à l’aubergiste sans lâcher la main de la femme.
« Talic ? Puis-je avoir ma chambre ? »
Ne connaissant aucun « H », je me dis qu’il s’agit sans doute d’une personne importante. Autour de moi, rien n’accroche désormais à mes yeux, si ce n’est la fumée que dégage les repas à peine entamés, les couverts qui fendent la viande et la soupe qui dégouline sur les mentons comme la bave d’un crapaud. Plus rien n’est important tout est secondaire, ruiné et saccadé. Immonde comme le temps qui se couvre au dehors. Ce sont là les signes d’un grand malaise, et je ne suis pas préparée à ça. Epuisée, je me concentre sur les battements fades de mon cœur pour ne pas m’évanouir dans cette purée suffocante, où j’étouffe comme une papillon dans une toile, jusqu’au moment où je me rend compte que Talic semble me parler, puisque, apparemment, ses lèvres bougent, même si aucun son ne fissure mes tympans.
Très bien, un lit, vite, du repos, tout cela me semble tant mérité ! Je me prépare à tracer ma route lorsque le son revient, doucement et pourtant trop fort. Je cligne plusieurs fois des yeux, avant de reprendre le contrôle.
« …keen, houhou, est-ce que ça va ? »
C’est Talic. Il agite sa main devant moi, comme s’il me saluait d’un peu trop prés.
« Je te laisse disposer de ta chambre. Une serveuse t’apportera de quoi manger ». L’œil suspicieux, il me dévisage comme un père trop soucieux, et pourtant si inquiet que ça en est amusant. Déjà, les clients se pressent au comptoir, et il se dirige droit vers eux, de retour à ses vieilles habitudes.
Je me rends jusqu’à l’escalier, pour grimper à l’étage des chambres. Et cette fois, sans hésiter, je m’engage dans l’ascension pénible de cette montagne de marche, si hautes que je suis persuadée qu’en tendant le bras, je pourrais décrocher quelques étoiles, et pourtant, j’arrive en haut très vite, bousculée au passage par quelqu’un dont je n’ai pas vu le visage.
Je repère la chambre que j’avais occupée dernièrement, fort heureusement, inoccupée. J’entre. A première vue, elle est assez cossue, disposant d’un baquet en bois au milieu de la pièce, d’une chaise et d’une petite table ronde au bois verni, avec une fleure assoiffée posée dans un vase ébréché. Et bien sûr, un lit occupe un coin de la pièce.
L’engrenage de ma raison se remet en marche. Soufflant comme libérée d’un poids immense, je pose mes affaires dans un coin, me débarrasse de ma cape sur la chaise, et de mon petit sac en lin, que je laisse sur la table. Avant toute choses, je prend le pichet posé sur le buffet de la table de nuit et verse un peu d’eau dans le vase.
Je m’assoie enfin, fouille un peu dans mon sac, et dispose mon matériel devant moi, comme pour préparer un quelconque rituel.
Les deux pages béantes de mon petit carnet sont là devant moi, vierges et pourtant déjà pleines de mon ressentis, que mes expériences ne vont pas tarder à noircir. J’aime écrire, comme un besoin vitale, pour me permettre de me dire que le passé est décodé et prêt à être imprimé, mais que le présent est encore en phase d’élaboration, et jamais prévu à l’avance.
Tout est minutieusement inscrit, détaillé, exprimé comme seul l’âme pourrait le faire.
Après une longue errance dans mes résidus de souvenirs, j’agite ma plume pour faire couler l’encre noire, et achève d’écrire ce que vois.
Je revis tout dans une vie antérieure, et je laisse mon esprit vagabonder comme un fantôme au milieu de ces images encore très fortes. Les rencontres, les visages, les changements inquiétants. Le démon, dans son incroyable horreur, monstrueux et sadique, et mon ancienne vie, qui se mélange à tout cela…
La peur, l’oppression, la colère…
Je pose la plume et me cale contre le dossier de la chaise. Une sourde angoisse creuse son chemin dans mon ventre. Et si tout ceci ne voulait rien dire ? Si je n’étais que le fruit d’un hasard malheureux et prédestinée aux pires épreuves ? Ne les ai-je pas déjà accomplies ? N’ai-je pas déjà été jetée dans l’arène de la misère de la vie pour ne m’en sortir qu’un prix d’un redoutable effort ? La maîtrise est un art que j’ai fais mien. Et cela restera à jamais la médaille que j’ai fais mienne.
A nouveau, dans ma gorge et mon bas ventre, une sensation de douleur aigue, pressante.
Je ne ressens plus la sensation de faim, mais mon estomac se creuse, et que j’ai l’impression qu’il va engloutir toutes mes côtés, si je ne m’en préoccupe pas d’avantage.