...Alors que l'avant de la troupe, duquel elle faisait naturellement partie, sortit des marécages pour s'engager vers la forêt, la jeune fille n'avait toujours aucune idée de ce qu'elle pourrait bien faire pour tenter de convaincre Börte - ou les Carnivores, mais elle se voyait mal essayer de persuader tous ceux qui les suivaient pour avoir derrière elle un camp non négligeable en faveur de la paix avec la Trinité. Non, la seule conclusion qu'elle gardait jusqu'ici, c'était qu'il faudrait attendre, d'abord prendre Treeof, prévenir la Trinité au plus tôt, puis aviser, improviser sur le coup. L'idéal étant bien entendu que son utilité apparaisse clairement aux yeux de la Trinité qui n'aurait dès lors plus qu'à la récompenser... aussi largement que promis.
Et, alors qu'ils commençaient à avancer vers le cœur de la forêt, ne croisant personne - ce qui, aux yeux de la jeune fille, était plutôt de bonne augure -, les Carnivores se mirent à agir tous, simultanément, d'une façon étrange, inquiète, suspicieuse. La peur couvait, montait doucement et se répandait rapidement, sans besoin d'aucune parole ni d'aucune concertation. Elle finit par saisir ce qui clochait : l'absence de l'armée de la Trinité. Börte en particulier semblait spécialement anxieux, lançant des regards presque affolés de tous côtés afin de déterminer la position des troupes pâles venues des plaines de thiir. Pour ceux qui étaient censés être sur leur territoire, et dotés d'un certain odorat, il était quelque peu risible qu'ils ne parviennent pas à repérer plus vite leurs “alliés”...
Elle ne se faisait guère de souci. La Trinité ne jouait aucun coup au hasard : si elles ne souhaitaient pas que les Carnivores croisent de suite leur armée, c'était qu'elles avaient quelque chose derrière la tête et, quoi que ce soit un brin agaçant de n'avoir pas été mis au parfum, elle leur faisait confiance sur le plan stratégique et patientait, calmant ses propres angoisses à contempler celles, bien plus fortes et visibles, des Carnivores à proximité.
Lorsque soudain, sur une seule parole de Celemar, toute la troupe s'arrêta et tous dirigèrent simultanément leur regard vers l'unique silhouette qu'il avait repérée le premier. Elle se tenait là, immobile, à les attendre : la simple vision d'une véritable pâle - enfin ! - rassura suffisamment Yurlungur. Quant au reste de l'armée des Harpies, il devait se trouver non loin, la végétation empêchant seulement de les deviner directement.
Celle-ci, au moins, semblait une bien meilleure combattante que les Carnivores inexpérimentés de l'armée de Börte. Un arc bien en main, une flèche dans l'autre, il était certain qu'il s'agissait d'une archère de métier, là où le lupin n'avait sous ses ordres que des citoyens de Treeof non formés au combat et n'ayant pris les armes que par nécessité.
Elle leur adressa alors la parole, d'un ton sans équivoque, les plaçant immédiatement en “état d'arrestation”. Surprise. Même l'assassine ne put contenir sa stupeur, écarquillant les yeux en même temps qu'elle arquait l'un de ses sourcils. Elle ne s'était absolument pas attendue à un tel retournement de situation, dont elle n'arrivait pas à déterminer la provenance. Guigne, peut-être ? Cela ne ressemblait pas à la rigueur méthodique de Jess, et encore moins à la sensibilité discrète de Sable. Maintenant, le masque de bienveillance des trois sœurs, jusqu'ici seulement imparfait, s'était totalement brisé pour laisser apparaître leur véritable visage.
Derrière elle, une rumeur s'éleva, contre le culot de cette femme pâle, contre cette trahison de la Trinité, contre ce retournement de veste auquel, eux non plus, ne s'attendaient pas. Pas si tôt, du moins. Au fond, ce n'était pas si bête : considérant que Börte allait tenter de les trahir tôt ou tard, il valait bien mieux qu'elles le fassent les premières et ramènent à elles tout l'avantage de la surprise. Quant à savoir comment elles avaient pu le deviner, il était vrai que le l'homme-loup n'avait jamais caché son antipathie à leur égard... Elle restait donc là, la mine sérieuse, observant seulement les soldats émerger de la brousse, analysant avec une certaine admiration ce nouveau coup bas de ses employeuses. C'était tout de même osé, mais si ça marchait...
Ils étaient de toute façon cernés. Jess avait eu raison de considérer son armée bien plus forte que les Carnivores et Végétariens rassemblés : quant à l'annihilation de tout “miracle” qui pourrait se dresser sur sa route, elle avait décidé de résoudre le problème d'une façon aussi brutale qu'efficace. Une rangée d'arcs avaient encoché leurs flèches, prêts à tirer au moindre mouvement suspect, tandis que piques et lances se dressaient entre eux et leur liberté, afin de parer à toute charge suicidaire.
Yurlungur dirigea son regard vers l'homme-loup juste à temps pour le voir bondir, tel un véritable animal sauvage, et finir aussitôt embroché d'une flèche dans le mollet, qui l'immobilisa au sol. Quelle maîtrise... Il était évident que les Carnivores n'avaient aucune chance. Quant à savoir s'il était préférable qu'ils finissent morts ou vifs aux pieds de la Trinité... De toute façon, la raclée que venait de se prendre Börte devait les avoir refroidis : aucun ne bougea réellement, mais un grognement de mauvaise augure commença à monter de leurs rangs.
Celemar se retourna vers la troupe en même temps qu'elle et leur intima d'obtempérer, glissant plus bas qu'ils auraient toujours une chance de négocier plus tard, puisqu'un refus serait seulement synonyme de bain de sang. S'il avait raison quant au caractère suicidaire d'une rébellion contre le pouvoir d'Arothiir, il était en revanche bien naïf de croire qu'il pourrait négocier quoi que ce soit avec ce dernier...
Elle observa la réaction des Carnivores, mais ce fut Edmar, son frère, qui prit la parole, considérant qu'il s'agissait ici de leur honneur. Un mot vague, mais qui avait le fâcheux mérite de laisser les Carnivores autant que les troupes arothiiriennes abasourdies, incapables encore de décider quelle était la marche à suivre. Il était inutile de les laisser davantage sans direction claire à suivre.
« Edmar, c'est de la folie ! Celemar a raison, ça ne tournerait qu'au massacre ! »
Elle ne connaissait pas celui-ci des deux frères et avait conscience qu'il ne l'écouterait probablement que peu, étant donné ce qu'elle avait pu voir de son caractère, mais sans lui laisser le temps de répondre, elle s'adressa à tous les Carnivores qui suivaient.
« À quoi vous servira votre honneur lorsque vous ne serez plus qu'un amas de cadavres transpercés de flèches ? Regardez cette armée qui vous fait face et reconnaissez la vérité : si nous attaquons, personne n'en sortira vivant. Cette cloison qui nous sépare du mystère des choses et que nous appelons la vie, vous la traverserez si vite que vous n'aurez pas le temps pour le moindre coup d'éclat, à peine pourrez-vous touchez l'un d'entre eux ! Et vos femmes ? Et vos enfants ? À quoi leur servira que vous vous mourriez tous ici ? C'est pour eux que vous vous battez, pour votre foyer perdu, pas pour l'impression d'avoir fait une action héroïque aussi aberrante qu'inutile ! »
Elle laissa un moment le poids de ses paroles s'abattre sur tous ceux qui avaient eu dans l'idée de s'y précipiter. Mais, consciente que la voix d'une adolescente n'aurait probablement pas grand crédit chez eux, elle ajouta :
« Dans tous les cas, ne forcez pas ceux qui souhaitent se rendre, qui souhaitent vivre, qui souhaitent combattre pour reprendre Treeof et pas pour une mort absurde, ne les forcez pas à mourir ici. Même toi, Edmar : ne force personne à périr pour un honneur absurde, qui finira seulement par un sacrifice dénué de sens. Que ceux qui veulent se rendre sortent du rang et posent leurs armes à terre ! »
Voilà ce qui allait finir de disloquer toute résistance : la division. Elle était quasiment certaine que certains d'entre eux, non pas par pure lâcheté, mais par réelle peur, simple peur de la mort, de l'affreuse mort sans retour qui les attendait - eux qui se croyaient guerriers, combattants pour Treeof mais qui n'avaient jamais porté d'épée auparavant - certains donc sortiraient : un seul suffirait pour enclencher un mouvement plus grand, pour entraîner certains de ses compagnons avec lui, et l'abandon finirait par se répandre, par parsemer la glorieuse troupe des Carnivores de trous béants. Et ceux qui voudraient absolument combattre se retrouveraient soudain un nombre dérisoire, qui seraient si facilement vaincus, ou si facilement désarmés, que l'armée d'Arothiir n'aurait peut-être aucune perte à déplorer. Elle s'attendait à cela, connaissant un minimum les hommes pour savoir que dans toute troupe suffisamment vaste, aussi courageux fussent-ils, il y en avait toujours un pour craindre sa fin, ce néant des choses qui se trouve au-delà de la vie.
Elle se tenait alors proche d'Edmar et elle lui glissa rapidement, à voix basse :
« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Faites-moi confiance, faites confiance à votre frère... Mais si vous attaquez maintenant, vous ruinez tout espoir de victoire future contre la Trinité. »
Voilà qui devrait le faire réfléchir un peu. Comme pour montrer l'exemple, un exemple de pure raison, elle s'approcha de Celemar et, une fois à ses côtés, déposa à ses pieds ses deux dagues, lançant ensuite un regard évocateur aux Carnivores derrière elle, un peu inquiet, mais également plein de reproches, naturellement adressées à tous ceux qui ne savaient encore quoi choisir, tiraillés entre ce désir d'héroïsme et cette peur odieuse de leur propre mort. À eux de choisir, désormais entre une mort certaine et la soumission à la Trinité.
(((1500 mots, citation de V.H. et J. de la F.)))
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