Au mot ‘entrecôte’, le gobelin se mit à saliver encore plus abondamment qu’il ne le faisait déjà suite au terme de ‘manger’. Il ne savait pas trop pourquoi, en réalité, car il ne connaissait pas ce mot, et n’avait pour ainsi dire jamais vu d’entrecôte de toute sa petite et misérable vie. Ce devait être instinctif. Il ne répondit donc que par un vif hochement de tête à la vieille qui sentait bon, de peur de salir de sa bave abondante le parquet de cette demeure pour le moins accueillante. Déjà qu’il avait du mal à la retenir derrière ses lèvres serrées, il n’allait pas non plus risquer de les ouvrir en éructant mille postillons gourmands.
Il emboita donc le pas à la Dame, avalant goulument toute cette bave qui titillait ses papilles gustative, et ne la quitta plus jusqu’à ce qu’ils arrivent au sein d’une cuisine peuplée de mille victuailles diverses et variées, qui firent pousser des grognements de satisfaction et d’appel à l’aide à son estomac malmené pendant seize longues années. En voyant tout ça, il n’avait plus qu’une idée : se faire péter la panse, et au plus vite ! Mais l’expérience de la vie lui avait appris qu’il n’était guère toujours appréciable de se jeter avidement sur la nourriture sans considération pour les autres personnes présentes. Surtout si lesdites personnes étaient plus fortes, plus grandes et potentiellement dangereuses. La seule fois où il s’était permis de mordre dans une cuisse bien grasse d’un gibier ramené au campement, il s’était pris une sacrée rouste de la part des chasseur, et une seconde, plus terrible encore, du chef de guerre. Depuis, il se tenait à l’écart de toute mauvaise conduite.
Il accepta d’aller prendre place à la grande table de bois qui ornait le lieu, devant une immense cheminée crépitant d’un feu chaleureux, laissant Dame Midori à ses affaires culinaires. Pendant le quart d’heure qui suivit, alors que les fumets délicats d’une viande rouge rôtissant sur les braises pénétraient son petit nez délicat, tout aussi affamé que son estomac de parfums enivrants, Tips garda les yeux fixés, comme s’il était hypnotisé, sur les saucissons qui pendouillaient au dessus de la cheminée, comme une invitation à l’extase gourmette.
Il n’en détacha le regard envieux que pour poser ses yeux globuleux sur l’entrecôte que venait de lui glisser Midori juste devant lui. Elle était énorme, et le jus de la viande en dégoulinait avec délicatesse. Tips, qui n’était pas grand, avait le nez qui arrivait à hauteur de l’assiette, et on aurait dit que ses yeux s’étaient littéralement posé sur ce morceau de viande appétissant. Il ne prêta aucune attention au thé cruel que la vieille femme allait boire, accompagné de quelques gâteaux. Seule l’entrecôte comptait désormais. La prenant à pleines mains, car il ne connaissait en rien l’usage des couverts, il mordit dedans à pleines dents. Le sang chaud gicla sur son palais et sur sa langue dans un panel de saveurs succulent et divin. Ses petites quenottes pointues arrachèrent un bon bout à la viande, qu’il se mit à mâchonner frénétiquement, rêvant déjà à la bouchée suivante, mais sans gâcher l’actuelle.
Il ne marqua une pause que pour écouter la question de Midori, et y répondre sans même prendre la peine d’avaler…
« Je penche que, miam, je vais manger chette viande, d’abord ! Slurp. Enchuite, heu… Glourps. »
Il n’y avait jamais réellement réfléchi, au final. Il avala goulument sa première bouchée, et attendit le temps de sa réflexion pour poursuivre son repas. Quelles étaient ses envies, ses désirs, ses projets d’avenir ? Il avait vécu avant dans la perspective de la sauvegarde de sa tribu, comme tous les gobelins qu’il connaissait, mais depuis qu’elle s’était fait décimer par les Nez-Noirs, il n’en savait fichtrement rien. Il avait erré dans les montagnes, dans les forêts et les campagnes, sans but autre que celui de survivre au jour le jour. Peut-être était-ce cela, sa destinée.
« Heu… Voyager ? Et puis apprendre des choses, oui oui. Et rencontrer des aventuriers ! Et devenir un aventurier !! »
Il s’était un peu emporté. S’en rendant compte, il se tut soudainement, gêné, et se cacha presque derrière son entrecôte, en ingurgitant un nouveau morceau, comme pour se donner une contenance…
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"Le coeur grossier de la prospérité ne peut comprendre les sentiments délicats de l'infortune..."
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