...Alors qu'elle tentait de raisonner Celemar - ou plutôt, de le faire agir comme elle le voulait -, la bataille s'orientait effectivement vers une issue favorable. Non seulement les soldats d'Arothiir parvenaient peu à peu à submerger leurs adversaires, dirigeant inéluctablement le combat vers une issue qui plaisait à la jeune fille ; même un peu plus : ici et là, les Arothiiriens, au lieu de simplement tuer les Carnivores, les désarmaient et les tenaient en garde, afin de les garder captifs plutôt que morts. C'était déjà une bonne chose : car même si elle n'y avait pas pensé, au moins Yurlungur n'aurait-elle pas trop de soucis pour rester en vie une fois l'armée de la Trinité complètement victorieuse.
Quant à Börte, il affrontait toujours l'archère qui, avec une vivacité déconcertante, lui échappait toujours. C'était l'affrontement entre la force brute de l'un et l'agilité incomparable de l'autre : cette opposition farouche de deux idéaux contraires, qui menait peu à peu à la victoire du second, avait un écho particulier dans le cœur de la gamine qui savait déjà à qui elle s'identifiait le plus. L'archère avait petit à petit affaibli son adversaire en le tailladant ici et là jusqu'à le porter à un point de rupture, tandis qu'aucun des coups puissants mais terriblement grossiers du lupin ne parvenaient à outrepasser la défense faite de pas sur le côté, d'esquives habiles et d'ombreuses téléportations, défense ultime de son intouchable ennemie.
Et même l'arrivée d'Edmar, qui aurait pu retourner la situation si les assauts cumulés de l'humain et de l'homme-loup avaient réussi à déborder la générale, n'allait pas apporter quoi que ce soit à l'issue de ce duel : il était encore à quelques pas lorsqu'elle se retourna, le regard implacable. Il était sa prochaine proie, avant qu'elle n'achève Börte : d'ailleurs, il n'aurait pas plus l'occasion que ce dernier de la toucher. Mais les avertissements de Yurlungur avaient été suffisamment entendus par Celemar pour qu'il prenne la menace contre son frère au sérieux, sans pour autant que cela ne le fasse hésiter avant de bander son acte, comme si sa décision était déjà prise.
Sans hésiter, Yurlungur se précipita sur lui pour l'empêcher de toucher l'Ombre : car si Celemar avait sans doute bien compris quelque chose, c'était que celle-ci était la pièce centrale de l'armée déployée dans la clairière. Sa perte n'amènerait pas nécessairement à la défaite d'Arothiir, mais les affaiblirait en conséquence : il ne fallait pas risquer cela, il fallait étouffer dans l'œuf cette étincelle de chance qu'aurait pu avoir l'archer de renverser, même pour un temps seulement, la bataille dont l'issue devait être contrôlée du début jusqu'à la fin par la Trinité - et par personne d'autre.
Elle se fichait de la détermination dans les yeux de cet homme suffisamment prétentieux pour ne pas l'écouter : elle en avait assez, assez que depuis ce matin, tous ceux qu'elle tentait de dissuader de faire ceci ou cela, tous ceux qu'elle essayait de contrôler - de manipuler, même, - finissent inéluctablement par lui échapper et mettre en péril ses plans, son irrésistible désir de pouvoir. Le pouvoir que lui offrirait la Trinité, envers et contre tout - elle n'y renoncerait pas pour les beaux yeux d'un Yuiménien.
Mais il était rapide - trop vif pour elle - et elle ne parvint pas à l'empêcher de tirer : seulement, en le bousculant, le déstabilisant d'un coup d'épaule bien placé, la flèche partit à côté, certainement pas vers la générale elle-même. Ils suivirent tous deux le tracé de cette flèche qui planait, presque au ralenti, en direction d'une cible qui ne lui avait pas été désignée, mais à qui elle ôterait tout de même la vie. Les yeux de Yurlungur s'écarquillèrent alors qu'elle constatait, avec plus de surprise que de compassion, l'ironie tragique du jour prendre forme sous ses yeux : la flèche transperça le dos d'Edmar lui-même, l'arrêtant dans sa charge. Il n'était pas mort, mais gravement blessé, et baissa son épée sans porter le moindre coup.
C'était bien suffisant pour permettre à l'archère de l'exécuter en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Elle lui avait tranché la gorge d'un coup net, sans bavures, avec une expertise telle de l'art de manier les lames qu'elle rappelait étrangement une autre blessure que la jeune fille avait eu l'occasion d'examiner, à la mine d'Arothiir. Le corps du frère aîné chut au sol, encore secoué par une once de vie qui se débattait, avant que celle-ci n'abandonne définitivement son enveloppe charnel. Par-dessus le cadavre, l'archère lança un regard vers Celemar et Yurlungur. Était-elle surprise ? Méfiante ? Reconnaissante ? Elle se retournait déjà et Celemar, à côté de la jeune fille, s'effondrait à son tour.
Celle-ci observa un moment la scène devant elle, alors que l'archer à ses côtés laissait tomber son arc, son visage se décomposant en une expression de désespoir intense, qui frôlait la folie. Là-bas, Yurlungur ne pouvait se détacher du spectacle qui, enfin, signait la victoire totale de la Trinité : Börte fut rapidement désarmé, blessé encore, et il finit par se courber, se laisser tomber au sol, sans doute également anéanti psychologiquement par la mort brutale de l'un de ses plus fidèles alliés - juste sous ses yeux, sans qu'il ne puisse rien y faire.
La générale ne perdit pas de temps et plaça sa dague sous la gorge du lupin, ce qui fit cesser presque instantanément les combats partout dans la clairière. Les Carnivores s'étaient tournés vers leur chef pris en otage et, par un consensus simultané, abandonnèrent le combat pour sauver leur guide. Rapidement, les soldats d'Arothiir les faisant de facto prisonniers de guerre, sans plus de pertes de leur côté. Le regard de Yurlungur embrassa la clairière : au sol, il y avait surtout des corps Carnivores. La victoire de la Trinité, par son acte hasardeux, avait été accéléré au point qu'à présent, le temps où les Carnivores se préparaient à reprendre Treeof, certains dans leur orgueil qu'ils y arriveraient facilement, semblait si lointain.
Mais le regard de l'archère revint vers Yurlungur et Celemar. Seule la jeune fille le soutint un moment, encore parcourue par des sentiments contradictoires qu'elle parvenait seulement à comprendre, à analyser. Il y avait d'abord cette fierté, fierté d'avoir bien servi la Trinité - d'avoir été utile, comme autrefois sous les ordres du Gros Néral, à Dahràm. Il y avait cette vague culpabilité d'avoir tué Edmar, évidemment - mais elle n'avait jamais tenu à lui et, à vrai dire, il était bien plus une gêne sur son chemin qu'autre chose, avec ses airs de gros dur qui ne souffrait pas la discussion.
Elle avait pourtant déjà tué des hommes, et pas qu'un. Alors pourquoi ce malaise profond, inavoué, qui enflait en elle comme une verrue de honte ? Son regard se posa sur Celemar et elle perçut sa détresse - elle se savait coupable, en partie. Elle ne lui avait jamais tout dit - elle ne pourrait jamais tout lui dire, d'ailleurs, sans risquer de perdre à tout jamais sa sympathie. Mais ne l'avait-elle pas déjà entièrement anéantie, par sa simple action ? Ne l'avait-elle pas forcé à emprunter un chemin qu'il avait refusé, ne lui avait-elle pas refusé l'héroïsme d'être le sauveur des Pâles pour ne lui laisser que la culpabilité du fratricide ?
Toute sa tristesse la frappait avec une intensité rare, peut-être justement parce qu'elle ne pouvait que trop s'identifier à lui. Sa propre mère n'avait-elle pas été tuée par sa propre main, sa propre dague, tout aussi involontairement ? Elle se rappelait, vaguement, après les dernières semaines passées à franchir la mer jusqu'à Oranan et le portail vers un monde nouveau, dénué de toutes les horreurs qu'elle avait vécues à Dahràm : elle se rappelait à présent de toute sa détresse, toute sa peine - toute sa solitude, surtout, à présent. Tout cela lui revenait, coulait en elle comme un barrage qui cède, et la tristesse croissait sans qu'elle ne parvienne tout à fait à saisir autrement que par morceaux épars d'où est-ce qu'elle provenait exactement.
Elle se pencha vers lui et, sans avoir à se contraindre en cela, lui parla d'une voix qui était véritablement brisée par une émotion franche - enfin.
« Celemar... Je suis désolée. »
Elle ne pleurait pas, pourtant. Cette émotion de pure tristesse, elle parvenait peu à peu à la rationaliser, à en extraire l'essence et à la comprendre. Elle parvenait à la surpasser et, presque, à s'en détacher.
Car elle comprenait finalement les paroles de celle qui l'avait hantée pendant si longtemps, celle qui avait été la cause de la mort de sa mère : celle qui lui avait annoncé vouloir la détacher de ses attaches émotionnelles pour son propre bien. Celle-là même qu'elle avait détesté, qu'elle avait haï autant qu'on peut haïr un être, qu'elle avait chassée ou qu'elle avait fuie jusqu'à se rendre dans un autre monde : elle venait de procéder à la même action qu'elle, sur un autre.
Bien sûr, elle l'avait fait avec plus de hasard et moins de préparation, mais elle n'en éprouvait pas plus de remords. Ce pour quoi elle était désolée, comme elle le disait à Celemar, c'était de le voir souffrir ainsi. C'était qu'elle savait, aussi, qu'il la détesterait à tout jamais et, finalement, cette idée la laissait curieusement indifférente. Une rupture avait eu lieu, à présent, entre elle et lui - son attachement pour lui était toujours présent, mais il avait été enfoui.
Non, c'était impossible. Elle ne pouvait plus lui faire l'audace de l'aimer, à présent. Elle pouvait assumer la culpabilité de son acte, mais pas simultanément avec l'affection, et son choix avait été fait.
Maintenant, il n'y avait plus rien à dire. Il n'y avait plus rien à faire, non plus : c'était la fin des Carnivores et le commencement de la gloire pour la Trinité.
Quant à Celemar, il ne lui restait qu'à souffrir et pleurer en silence.
(((1500 mots)))
...