Autour du camp, les cadavres encore chauds des bêtes vaincues trônaient comme le présage d'une fin funeste et prématurée de leur voyage vers le camp des carnivores. La jeune fille, allongée, reprenait sa respiration, les yeux rivés vers un ciel étoilé trop lointain le temps qu'elle ait bien pris conscience de tous les points douloureux de son organisme.
Et malgré la fatigue, toute la tension du combat avait durement réveillé son esprit qui, désormais, sous la cadence endiablée d'un cœur long à calmer, songeait avec une rude lucidité à leurs chances de survie.
Avec un peu de chances, l'un d'entre eux saurait faire des bandages de fortune, peut-être Celemar - mais au fond, elle ne comptait même pas trop là-dessus. L'humoran - qu'elle avait vu du coin de l'œil se transformer en colosse de pierre avant de reprendre sa forme originelle - avait l'air d'être bien plus un guerrier sans peur qu'un aventurier précautionneux, et même Celemar semblait plutôt casse-cou, dans un sens. Quant à l'autre... c'était une Hinïonne, le genre de personne à avoir vécu toute sa vie dans un palais au milieu de la forêt, donc soigner quelqu'un avec trois bouts de tissu et un peu d'eau, elle savait pas.
Elle réfléchissait, essayant de lutter contre la torpeur qui la prenait. Les plaies, il ne fallait surtout pas qu'elles s'infectent, surtout en plein milieu d'un marécage comme celui qu'ils cherchaient à rejoindre : le mieux serait de les laver une fois à l'eau avant de dormir, faute de mieux, puis à nouveau le lendemain avant de les couvrir d'un bout de tissu... Il y avait le risque que la chair cicatrise sur le tissu, ce qui le rendrait très difficile à retirer, mais elle n'avait pas de meilleure idée et au fond, elle n'y connaissait que dalle.
Quant aux muscles qui la tiraillaient, il suffirait de les ménager un moment, de faire quelques exercices le lendemain et les jours qui suivraient pour qu'ils se portent mieux. Elle avait déjà vu pire... Ou du moins valait-il mieux y croire.
Elle eut envie de demander à Celemar si ces machins étaient des ourgles ou s'ils avaient encore une chance de plus de mourir subitement dans la nuit, mais finalement, vu l'abattement généralisé du groupe aussi fourbu que démoralisé par un combat aussi ardu, elle se leva un moment pour soigner ses plaies qui déjà, en faveur de leur faible profondeur, avaient coagulé, avant de se recoucher et de sombrer aussitôt dans un sommeil de plomb.
***
Se réveiller avec deux paires de bottes devant son nez était rarement agréable. Pester contre Celemar pour cette mauvaise blague après la dure nuit qu'ils avaient eue et relever ses yeux vers un individu qui se révélait n'être pas du tout Celemar était pour le moins... surprenant.
Elle s'était levée d'un seul coup, reculant de cet ennemi soudain, un homme-bête aux canines saillantes, pour se retrouver acculer par derrière par un autre de ces Carnivores. Elle croisa le regard de Celemar, qui semblait parfaitement calme aux prises avec ce groupe qui était venu à leur rencontre et se résolut à se détendre, laissant ces inconnus l'allonger, la panser, ranger toutes ses affaires et même la porter sur un brancard jusqu'aux marais d'Eaunoire.
Une bien curieuse surprise au réveil... Cadeau empoisonné ou véritable souci de leur santé ? Elle examinait, curieuse, les différentes espèces qui se côtoyaient sous une forme humanoïde commune ; et puis les arbres s'écartèrent, s'éclaircirent pour laisser admirer la désolation des marais, territoires humides, délaissés et terriblement boueux. Elle haussa un sourcil à l'idée de traverser ces paysages de tourbe et de fange - quoiqu'au fond, tant qu'elle était sur un brancard... - avant de remarquer les pirogues sur lesquelles ils embarquèrent.
Du coin de l'œil, elle perçut le soulagement des porteurs de Sirat et sourit en voyant l'embarcation s'enfoncer sensiblement dans l'eau lorsqu'il monta dedans. Puis, toujours dans un silence de mort bercé seulement par la douce litanie des rames et pagaies dans l'eau sombre, ils parcoururent les marais, perçant la brume obscure jusqu'au village.
Le choix d'un tel emplacement, même inconscient, était bigrement stratégique. Non seulement le brouillard constant empêchait quiconque de le repérer à moins de se rapprocher dangereusement - et d'être à son tour repéré par les Carnivores... -, mais de plus, aucune armée ne pouvait facilement assiéger ce lieu qu'on ne pouvait atteindre qu'à bord de frêles embarcations (les passages à traverser étaient quelquefois fort étroits). Dans de telles conditions, avoir la connaissance du terrain que possédait un habitant des lieux était un avantage énorme.
Et puis, dans un autre sens, cela privait les Yuiméniens arrivés au camp aussi peu nomade qu'ils étaient fiables de toute retraite facile. Amusant.
Tandis qu'ils s'enfonçaient au milieu des maisons sur pilotis qui se dévoilaient petit à petit, la réalité des choses fut bien vite révélée : si les Carnivores vivaient bien ici, c'était principalement des hommes-rats, comme on les avait prévenus, qui occupaient les lieux : il y en avait une multitude, de toutes tailles, de tous pelages, certains plus humains que d'autres... du moins en apparence.
Enfin, une place apparut où ils accostèrent, et on les déposa là jusqu'à ce que des rats aux airs curieusement savants vinssent appliquer sur leurs plaies de drôles d'onguents, verts et malodorants, apparemment principalement composés... du limon ramassé au fond des marais. Elle en eut un léger haut-le-cœur et leva un regard angoissé vers Celemar, mais celui-ci ne réagissait pas à ce traitement, aussi tenta-t-elle un sourire crispé vers le rebouteux qui s'occupait d'elle, observant avec attention tous ses gestes. Le rebouteux, enfin, enveloppa les plaies couvertes de ce baume de larges feuilles, comme des pansements de fortune. Elle n'avait plus vraiment mal, comme si le baume faisait déjà effet, et remercia l'homme-rat qui s'éloignait : il lui répondit que cette hospitalité était bien naturelle à... Tahmass. Drôle de nom - et il s'était trop éloigné pour lui poser d'autres questions maintenant.
Mais ils n'eurent pas à attendre bien longtemps : un groupe de personnalités arrivaient et les quatre Yuiméniens arrivés qui s'étaient regroupés debout sur la place purent observer les têtes importantes débouler - avec ou sans surprise.
Le premier était un homme-rat visiblement assez vieux, portant une longue barbe blanche tressée sous son menton, chef de la tribu d'hommes-rats. Juste derrière lui venait Börte-a-Tchino, un homme-loup grand et imposant à l'air aussi commode qu'un lieutenant d'Oaxaca. Et enfin, ce qui fit écarquiller les yeux de la jeune fille, Guigne, Jess et Sable. Surprise, elle fronça les sourcils, avant de reprendre une expression plus neutre au risque d'être reconnue. On les présenta, naturellement, puisqu'il semblait que tous ne les connaissaient pas, mais elle évita soigneusement leur regard pendant toute la durée de l'entretien. Et finalement, en retrait, elle remarqua Edmar, le frère de Celemar, qui restaient néanmoins là en pur rôle de figurant.
Et l'histoire commença. Les Carnivores avaient donc trouvé les hommes-rats par hasard, avant de conclure une alliance avec eux, ceux-ci les accueillant et les soutenant dans leur plan de reprendre Treeof. Et alors, subitement, étaient apparues les trois Harpies d'Arothiir, qui avaient imposé de façon claire et efficace leur présence et leur armée pour reprendre la cité forestière. Il ne restait maintenant plus qu'à marcher sur Treeof, sur les Végétariens qui ne savaient pas encore à quoi s'attendre...
Yurlungur laissa les Yuiméniens avancer pour parler à telle ou telle personnalité et choisit quant à elle le vieil homme-rat. Un choix d'indécis, en quelque sorte, puisqu'elle se refusait pour le moment à aborder Börte-a-Tchino sans en savoir davantage sur lui - et la Trinité, n'en parlons pas.
«
Bonjour, et merci pour les pansements. Vous êtes... le chef de ce village ? Vous avez un nom ? Moi, c'est Yurlungur. »
Elle s'était de fait écartée du groupe, afin de pouvoir parler librement, sans qu'on puisse tout à fait l'écouter. Elle n'allait sans doute pas apprendre d'informations sensibles avec lui, certes, mais c'était un réflexe qu'elle avait eu : ne pas se faire épier, ne pas laisser d'informations fuiter, principe de base d'un agent double.
«
Je suis un peu surprise, en fait. Vous vivez dans ces marais depuis le début, ou vous êtes aussi d'anciens habitants de Treeof ? »
Car après tout, s'ils souhaitaient aussi investir Treeof une fois celle-ci reprise, ça compliquerait la tâche de la Trinité pour prendre le pouvoir sur la Forêt d'Émeraude. En revanche, si Carnivores et hommes-rats restaient séparés ensuite, leur emprise en serait facilitée.
Elle dut se retenir pour garder sa mine sérieuse en entendant le vieux rat, qui avait d'abord trituré sa barbe d'un air expert en la jaugeant, se mettre à zozoter ridiculement. Il se nommait Ezquille - ou Esquille ? -, expliquant que ses hommes-rats vivaient depuis longtemps ici, dans ces marais refusés de tous, cachés et isolés. “Pour vivre heureux, vivons cachés” croyait-elle entendre : dans tous les cas, il semblait ressasser le bon vieux temps où ils n'avaient de contact avec personne... Tant mieux. Elle hocha poliment de la tête.
«
Vous resterez donc dans ces marais une fois que les Carnivores auront repris Treeof ? enfonça-t-elle pour essayer d'avoir une réponse plus nette, avant de se reprendre :
Enfin, je m'égare. Ce n'est pas la principale raison pour laquelle je viens vous voir. »
Elle lança un regard en arrière, vérifiant que personne ne les épiait, puis demanda :
«
La présence de la Trinité en ces lieux est préoccupante, n'est-ce pas ? Depuis combien de temps sont-elles là ? Avez-vous une idée du nombre de troupes qu'elles ont amené jusqu'ici ? »
Son ton s'était fait soucieux, préoccupé. Il était évident, de toute façon, que Carnivores comme hommes-rats étaient opposés à la présence des hommes pâles d'Arothiir : se placer de leur côté, contre cette ingérence forcée, conduirait nécessairement à se faire apprécier. Et puis, si elle pouvait en apprendre plus sur les forces de la Trinité, puisque celles-ci ne piperaient mot...
Il répondit sobrement qu'elles n'étaient là que depuis hier et qu'elles avaient laissé leurs armées contourner les marais par l'est. Mais ce qui était le plus étrange, c'était qu'il semblait affirmer que ces trois-là, qui avaient pourtant explicitement menacé de mort ceux qui s'opposeraient à elles, étaient venues... seules. Elle fronça les sourcils et précisa :
«
Seulement elles trois ? Pas de garde du corps, personne pour assurer leur protection alors qu'elles vous menacent de vous massacrer si vous ne vous alliez pas à elles ? »
À tous les coups, il y avait une Ombre d'Arothiir quelque part pour les protéger - c'était sûr et certain, le principe même de ces soldats d'élite était là : pouvoir servir dans de telles circonstances, en tout anonymat. Prenant conscience que l'un d'entre eux pourrait d'ailleurs être en train de les écouter en ce moment même, elle se retourna nerveusement rapidement.
«
J'étais à Arothiir avant de rejoindre Treeof, mais franchement... Je ne pensais pas qu'elles seraient si rapides. Vous êtes certain qu'il n'y a aucun autre Arothiirien à part elles ici, pas même l'Ombre d'un Arothiirien ? »
Voilà, elle jouait franc jeu. Enfin, “franc”... Elle racontait à tous le même mensonge, afin que les versions de Kiyoheïki, de ce vieux rat et même celle de Celemar puissent concorder ensemble afin de la faire paraître aussi sincère et sympathique que possible.
Le vieillard néanmoins confirma qu'il n'y avait personne d'autre qu'elles mais qu'elles n'avaient pas menacé les rats, seulement Börte-a-Tchino et les Carnivores. Il indiqua, comme si ce n'était pas déjà assez évident, qu'elles ne devaient pas être prises à la légère mais qu'heureusement pour lui, elles ne semblaient guère s'intéresser à ces marais. Elle opina du chef, reconnaissant l'évidence de l'information.
«
Tant mieux si vous êtes saufs, pour le moment. Merci beaucoup pour vos réponses, et faites attention à vous. »
Elle le salua de la main avec un léger sourire, ce à quoi il répondit par un humble au revoir. Elle vit en se détournant une discussion entre l'humoran Sirat et la Trinité s'achever, sans qu'elle ait pu percevoir quoi que ce soit de ce qu'il s'était dit. Enfin, dans tous les cas, elle imaginait mal la Trinité avoir révélé en une discussion avec ce type pas très fin l'une de leurs faiblesses... Si du moins elles en possédaient.
Il était tout de même extraordinaire de constater que le régime de la Trinité, à Arothiir, était extrêmement plus stable et plus puissant que celui qu'avait parvenu à soutenir jusqu'ici cette reine Sheeala d'Argentar, non sans énormes difficultés. Au fond, tout ce qu'il se passait maintenant, c'était le retour à un ordre normal des choses - et un certain enrichissement pour elle dès lors que la Trinité aurait réussi tout ce qu'elles prévoyaient.
Elle ne pouvait néanmoins pas accepter d'être vue par tous en train de discuter avec légèreté avec ces trois harpies. Aussi commença-t-elle à se balader inopinément, sans but, observant seulement les maisons de bois, les habitants et leurs mœurs. La Trinité finit par se retirer dans une cabane : elle flâna encore un petit quart d'heure puis, ayant pris soin de vérifier sans s'en donner l'air que personne ne s'intéressait à elle, elle se glissa à l'intérieur.
Croisant pour la première fois le regard des trois sœurs, elle lâcha :
«
Bonjour, mesdames. »
Puis elle singea une vague révérence en refermant complètement derrière elle la porte de la cabane. Personne ne l'avait vue entrer, elle en était certaine : les autres étaient occupés elle ne savait trop où et la Trinité devait avoir demandé à n'être pas dérangée inopinément.
«
J'ignorais que vous seriez présentes si tôt. Arsok n'est pas avec vous ? »
Malgré tout, elle continuait de penser que le vieux rat n'avait simplement pas conscience de la présence d'une Ombre d'Arothiir sur place pour assurer la sécurité des trois reines. Ces gars-là étaient suffisamment adroits pour ne pas se faire repérer s'ils voulaient passer incognito. Aucune d'entre elles, d'ailleurs, ne sembla surprise de la venue de la jeune fille : d'un autre côté, il était presque évident qu'elle chercherait à les contacter au moins une fois, tout comme il était clair qu'elle ne souhaitait pas qu'on comprenne le lien qui les unissait - n'avait-elle pas tantôt évité leurs regard avec une obsession farouche ?
Guigne, naturellement, refusa de répondre en demandant pourquoi l'Ombre inquiétait à ce point la jeune assassine. Cette dernière resta de marbre, tournant la tête vers Jess lorsque celle-ci prit la parole pour indiquer qu'elles n'avaient pas besoin de lui ici et qu'il avait à faire à Arothiir.
(Sans doute toujours occupé avec le meurtre de la mine... Mais de là à dire qu'elles n'ont pas besoin de lui ici, en plein milieu du campement des Carnivores ?)Un doute commençait à s'infiltrer dans son esprit. Se pouvait-il que ces trois sœurs soient des combattantes redoutables, capables de se défendre d'elles-mêmes ? Jess avait déjà fait preuve d'une clairvoyance extrême, à la limite du surnaturel : il ne serait pas si étonnant si elle révélait, avec ses sœurs, qu'elle maîtrisait une forme de magie, par exemple propre à Aliaénon...
(Mmh.)Préférant changer de sujet, elle hocha simplement de la tête et informa :
«
Les Végétariens sont en train de préparer leur défense, mais s'ils ne le savent pas déjà, ils ne tarderont pas à prendre connaissance de votre présence via l'un des Yuiméniens. Si vous souhaitez attaquer et gagner, le plus tôt sera le mieux. »
Elle n'énonçait sans doute qu'une évidence, mais les choses allaient mieux en le disant. Et puis, comme ce reproche de n'avoir pas été mis dans le coup depuis le début couvait en elle depuis qu'elle les avait aperçues, sur la place, elle pencha la tête sur le côté et ajouta :
«
Lorsque je sortirai, nous ne nous connaîtrons pas, n'est-ce pas ? Votre présence en ces lieux me rend inutile, à présent, vous auriez dû me prévenir... Tant pis. Si vous avez une tâche à accomplir, une présence qui vous gêne, c'est le moment. »
Puisqu'aucune Ombre n'était présente, il fallait bien quelqu'un pour effectuer ce genre de travail. Jess en revanche répliqua avec le même ton calculé que les Végétariens n'avaient de toute façon aucune chance face aux forces cumulées des hommes-rats, des Carnivores et d'Arothiir. En revanche, elle n'était pas insouciante au point de négliger toute la chance qui pouvait se glisser dans ce genre d'entreprises de guerre : un “miracle”, évoqua-t-elle, pourrait bien sauver les derniers habitants de Treeof... Et elle reconnut l'importance d'attaquer au plus vite. Menu compliment, mais compliment tout de même : “vous avez raison”, avait-elle dit, et les mots résonnaient en boucle dans le cœur fier de l'enfant.
Curieusement, Jess pencha également la tête sur le côté, tout comme Yurlungur l'avait fait juste avant, répondant sur le même ton qu'elles ne se connaissaient effectivement pas. Un instant, la jeune fille prit peur que ce mouvement inopiné soit le résultat d'une tentative d'intrusion dans son esprit de la dirigeante - mais elle se détendit, songeant qu'elle n'avait rien à cacher. Pour le moment.
Jess lui donna donc finalement une sorte de mission : s'assurer de la fidélité de Börte-a-Tchino envers elles, empêcher tout “miracle”. Simple, vague : ça lui laissait au fond le champ libre pour faire tout ce qu'elle voulait. Elle sourit candidement et s'inclina trop cérémonieusement pour que ce soit crédible.
«
Au revoir... souffla-t-elle. »
Puis elle sortit de la cabane, vérifiant néanmoins avec attention que personne ne surveillait la sortie : restant un instant dans les ombres nombreuses qu'on trouvait dans ce campement au milieu du brouillard, elle ne se détendit qu'une fois relativement loin de la cabane de la Trinité avant de partir à la recherche de Börte-a-Tchino.
Un homme-rat lui indiqua le campement de tentes monté en marge du village. Là-bas, elle s'approcha de la tente de commandement, d'où émergèrent alors Celemar et Edmar juste avant qu'elle n'entre, se retrouvant subitement seule face au regard sévère du silencieux loup. Un moment, intimidée, elle n'osa pas prendre la parole : mais après quelques secondes de silence pesant, elle lâcha, afin de briser un peu ce mur :
«
Enchantée moi de même de vous rencontrer, Ser Börte-a-Tchino, moi, c'est Yurlungur. »
Elle avait prononcé tout cela avec un ton fortement ironique, une expression un brin cynique sur le visage, tout en toisant la réaction du chef des Carnivores. Il grogna dans sa gorge, n'appréciant visiblement pas cette tentative d'humour incertaine, rétorquant ensuite d'une voix aussi grave que son poil était noir qu'elle ne devait sa liberté de mouvement qu'au fait que Celemar l'accompagnait en arrivant, lui demandant alors de but en blanc ses intentions, son but vis-à-vis des Carnivores qu'elle avait cherchés.
Après un tel grognement, elle ne s'approcha pas davantage - et réfléchit en même temps à ce que Celemar lui avait dit sur ces Carnivores, justement. Ils possédaient une sorte de sixième sens, de flair, pouvant repérer, vaguement, les mensonges et entourloupes... Il fallait qu'elle se montre prudente, et habile.
«
En effet, j'ai préféré rejoindre le groupe des Carnivores plutôt que de rester aux côtés des Végétariens. »
Elle plissa les yeux, cherchant à déterminer comment continuer sur cette lancée de vérité et comprendre d'où venait la méfiance du loup afin de l'éradiquer au plus vite. Puisque l'humour avait échoué, elle prit une mine plus sérieuse et enchaîna :
«
Je suis revenue à Treeof à la demande de Ser Kiyoheïki, l'un de nos Yuiméniens, que j'ai informé de l'intérêt de la Trinité pour la guerre qui couvait ici. Je revenais d'Arothiir, où j'avais obtenu l'information : mais je ne pensais pas qu'elles viendraient en personne. »
Ici aussi, tout était vrai. La raison première de sa venue dans cette Forêt venait de Kiyoheïki, même si son objectif n'était pas le sien ; elle l'avait effectivement informé du danger que représentait la Trinité ; elle avait bel et bien découvert cela à Arothiir ; elle avait été surprise de la présence des harpies... Qu'en disait-il, le loup ? Mais elle ne pouvait pas s'arrêter là : elle prit une moue un peu boudeuse et reprit :
«
Si bien que ma présence en ces lieux perd un peu de son sens. Que puis-je faire seule contre l'armée des trois sœurs ? »
Elle laissa un temps de pause puis rajouta :
«
Dans tous les cas, je vois mal pourquoi vous auriez à me craindre. Vous, Börte-a-Tchino, effrayé par une jeune fille ? »
Et puis, comme Celemar venait de sortir de la tente mais que, néanmoins, la méfiance du loup restait entière, elle conclut :
«
Je croyais toutefois que Celemar me faisait confiance... »
Le loup répondit alors prestement que l'archer n'avait pas eu le temps de lui dire quoi que ce soit la concernant, puisqu'ils venaient d'arriver. Elle sourit sincèrement, cela la rassurant un peu quant à cet ami impromptu : et il continua en affirmant qu'il ne craignait non pas elle seule, mais la présence cumulée de tous ces individus non liés à leur cause. Il reconnaissait la nécessité de l'alliance avec les rats, mais la présence de la Trinité et à présent de nouveaux Yuiméniens lui donnait l'impression de perdre tout contrôle sur le but de cette guerre, alors que celle-ci était directement sous sa responsabilité.
Presque larmoyant.
Mais il repartit alors à l'attaque, demandant pourquoi elle, qui ne les avait jamais rencontrés auparavant, avait décidé de les rejoindre malgré tout. Elle faillit indiquer qu'elle trouvait leur combat juste et qu'elle voulait vraiment les aider à reprendre Treeof et à vivre en paix dans leur cité natale... puis se contenta de hausser un sourcil en souriant, plus sincère.
«
Je vous aurais rejoint ? Pas tout à fait. Je vous ai rejoint géographiquement, certes, mais je ne vous connais guère. Par le monde, il y a beaucoup plus de couillons que d'hommes : je préfère pour le moment rester en... observatrice ? C'est plus prudent. »
Son expression redevint sérieuse alors qu'elle trouvait enfin quelque chose à dire qui puisse l'aider tout en étant véridique : elle se rapprocha d'un pas, soudainement plus en confiance.
«
Mais Ser Kiyoheïki, qui m'a l'air d'être un individu plus qu'honorable, nous a présenté une vision que j'estime objective du conflit. Vous avez été chassés de chez vous sans préavis, sans d'autre motif que ce que vous pourriez faire... »
Au fond, c'était vrai. Elle voyait Kiyoheïki comme un idéaliste, mais malgré tout, elle l'appréciait réellement et reconnaissait objectivement sa valeur. Quant à savoir si ça le sauverait des réalités du monde, comme par exemple les lames des serviteurs de la Trinité... Sa mine devint plus soucieuse à l'idée de la mort de l'Ynorien.
«
À ce titre, j'estime que votre combat est plus honorable que le leur. »
Elle laissa planer quelques instants le silence et demanda enfin, un sourire narquois sur les lèvres quant au côté un peu professoral qu'avait pris le lupin en lui posant toutes ces questions :
«
Cela vous convient-il, Ser Börte-a-Tchino ? »
Il répliqua assez sèchement qu'il n'avait cure de ce qu'elle pensait, considérant pour sa part son combat comme juste et honnête. Et s'il reconnaissait une part de lucidité chez Kiyo, il le condamnait néanmoins pour avoir refusé de voir à quel point la bataille qui s'annonçait était inéluctable, puisque les Végétariens allaient à présent défendre Treeof avec les armes. Il soupira - fut-ce un air las ? Et son regard revint alors d'autant plus acéré sur la gamine. Et exigea alors qu'elle les suive jusqu'à la tenue de la bataille, où elle pourrait alors choisir son camp, ainsi que la pierre de communication, afin qu'elle ne révélât pas aux Végétariens la position de leurs troupes et de ce campement...
Elle pencha la tête sur le côté, se sentant idiote d'être à ce point surprise par la demande. Elle aurait dû y réfléchir plus tôt : évidemment, Edmar ou Celemar, ou même peut-être Kiyo, avaient dû révéler au loup l'existence de ces pierres ; évidemment, il faisait son boulot de chef de guerre et protégeait les siens. Elle réfléchissait à toute vitesse sur la conduite à prendre : mais en même temps, elle savait qu'elle ne pouvait pas refuser, pas maintenant, pas si elle voulait se faire passer pour une alliée des Carnivores afin de mieux les comprendre, mieux prévoir une possible trahison envers Arothiir, mieux les manipuler. Et une idée lui vint, qui lui fit plisser les yeux.
Parfait.
Elle sortit de son sac la petite pierre mais, la gardant dans sa main, en vue du loup, elle demanda néanmoins, aussi sérieuse qu'auparavant :
«
J'ai une dernière chose à faire avant de vous la laisser. J'aimerais prévenir Kiyoheïki de la présence de la Trinité, puisque je lui ai promis de le tenir informé de ce que je découvrirai des plans d'Arothiir dans la Forêt d'Émeraude. M'y autorisez-vous ? »
S'il refusait, elle n'aurait rien à se reprocher. Mais elle savait déjà qu'il la laisserait faire - il estimait trop Kiyoheïki, visiblement, pour le laisser découvrir au dernier moment la présence d'un danger aussi grand. Et si elle arrivait à le prévenir, tout s'enchaînerait comme dans un conte où elle gagne à la fin.
Et puis, pour rebondir sur le reproche adressé à l'Ynorien par le lupin, elle leva légèrement la tête pour ajouter :
«
Après tout, cela lui fera sans doute prendre conscience de l'inéluctabilité de la guerre, à présent. »
Il sembla hésiter un moment, restant immobile et silencieux. Il savait ce que cela impliquait, mais il savait aussi que son honneur lui imposait d'accepter. Elle savait, il savait : bientôt, tous sauraient et elle gagnerait. Il soupira et abdiqua, posant néanmoins comme condition qu'elle ne lui transmettrait que cette information-là, rien de plus, et qu'il serait présent pour écouter. Elle hocha de la tête.
«
Merci beaucoup. »
Et puis, approchant la pierre de sa bouche, elle adressa son message à Kiyoheïki tout en parlant en fixant le loup dans les yeux.
«
Kiyo, c'est Yurlungur. La Trinité est déjà sur place avec une armée pour prendre Treeof aux côtés des Carnivores. Börte-a-Tchino a demandé à récupérer ma pierre en gage de bonne foi : inutile d'essayer de me contacter pour le moment. Bon courage. »
Sobre, simple, efficace. Elle n'avait de toute façon rien de plus à ajouter : le vaillant Ynorien ferait le reste, et le loup de son côté. Rompant la communication, elle tendit la pierre au loup.
«
Une petite curiosité de ma part toutefois... Avez-vous, ou allez-vous demander la même chose aux deux aventuriers venus avec moi, Sirat et Sibelle, ou ai-je droit à un traitement de faveur ? »
Il répondit simplement qu'il allait également la leur demander - que la question ne se posait pas - tout comme il avait récupéré celles de Celemar et d'Edmar. Elle hocha simplement de la tête, rassurée. C'était le dernier moment pour tenter un rapprochement, aussi ajouta-t-elle :
«
Votre combat est juste et vous êtes braves : les Carnivores qui vous ont suivi le savent et savent également que la présence de la Trinité est forcée. Ne vous sentez pas coupable : aux yeux d'une enfant, au moins, vous avez l'air d'être le héros de l'histoire. »
Elle avait déjà vu assez d'histoires mal finir pour leur héros présumé, ceci dit. Mais dans le fond, c'était ce qu'elle aurait dit si elle n'avait jamais été affiliée à la Trinité. Elle conclut donc, juste avant de sortir de la tente :
«
Bon courage, Ser Börte-a-Tchino. »
Le même “bon courage” qu'elle avait servi à Kiyo.
En sortant, alors qu'elle regagnait les cabanes de bois, un léger souris prenait place sur ses traits. Kiyoheïki savait pour la Trinité, il allait en informer les Végétariens : mais dans tous les cas, ceux-ci ne pourraient pas résister tant que ça face aux trois armées conjuguées qui allaient assiéger Treeof.
Le plus important, c'était que Börte-a-Tchino savait que les Végétariens savaient. Il était maintenant au pied du mur : la Trinité allait pousser à attaquer au plus tôt et lui-même saurait, en bon chef de guerre, qu'il faudrait profiter de l'effet de surprise tant qu'il durerait, c'est-à-dire assez peu longtemps.
Il ne restait plus qu'à attendre la bataille, le sang, le meurtre, et le crime brutal d'une guerre civile dégénérée.