La jeune Sindel que Kay avait remarquée, assise seule à une table, l'air peut-être absent, lui répondit avec une égale timidité qui eut par effet inverse de mettre la jeune guerrière plus à l'aise ; si l'interlocutrice que lui avait envoyée l'Ordre de l'Opale était aussi peu assurée qu'elle-même l'était, cela dédramatisait la chose.

"Enchantée Estë. Je me nomme Kay de Kallah."

L'elfe grise était bien celle que Kay recherchait, l'ayant d'abord approuvé en paroles, puis en lui ayant montré le pendentif en forme de lunes blanche et noire, signe distinctif des Danseurs d'Opale. La demi-elfe portait elle aussi le sien, bien en apparence. D'un signe de main, Estë l'invita à s'asseoir, ce qu'elle fit, se tirant une chaise plutôt propre - l'établissement lui-même n'avait rien de miteux, ce qui était toujours agréable quand on venait de passer deux semaines sur la route. Le patron dudit établissement ne manqua pas de remarquer la nouvelle venue et Kay s'attendit à son arrivée d'une seconde à l'autre. Quand il se fut approché, elle commanda prestement un verre de vin chaud afin qu'il les laissât tout aussi vite tranquilles. De fait, Estë, méfiante, attendait d'autres renseignements de la part de la jeune femme.

"Eh bien, l'on peut dire que deux personnes m'envoient ; messire Tanaëth Ithil et messire Sylayëm Illinwë, commandeur de notre refuge sur ce continent, Clair de Lune. J'y suis passée voilà un peu plus de deux semaines et c'est là-bas qu'une mission m'a été présentée, la même qui a guidé mes pas jusqu'ici. Cependant, si vous attendez des mots précis, ce n'est pas de moi que vous les obtiendrez car messire Illinwë m'a à peine donné votre nom et celui du lieu où vous retrouver. Je crains donc qu'il ne vous faille me faire confiance."

Kay sourit à Estë avec gentillesse. Le patron était de retour ; il posa la commande sur la table et repartit. La jeune femme trempa ses lèvres dans le chaud breuvage, fermant brièvement les yeux pour apprécier la douceur amère qu'il apportait à son corps. Elle espérait qu'Estë ne la rejetterait pas car sinon, comment s'y prendrait-elle pour approcher Averenn, sa cible ?

Estë scruta son interlocutrice d'un regard dubitatif, comme si elle s'étonnait de ne pas entendre les mots qui, avec le pendentif, constituaient le signe de reconnaissance des membres de l'ordre. Toutefois, les noms cités durent suffire à la convaincre car elle finit par lâcher du bout des lèvres:

"Soit, je vais vous croire. Peu de gens connaissent le nom de mon mentor en dehors des membres de notre confrérie et vous possédez un collier..."

Elle s'assura d'un bref regard circulaire que nul ne pourrait entendre ce qu'elle allait dire avant de poursuivre à mi-voix:

"Vous feriez mieux de le dissimuler, ce collier, si je puis me permettre de vous le dire. Sa possession pourrait vous conduire tout droit au bagne de Raynna, ou pire, même ici, s'il était aperçu par la mauvaise personne. Le clergé de notre Mère n'a pas coutume de prendre des gants avec les "hérétiques". Ils ont tenté de m'assassiner dans les rues de cette ville voilà quelques mois, soyez prudente."

Elle marqua une pause, les yeux dans le vague à ce souvenir, puis reprit:

"Notre "problème" réside à l'auberge du Lion, un établissement huppé et très dispendieux. Par ailleurs son navire, le Veilleur, est ancré dans le port, il s'y rend environ une fois par semaine. Je ne sais exactement ce qu'il manigance mais il s'est rendu au Palais à plusieurs reprises et y a été reçu. Je l'ai aussi aperçu en compagnie de quelques nobles à l'hippodrome, nul doute qu'il ait de puissants contacts dans le royaume Kendran. Enfin, et c'est à mon sens le plus étrange, il est en contact avec un Shaakt, un tueur à gages qui tient "boutique" à la cour des duels, une ancienne arène plus guère usitée de nos jours si ce n'est par la pègre. Voilà, je crains de vous avoir dit tout ce que je savais à propos de ce prêtre."

Finalement, Estë se laissa convaincre ou plutôt, pris le risque de croire la demi-elfe. Elle admettait que peu de monde, en dehors des membres de l'Ordre lui-même, ne pouvait avoir connaissance du nom de messire Illinwë, son mentor. En entendant ces mots, Kay aurait voulu lui dire que ce dernier lui transmettait ses salutations, mais l'elfe, en réalité, ne lui avait jamais rien dit de tel et elle préféra se taire. Ce qui avait beaucoup joué, aussi, dans la décision d'Estë était bien évidemment le collier que jeune guerrière arborait et qu'elle rangea aussitôt, sur les conseils de son interlocutrice qui lui fit part des dangers qu'elles encourraient toutes deux. Le bagne de Raynna sonnait comme la hache du bourreau qu'on serait en train d'aiguiser, au-dessus de leurs têtes. De fait, Kay fut réellement outragée d'apprendre que, à peine quelques mois auparavant, on avait tenté d'atteindre à la vie de la Sindel qui lui faisait face.

(Ils continuent de nous pourchasser, dans le secret, comme si nous n'étions que de simples hérétiques. Il est vraiment temps que l'Ordre réaffirme sa puissance.)

Après l'évocation de ce souvenir qui lui était sûrement encore douloureusement frais, Estë marqua une pause de quelques secondes, puis elle rentra dans le vif du sujet : Averenn. Kay, très attentive, nota tout mentalement : l'auberge du Lion où il résidait, le navire le Vaillant où il se rendait environ une fois par semaine, le Palais au sein duquel il avait déjà été accepté plusieurs fois - ce qui signifiait qu'il avait de puissants contacts (peut-être ces nobles qu'il voyait à l'hippodrome ?) voire que sa personne même était suffisamment estimée (ce qui ne signifiait rien de bon pour leur propre cause) et enfin la cours des duels où il était en contact avec un shaakt, un assassin. Mais le simple fait que ce fût un shaakt le rendait déjà odieux aux yeux de la demi-elfe...

"Très bien. Je n'aurai qu'une seule question : avons-nous déjà notre propre émissaire auprès du roi ?"

Quand elle eut obtenu sa réponse, Kay remercia Estë et sortit pour aller s'occuper de son cheval qui l'attendait depuis tout ce temps, à la porte de l'auberge.