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Les trois quarts de l'existence de Sirius Hartingard étaient un échec total.
Enfant déjà, il n'avait jamais eu de père, et sa mère avait disparu bien trop tôt pour lui inculquer ses valeurs. D'ailleurs, pour lui, le visage de sa mère était encore une image floue, idéalisée, enfouie dans son inconscient, une dessin vague qu'il avait superposé au visage des mères des autres enfants, qu'il apercevait depuis les rues sales d'Exech, alors sa seule demeure. Mais au moins, il avait une image de mère. Du père, il n'avait rien.
Alors qu'il grandissait, il s'était demandé de nombreuses fois à quoi servait son existence, vers où il allait, si il allait quelque part. A quoi bon voler pour survivre si c'était là la seule finalité vers laquelle il tendait ? Sans figure paternelle forte, il n'avait pas d'idéal, pas d'exemple à suivre, pas un seul guide pour lui indiquer la route à prendre. C'était un sentiment désespérant de solitude et de vanité qui le rongeait de l'intérieur. Alors qu'il entendait les histoires de gens illustres qui s'étaient distingués dans l'art ou la guerre, par leur courage ou leur intelligence, lui n'était qu'un vaurien sans aucun futur. Peu à peu, une fascination hors-normes pour ces héros dont les légendes passaient l'épreuve du temps à travers les générations germa en lui. Il voulait en apprendre plus sur eux, connaître leurs exploits, leurs personnages, dans l'espoir d'un jour leur ressembler, dans l'espoir qu'un jour on parle de lui. Il avait autant d'admiration pour les champions du peuple que pour les tyrans, car il leur enviait juste l'importance de leur existence. Quand Mouthba, sa seule bienfaitrice alors, lui avait ouvert les portes de la morale et de la connaissance, il ne s'intéressa qu'à l'Histoire et à ceux qui l'avaient forgé. Il voulait être important, comme eux.
Il s'était définitivement refusé une vie normale à cause de cette idée fixe, mais il n'avait jamais eu non plus le courage d'accomplir ses rêves. Il avait passé des années et des années à prolonger sa vie de vaurien, en survivant de boulots ingrats et de petites arnaques près des ports. Il avait un peu voyagé, mais sur des navires marchands, qui empruntaient les mêmes itinéraires encore et encore. Il avait fait des économies, juste pour les gaspiller en alcool et en femmes. Il avait passé plus de dix ans à se plaindre de cette existence sans jamais rien faire pour la changer, alors que des histoires lui provenaient de par le monde, les histoires de nouveaux êtres d'exception dont on se souviendrait encore dans les années à venir. Voilà pourquoi sa vie avait été un échec, avant qu'il ne rencontre Gallion Thunderhead. Sans son intervention, Sirius aurait sûrement été condamné à vivre inutilement pour le restant de ses jours.
Et voilà qu'il se réveillait au nord de Nirtim, dans des circonstances qui le dépassaient totalement, à la croisée des destins, entouré de légende...
Lorsqu'Heartless se réveilla, il était sur la terre ferme, sous un ciel sombre, sur ses genoux, attaché pieds et poings liés sur un piquet de bois. L'air était brûlant et suffoquant. L'ambiance était confuse, mais il percevait très nettement le crépitement des flammes. Il ouvrit un œil, le seul valide, et vit son bandeau cache-œil laissé négligemment sur le sol, avec un peu plus loin un gros sac duquel dépassait la plupart de ses affaires, armes et vêtements. On ne lui avait laissé que sa chemise et son pantalon. Ses cheveux aubruns, d'habitude noués en plusieurs queux de cheval, étaient laissés en bataille et tombaient sur ses épaules, faisant encore plus ressortir la barbe qu'il n'avait pas rasé depuis son séjour dans les montagnes et qui le vieillissait terriblement, couplée à la cicatrice nue sur son œil gauche. En plus, avec ses muscles apparents, ses tatouages serpentins sur le corps, la saleté et les blessures qu'avait provoqué son débarquement brutal sur l’îlot de pierre, il avait l'air d'un wotongoh albinos.
Il discernait le chaos environnant, les cris d'une armée sauvage qui se riait de lui, et une forte respiration. Il leva la tête et vit tout un régiment surexcité d'orcs, de gobelins, de shaakts et d'humains, armés et parés de cuir et de métal. Puis un peu plus en haut, une vision de cauchemar. Un monstre légendaire, une créature d'écailles et de braises, au souffle dévastateur. Ses griffes enfoncées dans la pierre, sa queue noire battant le vent, ses yeux rouges posés sur lui : un dragon. Le dragon. Le dernier de son espèce. Il en avait maintes fois entendu parler, mais c'était la première fois qu'il se retrouvait devant cette créature mythique, mythologique... Le dragon d'Oaxaca. La bête posa son regard oppressant sur le pirate. Lui qui avait commencé à se faire une raison, qui avait fini par penser que jamais il ne pourrait côtoyer les légendes... le voilà captif de l'armée d'Oaxaca et de son dragon. A côté du monstre se tenait une femme à la peau grise et aux cheveux blancs, le corps dénudé, protégé uniquement par un froid alliage d'argent, observant la scène. C'était Sisstar, la maîtresse du dragon noir, un des treize lieutenants d'Oaxaca. Elle se tenait sur la colline, imperturbable, tandis que son reptile favori alimentait la flamme géante d'un brasero avec ses crachats incandescents.
Elle surveillait les prisonniers dont Heartless faisait partie, des hommes et des femmes qui s'étaient tous retrouvés sur l'île mystérieuse et qui en étaient revenus vivants. Ils devaient être une vingtaine, et Heartless en reconnut certains, mais pour la plupart, il ne les avait jamais vus. Il y avait Farion et Kurag de Lebher, l'humoran arrogant à la crinière rousse, le shaakt placide à la chevelure blanche, le vieillard qui les accompagnait et même Utgar, la Phalange de Fenris avec lequel il s'était battu à Henehar, juste avant d'embarquer pour l'île, et A'sharia la Hafiz, rencontrée dans les mêmes circonstances. Et bien sûr, à côté de lui, il y avait Mercurio, encore dans les vapes. Quel petit monde. Heartless sourit. Au moins il n'était pas entouré que d'inconnus et d'hostiles. Le tigré émergea lentement de sa torpeur. Ça allait, il était vivant. Le borgne repensa au dragon et se dit que ce n'était pas la peine d'en rajouter une couche en se moquant de lui. De toutes façons, le simple fait de parler lui rappelait la morsure de ses entraves grossières et trop serrées. Mais ça, c'était encore le moindre de ses soucis... Sisstar s'adressa aux captifs :
- Soyez patients... Elle ne va pas tarder.
Et elle ne tarda pas, en effet. La déesse maléfique, l'avatar du chaos sur Yuimen, Oaxaca la conquérante, s'était montrée. Les flammes du brasero s'étaient emmêlées, elles brûlaient frénétiquement, comme si elles partageaient l'excitation de son arrivée. Se mêlant à la fumée noire, une silhouette nimbée de ténèbres insondables atterrit juste devant eux, puis l'ombre se dissipa autour d'elle. Ainsi apparut la terrible divinité conquérante, sous l'apparence d'une femme à la peau de cuivre, aux ornements païens et à la robe noire. Ses cheveux bruns flottaient au dessus de ses épaules comme les tentacules d'une pieuvre. Heartless resta bouche-bée devant cette apparition surnaturelle, en présence d'une divinité aussi fascinante que terrifiante. Rejointe par ses deux lieutenants, l'un était le fameux homme de métal, et l'autre, boitillant, devait être le fameux Crean, et par deux petites filles, similaires à celle qui avait plaqué le collier sur le son cou.
La déesse les regarda tous, amusée, puis s'adressa directement aux prisonniers, de sa voix profonde et envoûtante.
- Porteurs de chaos... Vous avez détruit ma flotte, mon chantier naval et mon île d'expérimentation avec nombres d'esclaves... N'importe quel chef militaire, comme cet imbécile de Kouschuu, vous aurait déjà tué.
Soudain, le pirate se rendit compte des environs : ils n'étaient pas sur une colline ordinaire. Si l'on insistait, on pouvait entendre les vagues derrière les flammes crépitantes, et ils étaient entourés de débris de pierre et de bois. Leur violent accostage semblait avoir fait du tort à la marine d'Oaxaca. Sirius était inquiet d'avoir irrité la déesse jusqu'au point de non-retour, mais cette pensée l'emplit aussi d'une certaine fierté, même si tout cela était accidentel. Elle continua.
- Mais vous m'amusez, vous semez le chaos derrière vous et j'aime ça. J'ai donc décidé de vous laisser le choix : soit vous ralliez le camp de la vie, du chaos, de la gloire et de l'honneur en rejoignant mes rangs, en tant que champion de l'un de mes treize; soit vous jouez à chat avec Sisstar et mon dragon.
Le monstre noir alimenta une nouvelle fois le brasero dans ce qui semblait être un ricanement. Et visiblement, ce sourire macabre était partagé par tout le camp d'Oaxaca, et par elle-même.
- Gloups...
Heartless considéra sérieusement de courber l'échine pour cette fois, pour échapper à la vigilance d'Oaxaca et se tailler à la première occasion. Seulement, l'homme métallique qui n'était autre que Khynt, le sixième des Treize, se saisit d'un fer qu'il plongea dans le brasier.
- Pour éviter toute trahison future, ceux qui choisiront notre camp seront marqués au fer rouge et recevront la bénédiction du chaos.
Tout compte fait, il allait s'abstenir.
- Pour que la suite soit plus intéressante, sachez qu'il y a vos affaires dans les sacs, ainsi qu'une poignée de yus d'or. Quelque soit votre choix, vous pourrez partir avec et même passer à l'armurerie des troupes des deux lieutenants que vous avez humiliés...
Crean fit la moue. Heartless se réjouit intérieurement.
- Le dragon ne partira qu'au lever du soleil.
C'était l'heure du choix. Chacun des captifs se mit à réfléchir à la proposition d'Oaxaca, sauf Heartless, bien sûr, qui n'avait pas pour habitude de réfléchir à ses projets d'avenir. Le premier à annoncer son allégeance à Oaxaca fut un vieux nain costaud à la longue et tressée barbe blanche et au regard féroce. Seulement, une fois défait de ses liens, il se saisit de sa hache et se rua sur Crean, le premier des Treize, visiblement mal en point. Mais il n'eut jamais l'occasion de s'approcher de lui. Oaxaca leva une de ses mains et il s'arrêta net, des ombres rieuses s'infiltrant par tous les orifices de son corps, dévorant son énergie vitale de l'intérieur. Le gaillard sembla vieillir d'un millier d'années, et s'effondra sur le sol quand il n'eut plus assez de force pour respirer. Ensuite, son corps s'effrita et fut emporté par la brise. La terrifiante attaque d'Oaxaca, bien qu'impitoyable, n'impressionna pas tant que ça Heartless, qui se doutait bien qu'une telle mise à mort était à la portée d'un dieu. Certes, il ne lui avait pas été agréable d'assister à la mort lente du rebelle pris de convulsion alors que son organisme se retournait contre lui, mais c'était le seul sort à espérer quand on attaquait des êtres si puissants.
- Ma bonté a des limites.
Qu'elle parle de bonté ! Heartless n'y croyait pas une seconde, il n'avait de toutes façons aucune envie de sacrifier son libre-arbitre sur l'autel de la lâcheté ! Et il savait que tous ceux qui avaient survécu au cataclysme de l'île n'étaient pas assez lâches pour se plier au joug de cette...
- Moi, Daio Ichioama, ainsi que mes doubles, Michel et Jack, avons déjà prêté allégeance à Khynt et nous souhaitons devenir le champion qui le représentera.
Bam. Le shaakt à la chevelure blanche capable de se diviser en trois, le nommé Daio, invoqua ses deux autres personnalités qui s'agenouillèrent à sa place.
Sirius était dégoûté. Ce gars-là faisait le fier en jouant les chevaliers servants, mais face au tyran, il se comportait comme le dernier des lâches ! Heartless était médusé, il avait déjà entendu parler des exploits de Daio, ce féroce elfe noir, à la personnalité énigmatique, capable de fendre l'air de ses lames et de tuer son ennemi sans même le toucher. Maintenant qu'il avait dévoilé son nom, le pirate était encore plus incrédule. Puis en vint un autre. Le premier qui annonça ouvertement son choix de liberté était un rouquin maigrichon, qui tenait plus du troubadour que du guerrier. Il était à des années-lumières de l'aura imposante de Daio. Sur l'échelle de puissance, il avait l'air bien inférieur à tous ceux qui l'avaient précédé, mais il compensait par sa maîtrise du langage et de la flatterie, une maîtrise qui lui rappelait un peu son vieux compagnon Mazhui.
- Ô, maîtresse des tourments et de la haine bileuse... Je suis Serpent le Ménestrel, et comme ma musique, mon âme est éternelle...
Le rouquin au visage androgyne et à la touffe tressée ( Mais pourquoi lui avait-on laissé les cheveux en place alors qu'on avait dévasté ceux d'Heartless ? Question de charisme, sans doute... ) ravala sa salive, respira un grand coup et continua sa réplique en tentant de ne pas bégayer de peur.
- J-J'ai le malheur... d'avoir reçu de Yuimen... une âme forte...
Il jeta un regard craintif au dragon qui ne manquait pas l'occasion de l'intimider, mais il tint bon.
- Une âme forte... qui n'a jamais su plier... et ne pliera jamais !
Un court silence plana sur la scène, jusqu'à ce que les premiers rangs de l'armée d'Oaxaca éclatent de rire face à cette démonstration de courage à peine assumée. Son gardien se moqua de lui et l'envoya paître avec un coup de pied dans le dos après l'avoir libéré de ses liens. Serpent n'en fit pas cas et ramassa tristement ses affaires.
- Roh la tapette... Heartless pensa tout haut
Sous les moqueries des spectateurs, le troubadour rejoint calmement l'armurerie pour se préparer à la tempête à venir, avec deux jumeaux aux cheveux blancs qui semblaient le connaître et le suivaient par solidarité. Ensuite, parmi les captifs, un orc à la longue chevelure grisâtre demanda qu'on le libère... ahem, qu'on "la" libère, car sa voix était celle d'une femme, sans toutefois contenir en elle la moindre trace de féminité. Elle était tellement musclée que ses seins se confondaient avec ses pectoraux. Le garde orc, qui détachait un à un les captifs, défit ses liens, uniquement pour se prendre un coup de tête dans le ventre. Oui, elle était bien du côté des rebelles.
Puis pour ruiner le tableau, l'humoran à la crinière rousse, le guerrier-lion, baissa respectueusement la tête en signe d'obéissance à la déesse.
- Je choisis le chaos.
Ha ! Lui, il était pire que le reste ! Il faisait le beau devant Heartless, il l'avait rabaissé autant qu'il le pouvait pendant les quelques minutes lors desquelles ils avaient foulé du pied la même terre, et le voilà devenu un énième chien-chien d'Oaxaca !
Soudain, un homme se mit à hurler. C'était un sindel aux cheveux noirs, qui se débattait sur sa pique, hurlant à la voleuse. Visiblement, la garzork mal léchée lui avait volé quelque chose. Rah, Heartless ne supportait pas ça, les lâcheurs qui se tiraient au profit des autres. Celle-là était allée encore plus loin car en partant, elle s'était emparée de l'arme de l'elfe gris, qui hurlait à tort et à travers :
- Voleuse ! Traîtresse ! Ahh, détachez-moi ! Arrêtez-la ! Hmf ! Tuez-la !!
Si bien qu'il ordonna au soldat garzork de les libérer et qu'il s'exécuta sur le champ, permettant au détroussé de s'emparer d'une autre arme et de partir à la poursuite du larron, réclamer son dû à la force du fer. Pitoyable...
Puis vint le tour de Mercurio. Ah celui-là, il n'avait pas intérêt à le trahir, sinon, ça allait chauffer pour ses fesses !
...
En fait il était plus impatient que tout le monde de se tailler d'ici en vitesse, remuant énergiquement, prêt à exploser.
- Hé ! Heartless ! Kurag ! Farion ! Allez, j'vous attends et on se casse !
Encore une fois, Heartless se demanda comment ce bougre qui tenait plus de l'ivrogne soupe-au-lait que le frappeur frénétique au moment où il l'avait rencontré, en était arrivé à ce niveau de volontarisme. Il n'attendit même pas que le gardien fut arrivé à sa hauteur pour déclarer haut et fort.
- Bon hé, moi ce sera la liberté hein. Et les trois là aussi. Hein les gars ? - Ouais ouais ! Vas-y, cours, on t'rejoint !
En attendant, ils étaient toujours attachés à une pique. Ah, misère...
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Dernière édition par Heartless le Dim 15 Juin 2014 17:52, édité 3 fois.
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