Une odeur âcre lui chatouille les narines. Une odeur sèche, poussiéreuse, accompagnée de terre. Une première quinte de toux l’agite avant même que sa conscience ne soit revenue. Son corps se convulse sur le sol, comme s’il refusait de comprendre l’incongruité de la situation, le pourquoi de sa présence en ces lieux. Dans sa bouche, un goût âcre subsiste, légèrement désagréable.
Le toucher lui revient ensuite. D’abord le froid qui l’étreint, enserrant ses membres dans une chape glacée. Sous ses doigts, la peau rugueuse et cassante de feuilles mortes, de la mousse et de la terre qui s’enfonce entre ses ongles. Elle est allongée, sur le dos.
De ses oreilles lui parvient le bruit du vent bruissant parmi les branches, le croassement lointain d’une corneille et un silence pesant.
Ses yeux, quant à eux, s’ouvrent sur une canopée décharnée, morte, pourtant peuplée de bien plus d’arbres qu’elle n’en a jamais vu enfant. Ses iris s’adaptent péniblement à la lumière environnante, au ciel d’un blanc si brillant qu’il semble l’aveugler.
Ainsi, c’est à ça que ressemble le royaume des morts ? Il n’est pas très impressionnant.
La jeune femme se redresse péniblement alors que le sang se remet à circuler dans ses veines. Elle est entourée d’arbres aux troncs noircis, aux branches penchées vers elle d’un air menaçant, à moins qu’elles ne soient simplement indifférentes à sa présence. Le vent qui chatouille ses épais cheveux semble joueur, mais peut-être n’est-ce là encore qu’une illusion.
Soudain, des bribes reviennent à son esprit. D’abord cette vive douleur aux cervicales, si vive que son simple souvenir suffit à ce qu’elle se penche en avant avec une grimace. La douleur s’éteint pour laisser place à une douce torpeur, un flottement agréable, si agréable qu’elle aurait souhaité ne jamais le quitter. Et cette voix, étrange, indéfinissable qui s’est adressée à elle, comme si elle était… morte. Ce cadeau de savoir qu’elle lui a offert et ce but : un sombre château perché au-dessus d’une sombre forêt lui reviennent à l’esprit, mais ses paroles restent floues et elle peine à se les remémorer.
Jusqu’à ce que l’évidence lui saute aux yeux : elle n’est pas morte, mais bel et bien en vie. La jeune femme regarde autour d’elle, paniquée, à la recherche d’un repère familier, de quelque chose auquel se raccrocher, lorsque soudain l’évidence la frappe de nouveau : elle est en vie. Son visage se lève vers le ciel blanc, dévoilant une gorge d’un brun sombre parcouru de quelques spasmes alors qu’un rire sort de ses lèvres.
- En vie… je suis en vie…
Le rire s’accentue, retentissant dans la forêt alentour, brisant son calme, sa monotonie, son silence. Au loin, un croassement de corbeau lui répond.
- Je suis en vie, Yuimen, t’as entendu ? EN VIE ! hurle-t-elle au monde qui l’entoure.
Mais le monde ne lui répond pas et le silence s’abat de nouveau, plus oppressant que jamais alors qu’une nouvelle réalisation s’abat sur elle : elle est seule au milieu de nulle part, sans rien, sans nourriture. Elle qui a échappé à la mort risque de bientôt de lui revenir.
Alors la jeune femme, qui chez les siens, bien loin de là sur des terres désolées par-delà les océans, se nomme Eyllwë Akyunra de la Tribu de Meno, se relève et observe ses alentours d’un œil nouveau. Bien qu’elle ne la distingue qu’à peine, de la forêt semble émerger une structure plus sombre, plus imposante encore. Sa silhouette, pourtant, ne la trompe pas, il s’agit de l’objet de sa vision, ce noir château dans lequel elle doit se rendre pour comprendre la mort. C'est la tâche que l'être qui lui a rendu la vie lui a confié. Il serait fou de sa part de la refuser. Tout autour d’elle, les arbres semblent se resserrer alors que l’obscurité baisse, aussi avance-t-elle d’un pas, puis d’un autre, tel le faon affaibli comprenant que le monde ne l’attendra pas. Ses pas prennent petit à petit de l’assurance et elle s’avance jusqu’à atteindre l’orée de la forêt.
Devant elle s’étendent les ruines d’un village à la pierre noircie par le temps, mangé par une végétation qui semble plus morte que vive. Qu’est-il donc arrivé à ce lieu ? Même dans son désert les rares pousses étaient d’un vert éclatant à côté de ce gris terne. Peut-être fût-ce ravagé par un feu, il y a bien longtemps, ou peut-être encore cet endroit est maudit. Un frisson parcourt sa peau sous un craquement de mauvais augure. Ses pieds ont écrasé une branche et elle s’empresse de faire quelques pas de plus dans ce village comme pour l’éloigner d’elle, s’enfonçant ainsi dans les ruines.
Est-elle maudite elle aussi pour se retrouver dans ce lieu ? Elle n’en doute qu’à peine. Après tout, n’était-elle pas morte quelques instants plus tôt ? Elle mérite sans doute la damnation, pour ce qu’elle en sait.
Alors qu’elle avance en observant avec appréhension autour d’elle, elle finit par prendre la décision de ne regarder que le château au-dessus d’elle, plus sombre encore que le reste du village : son but. Qui pouvait bien vivre ici ? Qu’a-t-il fait pour mériter ce sort ? Elle sursaute à cause d’un croassement. Le corbeau se trouve perché sur une branche et la regarde de ses yeux noirs, perçants. Frissonnant de plus belle, elle détourne le regard pour se focaliser de nouveau sur le château. Alors que les sombres nuages s’obscurcissent tandis que la nuit pointe. Il manquait de l'ombre au tableau, se dit-elle, morose.
Au bout d’un temps qui lui paraît incroyablement long, elle parvient aux portes du château et s'arrête, écoutant avec circonspection les moindres bruits qui pourraient s’en échapper. La pénombre enserre les lieux comme s’ils étaient sienne. Depuis quand le soleil n’a-t-il pas effleuré ses pierres ? Est-il habité ? Elle en a l’intime conviction, mais qui peut vivre dans un tel lieu ? Ou quoi ?
Il n'y a aucune porte sur le château et elle ne voit l'intérieur que des ombres, aussi prend-elle son courage à deux main et s'avance.
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