Précédemment : ici«
Alors, cap' ou pas cap' ? »
Calua fixa Yurlungur avec un air méfiant. Celle-ci, provocatrice, continuait de l'observer avec un grand sourire, ses yeux légèrement levés vers lui le narguant indéniablement. Assis tous les deux dans le poste de garde au sommet de la prison, ils avaient joué tout l'après-midi dans ce qui était petit à petit devenu leur repère. Si Liniel s'y rendait de temps en temps, elle en était alors immédiatement chassée dès que les deux enfants s'en apercevaient, et pour cause : ils y avaient amené quelques vivres essentielles à leur bonne santé - des fruits, des sucreries – mais aussi une flasque d'alcool trouvée dans la charrette. La Semi-Elfe, heureusement pour eux, en ignorait encore l'existence même, puisque ladite flasque était autrefois cachée sous le siège du père de Calua. Ce dernier trouva le courage d'aller la chercher puis la partagea de bon cœur avec Yurlungur. La flasque avait duré longtemps, bien longtemps, les deux enfants croyant déjà être ivres après n'en avoir pris qu'une gorgée à peine. C'était lors d'une de ces soi-disant ivresses que Yurlungur avait défié le blondinet d'aller chercher un texte quelconque dans la cave où se trouvaient les archives. Cave qui, rappelons-le, était infestée de rats un tantinet agressifs et de pieuvres terrestres voraces.
«
Je ne sais pas... »
Il aurait clairement préféré refuser net. S'y aventurer lui faisait peur, d'autant plus que Liniel leur avait interdit de s'y rendre et que la Semi-Elfe n'était pas à la prison en ce moment. La fillette ferma les yeux et se laissa tomber en arrière, soupirant exagérément fort.
«
Si tu n'as pas le courage d'y aller, tant pis... »
Elle avait prononcé cela à mi-voix car elle savait pertinemment que Calua l'entendrait et attendait sa réaction sans même penser à cacher son sourire. Ouvrant un œil, elle vit son tout récent ami jeter des regards vers la trappe qui descendait dans la prison elle-même, puis se tourner à nouveau vers elle, hésitant. Peut-être faudrait-il le pousser un peu...
«
Ce n'est pas grave, Calua. Moi j'y irai. Contrairement à d'autres, j'ai un minimum de courage ! »
Elle se leva et, sans se départir de son expression provocatrice, leva un sourcil un poil méprisant à son attention avant de s'avancer vers la trappe. Avant qu'elle ait pu y arriver, Calua se précipita et rétorqua, la poussant en arrière :
«
Qui a dit que je ne souhaitais pas y aller ? J'étais simplement en train de réfléchir à la manière avec laquelle je m'y prendrai, d'abord. Laisse-moi passer, j'y vais. »
Yurlungur sourit d'un air encore plus condescendant. Oh, il était sûrement inutile de préciser que le blondinet était animé de deux désirs totalement opposés. Lançant successivement des regards en arrière, ses yeux revenaient toutefois irrémédiablement à nouveau sur le visage souriant de son amie et il repartait en avant. Un regard en arrière, un pas en avant... Et quelques millimètres de gagnés par le sourire de la fillette. Descendant rapidement l'échelle, ils poussèrent la porte de bois et entrèrent dans la pièce commune avant de s'approcher de la dernière porte. Dans l'esprit de Yurlungur, le trajet était déjà clair : continuer le long du couloir, descendre les escaliers, une fois, deux fois, passer les pieuvres terrestres et, pourquoi pas, attendre patiemment que les rats d'en bas boulottent le pauvre Calua avant que celui-ci n'en vienne à implorer la petite fille de voler à son secours... Elle jubilait d'avance à l'idée de cette humiliation du garçon. Mais ce dernier s'arrêta, la main sur la poignée, et se retourna vers celle qui souhaitait le pousser à sa perte, en particulier la perte de son honneur. Quoique, il n'en avait pas usé autrement non plus de son côté jusqu'alors, bien que ce fut sans résultat.
La fillette attendit quelques instants avant de s'impatienter. Elle s'approcha de Calua et voulut accentuer la pression morale qu'elle exerçait sur lui par une remarque acerbe mais il l'arrêta : d'un geste aussi rapide que précis, il plaça un doigt sur les lèvres de la fillette qui se tut aussitôt. Instinct du danger ou foi soudaine en celui de Calua, elle n'osa pas prononcer le moindre mot, son regard devenant aussi sérieux que celui de son acolyte. Mais après quelques secondes de silence le plus total, elle ne put s'empêcher de chuchoter :
«
Psst... Qu'est-ce qu'il y a ? »
Le son était à moitié étouffé par le doigt du garçon, toujours apposé sur ses lèvres. Sans l'empêcher de parler, ce doigt légèrement boudiné gênait tout de même à la prononciation. Par refus de bouger dans une situation qui semblait grave, Yurlungur n'avait pas reculé pour parler librement. Calua la fixa dans les yeux. Grave, oui, c'était le mot. Et Liniel n'était pas là. Quant à la fillette, bien qu'elle n'eut rien perçu de dangereux, elle n'allait en aucun cas remettre en question le jugement du blondinet qui avait déjà prouvé à moult occasions à quel point son ouïe était fine. Finalement, un sourire émergea sur ses traits, rompant le charme dramatique qui s'en était emparés. Un léger rire retentit et Yurlungur, comprenant soudainement, rougit de honte.
«
Je t'ai bien eue, hein ? Ha, ha ! »
L'intéressée détourna le regard et ne répondit pas, cette attitude dédaigneuse augmentant sensiblement l'ampleur du rire cristallin du jeune garçon qui, malgré un corps déjà bien bâti, avait conservé sa voix d'enfant. Des dents blanches narguaient le visage déjà légèrement empourpré de la jeune fille. Celle-ci finalement, ce mouvement d'hystérie ne semblant pas diminuer chez Calua, s'avança vers la porte et l'ouvrit d'un coup sec. Elle n'avait pas oublié son objectif, tout de même. Calua allait lui payer cet affront...
Un éclair rouge fondit sur eux et la fillette ne put retenir un cri de surprise. La porte se referma.
«
Il faudra, à l'occasion, que je t'apprenne à ne plus crier dès que tu es surprise ou que tu as mal... »
Le regard sévère fixait la jeune fille.
«
Mais... »
Ce regard terrible se tourna vers l'adolescent qui venait de parler et Liniel le coupa aussitôt :
«
Silence. »
Même en parlant à mi-voix, elle restait plus autoritaire que jamais. Les deux enfants attendaient, anxieux, que la Semi-Elfe veuille bien leur dire ce qui se passait. Celle-ci, pas le moins du monde préoccupée par l'inquiétude de ses deux protégés, tendait l'oreille. Sa main droite, machinalement, enroulait l'une de ses mèches d'un roux flamboyant autour de son index. Finalement, elle reporta son attention sur les deux enfants – mais surtout sur Yurlungur – et, toujours à mi-voix, leur demanda presque impatientée :
«
Mais ne reste pas là, voyons ! Tiens, va prendre la table et déplace-la devant la porte. Il ne faut pas qu'on puisse entrer. »
L'ordre était sans doute adressé à Yurlungur. Mais en l'absence d'autres précisions et (accessoirement) devant l'irritation de Liniel, Calua ne se fit pas prier pour se précipiter vers la table lui aussi. En silence, ils la soulevèrent et vinrent la plaquer contre l'unique porte en bois qui permettait de sortir de l'ancienne salle de garde de la prison. Cela fait, ils tournèrent à nouveau un regard apeuré vers Liniel. Cette dernière, l'oreille toujours dressée, garda le silence encore quelques instants avant de désigner l'une des fenêtres en fixant fermement Yurlungur. Avec une grâce féline, elle fit quelques pas, bien vite suivie par la jeune fille. Les volets en bois étaient ouverts depuis le matin et une brise légère souffla entre les cheveux de la Semi-Elfe et de son apprentie. La première enjamba sans hésitation le rebord et, assise les jambes maintenant pendantes au-dessus de quelques mètres de vide, elle s'autorisa quelques paroles chuchotées lorsque la fillette la rejoint.
«
Il y a un groupe de gens qui sont arrivés. Ils sont nombreux. Tu vas venir avec moi, discrètement. Nous allons les espionner et vérifier quelles sont leurs intentions. Tu as ta dague ? »
La petite fille hocha la tête, un tantinet anxieuse.
«
Et... Et moi ? »
Liniel tourna la tête vers le blondinet, haussa les épaules d'un air des plus désintéressés puis se laissa tomber dans le vide. Yurlungur se précipita et la vit avec soulagement indemne sur le toit de la grange en-dessous, grange où les gardiens de la prison laissaient autrefois leurs chevaux. La fillette, la boule au ventre, se décida à sauter aussi et tomba avec un peu plus de fracas sur le toit en chaume qui n'avait pas été épargné par le temps. Une main douce vint la serrer fermement au poignet pour l'empêcher de glisser plus bas. Liniel était visiblement concentrée et sérieuse au possible, le regard déterminé. Malgré sa peur, Yurlungur se sentait rassurée par cette présence et l'aura presque animale que dégageait sa mentore. L'image d'une fauve protégeant ses petits lui vint à l'esprit mais elle n'eut pas le temps d'y songer davantage : Liniel était déjà descendue d'un étage supplémentaire après s'être laissée lestement tomber au sol. Yurlungur s'approcha du rebord du toit et fit pendre ses jambes tout en s'agrippant à la charpente avant de descendre elle aussi, réduisant par cet manœuvre la hauteur de chute. Liniel lui fit signe de la suivre et ensemble, sous le haut mur de la prison, elles avancèrent vers l'entrée à pas feutrés sur les jeunes pousses vertes qui ployaient sans bruit à leur passage.
Les quelques cinquante mètres qui les séparaient de l'extrémité de ce mur orienté à l'ouest furent rapidement traversés. Déjà, quelques voix parvenaient aux deux paires oreilles dressées, les unes par nature et les autres par peur. Se plaquant contre le mur, Liniel osa un regard furtif pour évaluer la situation. Elle se retourna vers la petite fille et leva six de ses doigts. Dressant ensuite son index droit, elle lui fit comprendre qu'elle devait l'écouter, quoiqu'en cette occasion, “écouter” était un terme assez vague. Elle désigna les herbes et, d'un signe de la tête, intima à la petite fille d'y avancer à quatre pattes pour se rapprocher du groupe. Enfin, ce même index s'approcha d'une des oreilles pointues de Liniel qui, d'un regard aussi explicite que possible, fit comprendre à Yurlungur sa mission. Entendre et ne pas être entendue. Ni vue, d'ailleurs.
La fillette prit une ample respiration et s'accroupit. Elle ferma les yeux quelques instants, essayant de fixer dans son esprit le murmure du vent et les discussions confuses. Elle rouvrit les yeux et s'engagea dans ce dédale végétal. Avançant à tâtons, elle s'arrêtait lorsque les voix faiblissaient, avançait de plus belle lorsque celles-ci s'échauffaient, traçant une magnifique courbe qui, si elle s'éloignait d'abord de l'entrée, finit par y revenir suffisamment loin de la cachette de Liniel. Sa jupe avait été déchirée par endroits lors de sa première sortie de la prison, mais elle avait désormais appris à éviter ronces et orties. Orties plus pour elle-même que pour ses vêtements, soit dit en passant. Malgré le sol inégal, elle avançait à une bonne allure, le regard tout aussi déterminé que celui de Liniel, du moins l'imaginait-elle ainsi pour se donner du courage. Devant elle, de petits rongeurs fuyaient et quelques bourdons, coléoptères et autres insectes volants passaient allégrement dans les airs. Concentrée sur son objectif, elle se défendait d'y prêter la moindre attention.
Les voix devenaient plus fortes, plus claires et plus nettes tandis qu'entre les herbes devant elle, la petite fille voyait déjà une portion de chemin apparaître. Elle s'arrêta et tendit l'oreille, immobile au milieu des ombres des plantes vertes du printemps.
Une voix grave et rauque aboya un ordre. « Grouillez-vous ! Allez, ouvrez-moi cette foutue porte, elle va arriver. »
Quelques pas lents. Suivis par d'autres plus rapides.
« BONG. »
«
Ouch ! »
Les quelques voix qui venaient de pousser un quelconque grognement de douleur étaient celles des hommes qui, sous la tutelle d'un grassouillet à la barbe noire et au fouet rapide à la détente, s'étaient lancés de tout leur poids contre la lourde porte métallique qui bloquait l'entrée de la prison. Liniel n'avait pas fait les choses à moitié lorsqu'elle avait vu ce groupe arriver. Au moins, Calua serait en sécurité à l'intérieur.
«
On n'a pas toutes la journée, bande de femmelettes ! »
Un fouet siffla et claqua. Les hommes repartirent à la charge une fois, deux fois : on entendit un craquement derrière la porte à la deuxième. Quoi qu'ait mis Liniel pour bloquer le passage, ça n'avait pas tenu. Mais ces hommes n'étaient pas normaux. La petite fille plissa les yeux. Leur peau était... Leur peau était grise, virant pour certains sur le noir. Et les quelques cheveux qui dépassaient étaient d'un blanc éclatant. Des Shaakts. À la dernière charge, la porte s'entrouvrit et des mains nombreuses se précipitèrent pour soulever la poutre qui retenait solidement les deux portes parallèles l'une à l'autre. Soudain, la fillette entendit le bruit d'un galop lointain qui s'approchait, faisant trembler le sol. L'homme au fouet s'avança et s'inclina face aux trois cavaliers qui venaient d'arriver à quelques mètres à peine de la petite fille cachée.
«
Maîtresse. Nous venons à peine de réussir à entrer, une poutre bloquait... »
«
Je m'en contrefous. »
Le ton était celui d'une femme d'âge mur, à la fois autoritaire et agressif. Ressemblant un poil à celui de Liniel, la voix était cependant emplie d'une forme de mépris qui la distinguait nettement de celle de la Semi-Elfe – sauf lorsque celle-ci s'adressait à Calua –. La femme mit pied à terre, bientôt suivie par les deux hommes, de ce que Yurlungur pouvait voir, hommes qui restaient silencieux.
«
Madame, hum... Où sont passés les autres mercenaires ? »
«
Je préfère les savoir loin de moi quand je dors. Demain à l'aube nous repartirons, ils ont établi leur camp à l'intersection avec la route que nous emprunterons. Il faudra éviter Dahràm pour ne pas être repérés, mais nous rejoindrons d'ici quelques jours les ruines. Ils serviront à notre protection là-bas, l'auriez-vous oublié ? Pour le moment, ils ne nous sont d'aucune utilité, tant que nous n'avons pas la relique. Et ils sont la seule raison pour laquelle nous devons voyager de jour... Ces imbéciles. »
Le sang de Yurlungur ne fit qu'un tour tandis que la femme et ses deux gardes du corps la suivaient comme des ombres. Une relique ? Son oreille ne fit que se dresser davantage. Avant d'entrer dans la prison, le passage dégagé par les hommes de main qui s'inclinaient bien bas devant elle, la Shaakt se retourna et demanda :
«
D'ailleurs... Avez-vous vu Nisri ? »
L'homme au fouet ne répondit pas et la femme lui tourna le dos avant de prononcer distinctement :
«
L'insolent. »
Lorsqu'elle disparut à l'intérieur du bâtiment, Yurlungur s'aperçut qu'elle avait jusqu'alors retenu sa respiration et ce fut de soulagement qu'elle expira tout l'air prisonnier de ses poumons. La présence de cette femme lui était, étrangement, des plus insupportables, mais la curiosité la piquait et elle voulait en savoir plus. L'homme au fouet le fit claquer contre le sol et les Shaakts, sans se faire prier, entrèrent à la suite de leur cheffe, l'un d'entre eux restant au-dehors pour s'occuper des trois chevaux noirs comme l'ébène. Une main se posa sur l'épaule de Yurlungur qui retint un hoquet de surprise.
«
C'est moi. »
Yurlungur reconnut la voix de Liniel et se détendit.
«
Nous allons entrer, mais il faudra rester discret. Tu passes par la droite, moi par la gauche. »
La main se retira. Yurlungur se retourna, mais Liniel avait déjà disparu entre les ombres et les herbes. Avait-elle entendu la Shaakt parler d'une relique ? Il serait amusant que non. Yurlungur partirait à la recherche de l'objet et la Semi-Elfe en serait verte de jalousie... Un sourire discret aux lèvres, la fillette sortit de sa cachette sur le chemin de terre, voyant le palefrenier s'écarter avec les trois équidés, et elle s'approcha en veillant à rester sur le côté. Il aurait été dommage qu'un Shaakt resté garder la porte la remarque ainsi. Liniel était déjà à côté de la porte en train de lancer des regards rapides et la petite fille la rejoint, venant se plaquer contre le mur à côté d'elle. Étrangement, son cœur battait la chamade.
(Il n'y a pourtant rien de dangereux... Tu sais que je te protégerai si jamais on te voulait du mal.)Un instant, Yurlungur crut que c'était Liniel qui avait parlé. Mais la Semi-Elfe n'aurait pas commis une telle faute d'indiscrétion et la petite fille n'avait rien dit ni fait qui puisse montrer son angoisse. Elle déglutit difficilement. Laisser l'Autre prendre le contrôle... Pas lorsqu'il fallait être discret, en tout cas. Liniel se tourna vers elle et fixa son regard dans le sien, l'arrachant à ses pensées. D'un signe de la main, elle lui intima de se tenir prête. Elle jeta une ultime œillade dans la prison et son index lui ordonna d'avancer, d'un geste brusque et concis. Yurlungur fonça. Oh, elle ne courait pas vraiment. Elle marchait vite, ses bottes retentissant à peine contre le sol bientôt dur de la prison de pierre.
À l'intérieur, un long couloir avançait tout droit, séparant la prison en deux. Ce couloir n'avait pas de toit immédiat et on voyait au-dessus des rambardes qui permettaient d'accéder aux cellules du premier étage. Ces rambardes étaient devenues croulantes au fil du temps, la seule raison pour laquelle elles tenaient encore debout étant les larges colonnes étalées de chaque côté du couloir du rez-de-chaussée. C'est justement derrière l'une de ces colonnes que la fillette vint se réfugier après quelques instants de stress intense. Elle reprit calmement sa respiration. Aucun cri. On ne l'avait pas repéré. Des voix derrière elle, plus loin à l'intérieur de la prison, continuaient de parler presque en chuchotant, lorsque la Shaakt ordonna qu'on la laisse avec ce qui semblait être l'officier, le fameux Shaakt au fouet. Yurlungur retint sa respiration, camouflée dans l'ombre, tandis que quelques Shaakts renvoyés ressortaient déjà de la prison avec les chevaux. D'autres montaient à l'étage. Seuls restaient désormais la cheffe, l'officier et les deux armoires à glace taciturnes qui ne bougeaient pas, apparemment insensibles à l'ordre donné. Yurlungur osa regarder en arrière, les Shaakts refermant à moitié la lourde porte de métal. Liniel avait disparu. De toute façon, si cette dernière s'était cachée, la gamine n'avait aucune chance de la repérer. Elle regarda subrepticement en arrière. Ils étaient occupés. Sans hésitation, elle avança aussi calmement que possible jusqu'à la colonne suivante. Puis jusqu'à celle d'après. À chaque fois, elle percevait une chose différente de la discussion qui avait commencé. L'agacement de la Shaakt vis-à-vis de ses pairs, la fouille énervée dans un sac richement ornée de dorures ternes, l'apparition d'un parchemin vélin, à nouveau l'agacement. La fillette s'immobilisa pour écouter, maintenant assez proche.
«
Voici les instructions de notre maître. Regardez. Là, les coordonnées exactes des ruines par rapport à Dahràm, ou encore les chemins à suivre. Souvenez-vous qu'il nous a précisé que nous ne devions en aucun cas nous faire voir à Dahràm. Je l'ai fait savoir aux mercenaires, mais si ceux-ci venaient à me désobéir, il ne faudra pas hésiter à les torturer un peu pour bien leur faire comprendre qui nous envoie. »
«
Maî... Maîtresse ? Hum, si je puis me permettre, qu'allons-nous exactement chercher dans ces ruines ? »
L'un des hommes en armure s'approcha et, d'un geste aussi vif qu'imprévu, vint le saisir à la gorge et le soulever à quelques centimètres au-dessus du sol. La Shaakt eut un petit rire amusé.
«
Allons, laisse-le. »
L'ordre fut suivi à la lettre. L'officier s'écrasa au sol, subitement lâché. Il reprit son souffle avant de relever des yeux apeurés, encore à genoux, sur la femme qui le dominait complètement.
«
Il ne voudrait pas que tu saches, tu comprends. Mais allons, je suis d'humeur badine. Je te laisse en vie. »
Soudain, une petite lumière bleue surgit de nulle part et vint rejoindre la Shaakt qui ne put retenir un cri de surprise. Le Shaakt à terre eut également un mouvement de recul et les deux gardes du corps brandirent, menaçants, leurs armes vers la petite créature qui s'immobilisa au niveau des yeux de l'autoritaire femme avant de laisser retentir entre ces murs si sombres un rire cristallin. Le visage de la “maîtresse” se détendit.
«
Enfin, tu es revenu. Où étais-tu, Nisri ? Je croyais pourtant que tu pouvais voyager très vite... »
«
C'est ce que le maître vous a dit, oui ! Cependant, tous ces voyages ne sont pas instantanés... Et alors, qui vous dit que je n'étais pas en mission pour lui ? Ah, comme vous pâlissez soudainement. Il se pourrait même qu'il m'ait communiqué un ordre pour vous... »
Le visage de la Shaakt se ferma et elle croisa ses bras sur sa poitrine. Semblant prendre cela pour une invitation à continuer, le prénommé Nisri continua :
«
Il se pourrait, par exemple, qu'il vous demande, je ne sais pas moi, d'expliquer la mission à l'officier ! Oui, c'est cela ! Expliquer toute la mission ! Sait-on jamais, qu'une seule personne en soit au courant pourrait être préjudiciable, si jamais ladite personne avait un accident... Sous-estimeriez-vous la prévoyance du maître ? Sur-estimeriez-vous votre propre défense ? J'espère bien que non, faute de quoi je suis certain qu'il en serait déçu, très déçu... Enfin, oseriez-vous outrepasser un ordre du maître ? Je ne dis que cela comme ça, à vous de voir... »
Nisri rit à nouveau, ce qui sembla insupporter plus que tout la Shaakt déjà passablement irritée par ses congenères.
«
Nisri. Si tu m'as menti, tu sais ce que le maître te fera. »
Le petit être bleu se mit à rire de plus belle avant de se mettre à voleter autour de la Shaakt. Puis, soudainement, il disparut. Un soupir brisa le silence qui avait brutalement pris place.
«
Très bien. Puisque c'est ainsi... Nous devons aller récupérer une relique. Une relique de Shaeya 'naer Elsayim... C'est une cape qui se trouve dans les ruines d'Ernestör et... »
«
Eh, face de larve en putréfaction ! »
Yurlungur venait de sortir de sa modeste cachette et, désormais en plein dans le champ de vision du groupuscule de Shaakts, elle tremblait un peu. Mais elle ne pouvait pas laisser Liniel en savoir plus, faute de quoi elle se ferait doubler. Leur pari n'était pas réversible, elle avait agi sur le moment pour empêcher la Shaakt de parler davantage mais, à présent, elle était moins sûre de sa décision. Enfin, peut-être que Liniel viendrait l'aider... La Shaakt, surprise, balbutia :
«
Que... Quoi ? »
«
Eh ouais, c'est bien à toi que je parle ! Attrape-moi si tu peux ! »
Le regard de la Shaakt se durcit. Le jeu pouvait commencer.
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