C'est l'insecte rencontré la veille qui réveilla Ziresh au petit matin, émettant des couinements enthousiastes tout en lui mordillant les poils de son visage. Enfin, "petit matin" n'était pas vraiment le mot à employer, car le soleil était déjà très haut dans le ciel. Mais cela, le jeune Bratien n'y avait pas fait attention. En fait, sa première pensée au réveil s'était tournée justement vers son nouvel "animal de compagnie". Ce dernier avait été sauvé par Bravi, le Liykor le plus réputé du hammeau (voilà, "hammeau" était le mot parfait pour qualifier le clan), peut-être le plus brave et s'il n'était pas le meilleur chasseur, il en était un remarquable malgré tout. Et plutôt que de se tourner vers son sauveur, elle l'avait préféré lui, Ziresh, avec sa gourde d'eau et sa mie de pain... Que d'opportunisme chez une si petite chose! Mais le jeune loup ne s'en alarma pas. A vrai dire, il suffisait au Lutinora de lui montrer sa petite face, avec ses grands yeux mouillés, pour qu'il se décide à ne pas retenir ce drôle de comportement contre lui!
En sortant de la tente de gardes, le soleil tapa directement sur le front du Liykor, ce qui rendit son réveil plus difficile encore. La chaleur ajoutée à son état lui donna quelques vertiges, dont il mit une bonne minute à se défaire. En fait, il fallait savoir que Ziresh était assez différent des autres bratiens du hammeau: eux avaient presque tous un pelage court et parfois léger, le sien était plus long, et bien plus épais. Il tenait cette caractéristique de ses parents, qui avaient tous deux le même "handicap". Il ne leur avait jamais demandé, car son enfance s'étant passée assez à l'écart de sa famille, mais en fait, ses grands-parents venaient des montagnes et avaient décidé de changer d'environnement. Tout simplement. Pas de migration épique ou de fuite d'un grand danger. Juste qu'ils voulaient s'évader, et ils l'ont fait. Et en somme, si Ziresh avait hérité de leur pelage enclin à l'étouffement en été, il avait avant tout pu prendre possession de ce même désir d'évasion...
Avec peine, il se dirigea vers la caravane de Xavir, qui devait sans doute être rentré chez lui après la nuit. Après tout, le clan n'avait pas besoin de gardes la journée, en général. Du danger en plein jour, ça ne leur était arrivé, pour ainsi dire, absolument jamais. La demeure de sa famille de substitution n'avait rien à envier à une caravane "normale", mais il fallait connaître l'histoire pour se rendre compte de la valeur qu'elle avait en réalité. En fait, au départ, il ne s'agissait pas d'une caravane, mais d'une simple charrette qui servait à transporter le foin en ville. Au final, Xavir, après de longues années d'économies et services rendus au propriétaire de la dite charrette, put investir dans celle-ci et la modifia de sorte qu'elle devienne une véritable maison. Il construit des murs avec des planches, et il dût notamment acheter du très bon tissu pour faire un toit imperméable, solide, qui met à l'abri de la chaleur en été. C'est ce dernier matériau qui lui couta le plus cher, mais le prix en valait la peine, car cette charrette était devenue non seulement une caravane, mais surtout une maison. A l'intérieur, on stockait beaucoup de choses sans problèmes, hormis la nourriture périssable. Et il y avait de la place pour que cinq personnes au maximum puissent dormir, car Xavir comptant sur le poids que pouvait supporter la charrette, il n'hésita pas à construire un étage! La caravane faisait alors un peu plus de trois mètres de hauteur. Bien sûr, pour dormir en haut, il fallait baisser la tête, marcher à quatre pattes, même... Mais était-ce vraiment un problème pour des liykors? De plus, ils n'y dormaient qu'en cas d'intempéries, profitant plutôt de l'air frais du soir, dehors.
Quoiqu'il en soit, lorsque Ziresh arriva devant la dite demeure, il frappa à la porte de cette dernière, même s'il était presque certain que Xavir, comme Erin et Kâhra devaient être tous sortis. Mais à sa grande surprise, au moment même où il avait frappé, le petit Lutinora qui l'accompagnait avait suivi immédiatement son geste pour quitter l'épaule où il était logé, et venir cogner frénétiquement la porte en s'y projetant tête la première... Et cela, quatre fois de suite!
"Mais enfin! Qu'est-ce qui te prend?"
La petite créature s'effondra alors sur le sol, tentant au passage d'amortir sa chute en battant vainement des ailes, dans un petit couinement plaintif. A la fois amusé, abasourdi et déstabilisé par la situation, Ziresh se précipita sur son pauvre petit compagnon, sans vraiment oser le toucher. L'absence de mouvement chez la petite créature figea immédiatement le jeune Bratien, qui crut alors à sa mort. Son amusement initial fut troqué à l'instant avec une crainte incommensurable... Lui qui s'était tant lié à cette petite chose! Comment pouvait-elle mourir aussi bêtement? La porte de la caravane s'ouvrit alors, encore une surprise. Une jeune Liykor, du même âge que Ziresh, ouvrit la porte. C'est Kâhra. Aux yeux d'un humain, il était difficile de percevoir la beauté chez une telle race. Mais pour beaucoup de Bratiens, elle serait jugée très belle. Elle avait un pelage particulier, presque d'avantage similaire à celui d'un renard qu'à celui d'un loup: elle avait le poil roux, hormis aux bouts de ses oreilles et de sa queue. Elle avait aussi une ligne fine, agile, ce qui était typique des Bratiens des forêts. Elle portait d'ailleurs une tenue propice au travail: rien de très coquet, simplement une chemise et un pantalon en lin. Mais même avec cela, elle paraissait très belle pour le loup au pelage argenté.
"Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi tu frappes comme ça?" demanda-t-elle.
Elle ne comprit qu'en baissant les yeux de quoi il s'agissait. Mais juste au moment où elle se pencha pour examiner la victime, cette dernière jaillit presque du sol et fila directement à l'intérieur de la caravane. Elle monta en une seconde à l'étage, et se jeta sur sa proie: un pauvre saucisson sans défenses. Ce dernier aurait beau tenter de se débattre, jamais il ne pourrait se défaire de l'énorme gueule de son prédateur mousseux...
"... De la comédie..." jura Ziresh en secouant les bras à la manière d'un acteur nerveux, maintenant perplexe en ayant vu à quel point cette chose pouvait être manipulatrice...
"Ah ça... Papa m'avait raconté pour hier soir. Il m'a dit de laisser à manger en haut et de fermer nos stocks. Faut croire qu'il avait raison, elle a filé directement à l'étage!" Elle avait imité le signe de la fermeture d'un verrou, après s'être frotté le ventre.
"Elle?"
"Oui, c'est une femelle! Tu n'as pas appris à les reconnaître?"
Devant tant de perspicacité, Ziresh n'osa pas répondre, trop gêné que l'on relève autant son ignorance. Il se contenta de fixer le sol tout en se redressant.
"C'est vrai... Allez, entre."
Il sauta alors le pas de la porte. Le duo s'en alla directement à l'étage, rejoignant la créature qui avait déjà bien entamé son repas. C'était d'ailleurs assez typique de la voir ainsi: couchée sur le dos, le saucisson entre ses pattes. Kâhra et Ziresh s'installèrent sur le couchage de la jeune fille, les yeux levés vers la toile qui leur servait de toit. La lumière du soleil filtrait à travers, et malgré l'agencement de la caravane, il continuait de faire chaud ici. Allongé, le jeune loup fut presque pris de fatigue à cause de ça. Mais il fut tiré de son demi-sommeil par les paroles de son acolyte.
"Alors? Aujourd'hui, c'est le grand jour, non? Papa m'a dit qu'il n'avait pas osé te réveiller aussi tôt. Que tu devais être très reposé pour ta mission."
"Oui, il m'avait dit que ce serait gros, hier soir... Je sais pas de quoi il voulait parler, mais j'ai vraiment hâte!"
"Je suis sûr que tu y arriveras. C'est ta dernière mission, elle ne pourra que bien se passer."
Ils n'avaient pas fait de gestes cette fois-ci, ce qui était peu commun chez les Bratiens. Surtout dans leur clan. Un long silence passa. Durant celui-ci, Kâhra s'était blottie contre l'épaule bienveillante de son ami. Elle continua alors.
"Et... alors? Tu feras quoi après ça?"
"Je sais pas vraiment... Je crois que je vais commencer à travailler à Kendra Kâr et après, j'aviserais. J'irais ailleurs, en tout cas."
"Vraiment? s'étonna la louve. Je pensais que tu visais plus loin que ça! Tu te souviens de toutes nos discussions, non? Tu me disais toujours que tu aimerais devenir un héros! Je suis sûre que tu pourrais être de ceux qui trouvent des reliques! Et puis il y a tellement de choses à voir!"
"C'est vrai que ce serait bien, mais je peux pas commencer directement par ça... Et puis ces choses là sont loin, je dois y aller lentement."
"Tu as entendu parler de Nyr' tel Ermansi? Je t'en ai forcément parlé! L'île céleste! La légende de l'île volante! Tu t'en souviens, non? Quand tu seras libre, tu pourras aller dans des endroits comme ça! J'en suis certain! On dit qu'il y a des tas de choses là bas! Des choses qui n'existent pas en bas!"
"C'est une légende..."
"Et puisque tu es si bon à la lance, tu pourrais chercher une relique de ce genre, non? Je suis sûr que tu le pourrais! Je connais pas beaucoup de lances connues ou magiques... Mais je sais qu'il y a la Lance Veau! Tu sais, elle vient de la Légende des Chevaliers de la Commode Carrée! Tu te souviens? On nous la lisait quand on était petits!"
"C'en est une aussi! Et elle est loin d'être crédible! On parle d'une statuette de singe qui donne envie de manger des bananes!"
"Ne te moque pas de moi!"
Sur ces mots, étrangement, les larmes lui montèrent aux yeux. En voyant cela, Ziresh ne sut pas quoi faire. Même le Lutinora semblait s'être calmé, n'osant trop faire de bruit en dévorant son repas. Et le jeune loup se rendit alors compte qu'une chose avait changé, depuis qu'il était entré ici.
"Kâhra... Pourquoi depuis le début, tu n'as pas signé une seule fois?"
Un ange passa, puis elle répondit.
"Toi non plus, tu ne signes pas..."
"Signe-le moi, s'il te plait. Est-ce que c'est si difficile de le signer?"
De longues secondes passèrent avant que la louve n'ose enfin répondre. Elle pointa alors doucement son index sur sa poitrine, puis, tendrement caressa le torse velu de son compagnon avant d'agiter son doigt de droite à gauche, comme en signe de refus. Ensuite, il tendit gracieusement le bras vers le ciel. S'ils avaient été debout, elle aurait pointé l'horizon. Ces signes étaient simples, mais avaient une grande valeur pour Ziresh. Ils signifiaient...
"Je ne veux pas que tu partes..."
Elle l'avait dit et signé ainsi, franchement, sans plus rien cacher. Le loup argent s'apprêta alors à répondre, à lui dire qu'il ne quitterait pas définitivement le clan, qu'il reviendrait et donnerait des nouvelles. Mais il fut coupé immédiatement par la jeune louve, bien plus en colère cette fois-ci.
"Je trouve ça injuste. Tu as du talent! Et je ne connais personne d'aussi bon que toi! Tu pourrais faire beaucoup de choses, aller très loin! Et au lieu de ça, tu te cantonne à Kendra Kâr, qu'on a toujours connu! Tu dis vouloir de l'aventure, mais tu ne cherches pas plus loin que le bout du museau! Si tu dois partir et me manquer comme tu vas le faire, alors je veux que tu ailles loin, que tu découvres des choses, et qu'à ton retour, tu me les fasses partager. Je veux qu'à chaque fois que tu reviennes, tout le monde ici, les enfants comme les anciens, t'accueillent en héros, en étant fier de savoir que tu représentes le clan Liykkendra. Je voudrais qu'à chaque fois qu'on se retrouve, tu me fasses découvrir toute la magie que tu as découverte, toutes les choses qu'on trouve ailleurs et qu'ici, on ne verra jamais! Je veux qu'on finisse par entendre ton nom partout, et que les Noirs ne reviennent jamais ici pour nous chasser, de peur que le grand Ziresh ne vienne posséder les terres que nous, Bratiens, avons-nous dû fuir. Et surtout, plus que tout, je veux pouvoir être fière de dire à l'enfant que j'aurais que son père, Ziresh de Liykkendra, est le plus grand Aventurier que le clan aie connu."
Ziresh ne répondit pas. Il ne savait pas quoi dire, en fait. Depuis qu'il connaissait Kâhra, il l'avait toujours considérée comme sa meilleure amie, comme une sœur, sans pour autant nier qu'il se sentait attiré par elle. Il était un Bratien, et il était par nature prude, et l'amour ne faisait pas partie de sa vie. Alors qu'elle lui dise ainsi, de but en blanc, qu'elle ne voulait pas le voir partir, qu'elle l'aimait, et qu'elle voulait engager la conversation avec lui après de la grande Mère, il ne pouvait s'y être préparé à l'avance. Maintenant, il ne savait plus quoi faire. Il s'en rendait compte: il aimait Kâhra. Mais cela ne changeait rien au fait que cet endroit était trop petit pour lui. Il lui fallait partir, à tout prix. Un peu apeuré, peut-être trop lâche pour faire face maintenant, il leva et se dirigea vers la trappe qui menait à l'étage inférieur. Ne laissant échapper que quelques petits marmonnements entre le "désolé" et le "dois partir". Le lutinora, alors avachi sur son dos, recracha le fil qui était resté au bout du saucisson dans un hoquet aigu, avant de porter péniblement, avec ses petites ailes, son énorme corps alourdi par son repas. Mais Kâhra n'allait pas simplement rester ici, à voir le liykor qu'elle aimait partir.
"Attends , l'interpela-t-elle. S'il te plait, n'oublie pas ce que je t'ai dit."
Ziresh descendit tout de même de la trappe, quoiqu'un peu lentement. En bas, à travers les planches de l'étage, il lui répondit enfin.
"Jamais je ne pourrais t'oublier."
Puis il sortit, pour se remettre enfin à la recherche de Xavir. Une mission l'attendait, et en plus de cela, il avait un choix des plus cruels à faire... En chemin, il adressa alors une pensée au Père. Puisse-t-il l'aider dans son choix.
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