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Auparavant~
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Après avoir entendu de la part des trois Pâles l'assurance qu'ils feront leur possible pour retrouver le Ser Algaries, je lance ma monture sur la voie menant à Treeof. Quelque part, voir mon groupe diminuer à ce point m'affecte un peu. Je regrette de ne pas avoir été plus curieux au sujet de mes compagnons, mais la pensée ne demeure pas. La Forêt d'Emeraude demeure dangereuse. Je m'efforce donc de faire attention à la voie et aux environs. Toutefois, malgré le temps qui passe et les lieues qui défilent, rien d'hostile ne semble vouloir nous barrer la route. Même l'impression d'être épié finit par s'estomper. Un bivouac en milieu de journée sans échange particulier et de rares pauses pour laisser les bêtes souffler un peu rythment le trajet.
Le soir tombant, notre trio déniche un coin abrité par la canopée, assez proche de la voie pour ne pas la perdre. Un campement sommaire est monté avant que mes compagnons et moi commencions à manger. Distraitement, pour m'occuper entre deux bouchées, je réorganise le contenu de mon sac. Mes sachets de plantes sont toujours là, mais sans ustensiles de cuisine, impossible de préparer la moindre infusion. Un froissement de papier attire mon attention, et je réalise qu'avec tous ces événements, j'ai totalement occulté l'existence de ces parchemins. Des techniques magiques et une de combat. Celle-ci m'interpelle par des schémas et des conseils de posture. Je pense savoir comment occuper le temps qu'il me reste avant que la nuit tombe et que je prenne mon tour de garde.
Ma ration avalée, j'étudie le parchemin de cette technique de combat inconnue. Elle est très intéressante, indiquant quels points du corps viser pour handicaper une cible. Avisant un arbre aux larges branches, non loin d'un de ceux nous ayant servi de siège, je fais quelques mouvements sans frapper, superposant mentalement l'image d'un adversaire à celui-ci. Toutefois, l'exercice est différent de la manipulation de ma magie. J'ai moins d'affinités avec l'art du combat qu'avec ma lumière.
Lorsque je reprends ma posture de départ, j'aperçois du coin de l’œil la silhouette du grand humain. J'ai l'impression qu'il vient de jeter un regard à ce que je fais, mais quand je l'avise, le Ser Vassiliev se détourne. Il a un visage un peu fermé, mais tout en lui me donne la sensation qu'il est peut-être moins inaccessible que le Ser Edmar Dongho.
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Vous semblez pensif, Ser Vassiliev. Quelque chose vous préoccupe ?"
Ma question semble le tirer de ses pensées un peu brutalement. Il finit par me répondre pendant que j'effectue un moulinet de mon arme, copiant la posture dessinée sur le parchemin. Il n'est pas ravi que nous ayons laissé le liykor à son sort. Moi non plus je n'apprécie pas l'idée d'avoir du poursuivre sans notre compagnon, quand bien même j'ai foi en les Pâles que nous avons rencontré.
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Nous n'aurions pas du le laisser partir seul en premier lieu. J'aurais du me montrer plus ferme à ce propos."
J'assène un léger coup du plat de ma lame sur une branche, mais le point d'impact n'est pas exactement là où il le devrait. Là, j'aurais percuté le milieu du membre et pas une articulation. J'ai encore du travail à faire, et la pointe de frustration liée aux paroles de mon interlocuteur humain n'aide pas. Toutefois, me flageller moralement à ce sujet n'apportera rien. Concentré, je prends le parti de dévier la conversation.
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Doutez-vous des capacités des Pâles que nous avons rencontré ?"
D'un lent mouvement circulaire, je ramène mon Fang Bian Chan à moi et avise mon interlocuteur. Son regard et son expression sont indéfinissables. Il doute, incertain de ce qu'il doit penser de cette rencontre avec des hommes-bêtes, m'apprenant que les rares cerfs qu'il a vu sont ceux qui ont fini en ration. J'esquisse un léger sourire pensif, doutant pouvoir le rassurer.
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Il y a cinq années en ce monde, les Pâles ont fait partie des peuples repoussant les armées du Seigneur Vallel, y compris là où la Tour d'Or se dresse. J'en ai été témoin. Un bras fort, un coeur vaillant, une grande volonté et une défiance certaine envers la magie. Leur apparence est devenue surprenante pour qui ne les a pas côtoyé auparavant, c'est vrai."
Mettant un peu plus d'application dans mon geste, je pose rudement ma lame contre le tronc de l'arbre à hauteur de genou. Sauf que c'est la mienne, pas celle d'un possible adversaire adulte. Aucun découragement en moi, juste la volonté d'une nouvelle tentative.
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Par delà leur aspect, ils ont un cœur de guerrier. Ce ne sont pas de simples bêtes, et cette part animale existait en eux bien avant. Puissent-ils ne pas s'être trop éloignés du peu que j'ai appris d'eux..."
Je me concentre un peu, calculant mieux la trajectoire de ma lame évasée et jetant régulièrement un œil sur le parchemin. Les instructions sont étonnamment claires, à se demander le temps qu'il a fallu à leur rédacteur pour trouver tous les termes les plus justes. Une question me taraude, et je la lui pose. Celle de savoir s'il n'a jamais côtoyé d'autres hommes-bêtes avant, en-dehors du Ser Algaries. Sa réponse est négative et va même plus loin que ma question, puisqu'il qualifie les garzoks en tant que tels. Des ennemis dont la pensée lui fait serrer les poings. L'attitude de mon interlocuteur m'interpelle, m'incitant à planter ma lame dans le sol en l'avisant. Je devine qu'il a aussi eu sa part de sales histoires à cause des forces oaxiennes.
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Vous évoquez ces ennemis au passé, Ser Vassiliev. Puis-je supposer que vous avez servi dans les armées kendraines ?"
Là encore, une confirmation. Il était Capitaine de la seconde troupe d'infanterie du Duché de Luminion. Je ferme un instant les yeux, cherchant dans ma mémoire si j'ai entendu parler de cette troupe, mais rien ne me vient. Une erreur que de ne m'intéresser qu'à mon peuple et pas à ceux qui sont nos plus proches voisins. Ce Duché est exposé au même titre que ma Patrie, et la façon de se tenir de mon interlocuteur me fait me demander s'il n'a pas vécu plus grave que ce que je pensais. Ôtant ma lame du sol, je la nettoie du pouce avant de poursuivre. Ma curiosité me pousse à en savoir plus, mais il n'est pas dans mes intentions de le mettre mal à l'aise. Je m'efforce de choisir mes mots pour ne pas le braquer ni le coincer.
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Départ volontaire ?"
La réponse le fait s'assombrir, et elle est sans appel. Désertion. Un mot aussi effroyable que les conséquences sous-entendues. Le Ser Vassiliev a bel et bien une histoire grave et qui le ronge encore. Je tente de ne pas juxtaposer mes valeurs ynoriennes à son attitude, mais je sais que ce crime n'est pas facilement excusable. Déserter signifie abandonner ses camarades, son devoir, sa mission, et possiblement mettre en danger de nombreuses vies. Toutefois, il s'est déjà raconté comment certains soldats ont évité la mort malgré leur désertion, lorsque leur supérieur a fait preuve d'un manque de discernement évident.
J'éprouve tout de même quelques difficultés à lui assigner ce qualificatif. Il ne me donne pas l'impression de pouvoir tourner le dos aux siens, surtout vue la dévotion qu'il a envers Dame Galelia. Avais-je vu juste ? Est-ce un moyen d'expier sa faute ? J'avise un espace où m'asseoir pour poursuivre la conversation, m'enquérant des circonstances de sa situation. Faux-pas. Je me suis montré trop curieux et mon interlocuteur me le fait comprendre non seulement en détournant le regard, mais en coupant court à notre échange. Je patiente un instant, attendant de voir s'il se décide à reprendre la parole et adressant un rapide regard à Dame Galelia, embarrassé à l'idée que notre discussion puisse la déranger. Voyant que l'homme conserve son mutisme, je me relève pour reprendre mes exercices. Après avoir relu le parchemin encore une fois et pointé ma lame vers la branche visée, je m'adresse à mon interlocuteur sans le regarder.
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Si votre cœur a un jour besoin de se soulager de ce poids, je vous prêterai l'oreille, Ser Vassiliev. Je suis moi-même milicien, mais d'Ynorie. Ni juge ni bourreau. Et tel que vous me voyez, j'ai encore beaucoup à apprendre."
D'un moulinet bien plus direct et précis, j'abats ma lame là où je vise, sans laisser de marque sur le végétal. J'imagine que c'est sa situation qui l'a poussé à venir en Aliaénon. Contre toute attente, le combattant finit par m'expliquer après un soupir lourd de sens.
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C'était il y a deux ans. Et je ne passe pas un jour sans y penser. Sans me dire que j'aurais pu les sauver, tous. Deux ans en geôle, avant d'être relaxé. Mais sans être réintégré dans l'armée. La seule raison de vivre qui me restait."
Je m'efforce de ne pas le regarder, convaincu que se savoir observé le ferait taire. À la place, je poursuis mon exercice pour maitriser cette technique de neutralisation d'adversaire. Son histoire le ronge, comme je m'en étais douté. Des vies qu'il n'a pas pu sauver le hantent, deux années en tant que prisonnier l'ont marqué au fer, et au lieu d'être un héros, il est devenu paria. Ses dernières paroles me font suspendre mon mouvement.
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À vous entendre, vous êtes venu en ce monde..."
J'oriente mon regard violet vers lui.
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Avec l'idée de ne pas en revenir."
Ser Vassiliev reprend vie sous mes yeux, réfutant totalement cette idée et la corrigeant. Il est là pour accomplir ce qu'il n'a pas pu faire en Yuimen. Je laisse un sourire approbateur se dessiner sur mon visage l'instant d'avant stoïque.
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Aliaénon est terre d'opportunités. Vous ne pouvez qu'y trouver votre place et ce que vous recherchez."
J'avise brièvement Dame Galelia.
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Vous avez déjà commencé."
Krayne Vassiliev avise l'elfe avec un demi-sourire, ne répondant à mon affirmation que par un léger grognement que je pense pouvoir qualifier d'approbateur. Je lui adresse un signe de tête respectueux, songeant que je ne veux pas enchainer sur autre chose. Le voir avec une expression un peu moins fermée me suffit. J'ai l'impression d'avoir beaucoup appris en cette soirée, et le fait que ma lame touche avec exactitude les endroits que je vise ne fait que me conforter dans ce sentiment. Je suis serein et cela se voit. Je suis prêt pour la nuit à venir.
Nul dérangement pendant le temps de repos. Nous repartons le matin en suivant la sente. Les chevaux tiennent la cadence, les paysages défilent, et une pointe d'impatience mêlée d'appréhension commence à se ficher dans mon torse. J'ai hâte et redoute d'arriver. Mes amis me considèrent-ils toujours ainsi ? Nous feront-ils bon accueil si je demande l'hospitalité pour nous trois ? Qu'est devenue Talia ? A-t'elle finalement pris époux également ? Cinq années peuvent changer tant de choses, mais pour moi, cela fait à peine une poignée de jours que le banquet s'est déroulé. Que ses questions ont fait leur chemin dans mon esprit... Je ne dois pas y songer. Je n'en ai pas le droit. Il me faut réfléchir à autre chose, comme... L'enfant à naître de sa soeur à mon départ se porte-t-il bien ? A-t-il vu le jour à demi animal ou non ? Tant de questions à poser. Mais en tant qu'ynorien, je suis également préoccupé par notre apparence. Chevaucher en continu n'aide pas à rester présentable.
Enfin, alors que le jour décline, j'aperçois la cité forestière. Amenant ma monture à ralentir à une fourche, je l'incite finalement à s'arrêter et me tourne vers mes compagnons.
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Treeof, enfin. Je compte prendre la voie de gauche. Elle mène vers la propriété de mes amis, la famille D'Omble. Je pense qu'ils seront enclins à nous offrir leur toit, mais les temps sont rudes. Rien ne saurait être sûr. Je comprendrai si vous préférez trouver une auberge ou un logement par vous-même."
Je marque une courte pause, avisant le chemin menant au palais entouré de son lac puis reportant mon attention sur mes compagnons.
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Quoi qu'il en soit, nous devrons aller voir Sa Majesté au matin, si elle est en son palais. Ce sont mes intentions, en tous cas."
Je flatte l'encolure de mon cheval, attendant la décision de la Dame et de son chevalier avant de me rendre à destination.
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- Lecture du parchemin de la CCAA "Coup ciblé"