L'homme-loup ne supportait pas de voir l'échec l'emporter. Certainement traumatisé depuis la mort de Milana, Kalas gardait en lui cet échec, incapable de sauver la femme qu'il aimait. Aussi, lorsque le vide happa la silhouette de l'elfe qui disparut dans les ténèbres, le Shaman resta sans voix un court instant. Ses yeux avaient suivis les contours du corps chutant jusqu'à un point difficile à discerner avec des yeux normaux, puis ce fut le silence complet. Son coeur s'arrêta un infime instant de battre et sa concentration se brisa, laissant le sortilège de terre redevenir la poussière qu'il était à l'origine. Il aurait voulu crier, hurler et peut-être même plonger dans la crevasse pour tenter quoi que ce soit, mais rien ne se passa. Au lieu d'un acte héroïque, la lutine s'approcha du vide, jonché sur son renard de guerre, ne lâchant qu'un dédain particulier à l'encontre des deux perdants de l'épreuve du pont. Les mots de la Gardienne sonnèrent comme une insulte aux oreilles du jeune homme qui tourna vers elle un regard chargé d'animosité animale. S'il était resté sous sa forme de loup, Hurlenuit aurait certainement refermé sa mâchoire sur le petit crâne de la jeune femme, mais rapidement, Kalas reprit le dessus. Sa colère se changea rapidement en déception et finalement, le Shaman se redressa et suivit le pas en direction du cœur de la forêt, les yeux fixés sur ses pieds.
Depuis son départ d'Ilmatar en compagnie de ses nouveaux compagnons, l'homme-loup ne s’imaginait pas continuer l'aventure seul. La dissolution du groupe signifiait pour lui une certaine forme d'échec, même s'il n'était pas responsable de la mort de ces derniers. Car en effet, Kalas ne voyait aucune autre fin possible pour Tartuffe et Méraxès, certainement réduit en charpie après une chute aussi longue vers le cœur d'Elysian. Cette planète n'était faite que pour les plus endurcis et elle venait de le prouver une nouvelle fois en prenant deux vies. Gardant le rythme machinalement derrière la lutine, Kalas se demandait à son tour s'il allait lui aussi subir une cuisante défaite suite aux obstacles sur sa route. Pour lui, il fallait réussir ou mourir.
(Je ne peux pas retourner en arrière, pas après être arrivé jusqu'ici. Je dois continuer... Même seul.)
Le voyage reprit son cours, dégageant à nouveau un décor des plus primaires. La forêt se dévoilait sous un aspect plus primaire qu'auparavant, indiquant au Shaman qu'il avançait dans la bonne direction. D'après les dires de la Gardienne, Aetelrhyt se trouve être placé au plus profond de cette forêt et Kalas avait une certaine confiance en elle. Son caractère froid et déterminé traduisait une certaine volonté de protéger cet endroit du mal qui l'habitait et le jeune homme savait respecter les causes justes. Ainsi, il préféra ne dire mot, gardant ses questions pour un temps approprié.
A mesure de leur avancée, Kalas et la lutine atteignirent un endroit des plus sauvages et magnifiques, loin des affres de l'obscurité qui régnaient près du pont en ruine. Un délicieux bruit de cascade résonnait d'entre les arbres, véritable mélodie pour les oreilles du Shaman qui se laissait doucement bercer. La nature semblait avoir repris ses droits dans cette partie de la forêt au vue du décor riche en plantes et fleurs exotiques. Le petit groupe ne progressait même pas sur un chemin, mais le renard semblait connaître l'endroit comme s'il y avait vécu toute sa vie. Ce n'est qu'après un court instant que l'homme-loup se retrouva devant une nouvelle crevasse, bien moins effrayante que la dernière. Le fond était parfaitement visible pour ses yeux de loups, duquel s'écoulait une rivière alimentée par de nombreuses petites cascades d'eau scintillantes chutant du haut du ravin. Le pont en ruine avait fait place à deux points de passages bien mieux entretenus, faits de pierres et taillés à la main grossièrement. De l'autre côté de la rive, Kalas discernait plusieurs toits de masures visiblement habitées d'après les bruits qu'il parvenait à discerner à travers l'écoulement des cascades.
(Je comprends. Le premier pont doit être un avant-poste abandonné, ou quelque chose comme ça. C'est pourtant étrange... Je voyais Aethelrhyt plus grand que ça.)
Coupant court à son temps d'observation, la Gardienne pressa le pas et s'avança sur le pont, rapidement suivi par un Kalas extirpé de ses pensées. Nullement inquiété par la vide lors de sa traversée, le Shaman garda un regard observateur sur le petit village et sur la silhouette qui semblait les attendre de l'autre côté de la rive. Le jeune homme devina d'elle qu'il s'agissait d'une femme, mais les détails fusèrent un à un à mesure qu'il s'approchait. Cette dernière, serrant fermement un poignard dans chacune de ses mains, possédait une peau mate et luisante, comme un corps nu sortant d'un bain dans une rivière. Ses cheveux étaient emmêlés dans une longue et épaisse queue de cheval qui atteignait le bas de son dos, conservant deux mèches qui longeaient les contours de son doux visage de miel. L'homme-loup nota l'originalité de sa tenue, très en contraste avec ce à quoi il s'attendait des habitants d'Aetelrhyt. S'attendant à des tenues plus primitives, il nota la marque d'une profonde cicatrice longeant sa jambe gauche, comme une flamme brûlante en mouvement. L'être en face de lui n'avait rien de naturel et Kalas confirma ses doutes en apercevant les oreilles pointues de l'inconnue qui s'adressa à la lutine, gardant un œil et un sourire sur l'homme en mauvais état qui s'avançait. Cette dernière indiqua sa volonté de mener le jeune homme jusqu'à la Cité, rassurant ses craintes sur l'origine de cet endroit.
(Cet endroit n'est donc pas Aetelrhyt. Je me disais, aussi...)
La discussion tourna sur l'état précaire de Kalas, fortement affaibli depuis son entrée dans la forêt. La bataille et la traversée du pont l'avait rendu fourbi et le Shaman ne tenait pas à se présenter aux hautes autorités de la cité ainsi. Si l'adrénaline de l'exploration lui avait fait oublié les hématomes qui parcouraient son corps et les quelques bosses sur son crâne, la fatigue et ses côtes certainement fêlées se manifestèrent de plus belle. Aussi, la proposition de rester pour la nuit sonna comme une libération pour ses oreilles et l'homme-loup donna son avis, visiblement attendu d'après les regards dans sa direction.
"Hem... Et bien, c'est une bonne idée, oui. Ça me permettrait de vous expliquer ce que je fais là et en quoi je pourrais vous aider."
Le Shaman venait de répondre un brin gêné, sa main dans les cheveux et un large sourire nerveux au milieu du visage. La populace semblait lui faire un certain effet, ordinairement habitué à traiter avec de petits êtres faits de pierres et de bois. La réponse sembla faire son effet, au vu du signe de main que lui adressait l'étrange elfe à la peau caramel. Kalas suivit le pas, pénétrant dans l'une des bicoques du village. L'absence de porte et de volets aux fenêtres s'accordait à préciser qu'il s'agissait là d'une véritable maison en plein air ayant quelques peu subie les affres du temps. Cependant, la décoration intérieure et le soin apporté aux finitions du bâtiment surprirent le jeune homme, peu habitué à visiter de tels endroits. Le mobilier, qui n'était présent que par l’intermédiaire d'un sommier recouvert de fourrures et de quelques étagères remplies d'objets divers, s'était écarté contre les murs de bois abîmé, laissant ainsi un large espace pour circuler dans la pièce. Le parquet n'était pas en meilleur état que le reste, craquant sous le poids des passages. L'hôte de la maison présenta le lit en guise de siège au Shaman qui s'y installa, ravi de pouvoir enfin reposer ses jambes endoloris. La douleur dans ses côtes lui enflamma le corps et Kalas se reposa rapidement sur ses coudes en gémisant, adaptant la position à ses blessures. Toujours gêné par la présence intimidante de la charmante jeune femme, l'homme-loup leva vers elle un regard chargé de douceur et prit les devants sur la discussion.
"Merci de m'accueillir chez vous. Je m'appelle Kalas, mais vous pouvez également m’appeler Hurlenuit. Je suis venu en tant que messager des Golems de Barkhane au sujet du mal qui ronge Elysian. Les différentes cités élémentaires se sont rassemblés sous une même bannière et ont contactées un autre monde pour leur venir en aide. Mon monde. Si je suis venu en ces lieux accompagnés, je suis maintenant seul, après avoir perdus mes compagnons lors du passage du pont en ruine, non loin d'ici."
La douleur lui arracha un nouveau gémissement et Kalas s'arrêta un court instant, avant de reprendre en ouvrant grand ses yeux à la lueur orangée.
"Mais dites-moi... Où sommes-nous ? Et qui êtes vous ? Je n'ai jamais eu l'occasion de rencontrer un membre de votre espèce."
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