Kerkan a écrit:
Assis sur son dos, j'attendais une réaction de l'animal, lorsqu'il s'élança dans les profondeurs nocturnes de la forêt, écrasant les touffes d'herbes sur son passage, broyant les brindilles qui couvraient le sol de ses griffes acérées et poussant de terribles gémissements. Mes sens s'éveillèrent, sentant le moindre contact avec ma peau, entendant le moindre bruit, humant la moindre odeur, ma vue se développa et je pouvais goûter au plaisir de cette course effrénée. Le griffon était moi, j'étais le griffon, nous ne faisions plus qu'un, deux corps en symbiose, deux êtres assoiffés d'aventure, deux vies pour un, nous étions invincibles, indestructibles. Nous avancions, nous souciant d'une seule direction, d'un seul point, d'une seule destiné : la notre, la mienne, la sienne.
Concentré, je me tenais, accroché telle une sangsue, rien ne m'aurait fait lâcher ma prise, rien à part la mort, une douce et merveilleuse mort que je n'abhorrais plus. J'aurais apprécié sentir sa chaleur m'entourer dans ce moment de courte folie, ressentir le contact de son néant, de sa puissance, de cette force naturelle et fantastique que l'on ne pouvait que subir. Je redevins lucide, abandonnant toutes ces pensées macabres qui ne cherchaient qu'à me déstabiliser, qu'à me faire plonger dans les profondeurs abyssales et ténébreuses des inepties.
Les secondes s'écoulaient au rythme de nos battements de coeur, de nos pas, du temps... Ce temps qui faisait grandir, qui ne faisait que vieillir... Des larmes se mirent à ruisseler sur mes joues pâles, essayant d'expulser la nostalgie que cet horrible cauchemar avait fait renaître en moi. Mes parents, ma famille, mon frère, moi, nous n'existions plus, nous ne formions plus qu'un chaos inutile et frêle. Pourquoi continuer cette vie, cet ennui pathétique qui ne servait qu'à torturer nos esprits étriqués et insensibles ?
En un instant, tout s'arrêta, nous étions dans les airs, planant à quelques centimètres du sol. D'un bond, nous avions sauté, retenant nos souffles respectifs, notre souffle unique, nous n'étions plus en contact avec ce monde perfide, soumis à de multiples ablations sentimentales. Notre coeur battait la chamade, j'avais... Non ! Nous avions réussis notre pari, nous volions, peut-être près du sol, mais cela n'avait aucune importance, notre joie était immense.
Après quelques minutes, nous retrouvions le contact de la terre ferme, le contact de Yuimen... Le contact du mal. Rien n'était plus comme précédemment, tout se désintégra tel un château de sable soumis aux vagues d'un océan agité. Je m'en voulais de ne pas avoir fait ce que j'avais pu pour prolonger cet instant de pur bonheur, de symbiose et de puissance. J'attendais sur le dos de l'animal, le laissant se reposer avant d'entamer une nouvelle tentative, cette fois plus impressionnante et toujours plus dangereuse.