Malgré la résistance de quelques derniers chiards insupportables beuglant à n’en pas finir pour alimenter de leurs cris désespérés l’armure inutile et belliqueuse, l’ordre vient à être rétabli. Heureusement pour l’homme noir, d’ailleurs, qui manque de se faire arracher la tête par l’armure magique, alors qu’il s’est montré comme le plus protecteur des enfants de tout le groupe. C’est dire comme l’armure est bien faite et sans faille ! Finalement, l’une des gamines intervient et ramène au calme le quatuor bruyant. Mais ce qui compte, par-dessus tout, outre le fait que l’armure, malgré les jérémiades de Fabiolo, ne serve plus à rien, c’est qu’Huguette soit en vie, et aille mieux, désormais, grâce aux soins rapides et aux attentions conjointes des aventuriers impliqués. Et ça, c’est la clé pour que tous ceux qui doutaient encore du plan d’Aliéron se retrouvent le bec dans l’eau, à devoir se rendre à l’évidence : nus pouvons désormais œuvrer au rituel.
Ainsi, les premiers à venir se faire saigner, en tout bien tout honneur, comme des porcs, sont Fabiolo et Muguette. D’abord eux, puis les autres, se livrent alors au rituel complet visant à libérer les silnogures. Ils se lient, tour à tour, à un silnogure, et répètent les mots de la prière purificatrice de Brytha, allant contre la malédiction de Karsinar. Ensuite, la personne à qui ils font le plus confiance parmi les aventuriers a le droit de faire couler leur sang dans la coupe, chaque fois remplie à ras-bord de liquide purpurin dilué. Il n’y a pas de jaloux, chez les adultes : chacun a son môme de prédilection, sauf la plus âgée des gosses, qui se tranche elle-même les veines toute seule, comme une grande. À chaque fois, l’âme blanche sort du corps de l’enfant pour faire face à l’âme noire du silnogure. À chaque fois, l’âme blanche entoure, emprisonne la noire, et elles finissent par fusionner, irrémédiablement, pour n’en devenir qu’une, grise, qui s’étiole dans les airs.
Même l’orque, blessé à mort, propose son sang pour œuvrer au rituel. Il n’est finalement pas ce démon digne des plus hauts méfaits, comme l’a souligné Naya avec tant de verve raciste. Il œuvrait dans le même sens que nous, sans avoir plus de solution que celle qu’il nous proposait.
Dans un fracas chaotique, les chaines retenant les animaux se brisent, faisant voler des éclats de pierres dans tous les sens, alors que la terre elle-même tremble de cette liberté retrouvée. La pierre scellant la grotte se fendit, et la lumière entra à nouveau dans celle-ci, par un autre accès que le puit sous lequel je me trouve encore. Le tumulte hargneux des silnogures enragés se tait, dehors, dans une paix retrouvée. Bientôt, ils retrouveront leur chez eux, les leurs, dans une plénitude retrouvée, perdue avec leur malédiction. L’armure elle-même, sentant son heure venue, se met à luire d’une lueur sacrée. La lueur, une fois estompée, laisse en lieu et place divers équipements, sur lesquels les aventuriers se ruent sans hésitation. Je m’en écarte, pour ma part, pour observer avec soulagement ces troupeaux de silnogures regagner leur habitat. Je m’approche de la sortie de la grotte, laissant aux autres les effusions de joie. C’est surtout pour eux, ces nobles animaux, que je suis heureuse maintenant. Mes yeux d’émeraude les voient s’en aller, se réconcilier, certains rester un peu, groggys de ce qui leur est arrivé. Comprennent-ils seulement ce qui s’est passé ici ? Ce qu’on a fait pour eux ? Sans doute pas. Et pourtant, ma raison vacille lorsqu’au loin, de croise le regard de l’un d’eux. Deux yeux d’un bleu marin étincelant, une fourrure pâle, gris clair aux reflets bleutés, le museau allongé d’un fennec du désert et deux oreilles surmontée, telles celles des lynx, de deux plumeaux touffus d’une couleur n’étant pas sans me rappeler celle de ma propre chevelure, si singulière même parmi les miens.
Ce bref moment de partage, idéalisé sans doute par mes propres émotions, est ma plus grande récompense, ce jour. C’est pour ça que je me suis battue, que je me suis souvent montrée véhémente plus qu’il ne l’aurait fallu. Par intérêt même pour ces créatures, et uniquement elles. Pour les sauver. Et maintenant que c’est fait, un curieux vertige s’éprend de moi, mêlé de satisfaction. Un vide remplaçant cette volonté stricte d’agir pour eux. Une petite forme vient jusqu’à moi. Huguette. À moins que ce ne soit Muguette. Elles se ressemblent tellement. Elle me tend, innocente, plusieurs choses. Une grosse bourse rebondie, déjà, contenant plus d’argent que je n’ai jamais pu en voir, même lors des plus fastes transactions de mon père, à la scierie. Sans doute serait-il fier de moi, à l’heure qu’il est, même s’il se refuserait de le dire. Elle me donne aussi deux petites pierres gravées de symboles étranges, qu’elle affirme être des runes.
« Tu n’étais pas là, alors je les ai prises pour toi. Puis ça, aussi. »
Et elle me tend, sourire aux lèvres, deux bijoux qu’elle a dû trouver dans le tas d’équipement laissés par l’armure magique. Le premier est un fin serre cou d’argent ciselé, arborant en son centre une émeraude enchâssée. L’autre est une broche, en forme de feuille d’orme, un de mes arbres préférés. Un objet assez fin, fait de bronze, que j’accroche sans hésitation à mon surcot de cuir. Je pose sur elle un regard attendri, et orne mon visage d’un sourire.
« Merci. Mais c’est toi l’héroïne de cette histoire, Huguette. C’est toi qui a permis aux autres, par ton courage, de trouver la foi d’aider les silnogures. Tu es une dame, maintenant. Ta maman sera fière de toi. »
Puis, je lui indique Fabiolo et Muguette qui l’attendent tous deux près d’une porte tracée à la craie. Une porte qui les ramènera chez eux, en famille. La petite se précipite vers eux, sans plus un regard. Et une ombre passe sur le mien. En famille. Je ne peux pas, moi, retourner chez moi, quand bien même la possibilité m’est offerte par les mômes et leur surprenant pouvoir. Je n’en ai pas le droit. Car si tout est bien qui finit bien pour chacun d’entre eux, il n’en reste pas moins que Sihlaar n’est pas reparu. J’écrase une larme sur le coin de mon œil, refusant de croire que mon jumeau a péri ici. Et je me tourne à nouveau vers la plaine où les silnogures vaquent, paix retrouvée. Une profonde mélancolie s’empare de moi, de laquelle je ne me vois pas de sortie, dussé-je être la dernière présente ici. Nul ne se souciera de moi. Seul Sihlaar l’aurait fait. Je n’ai pas été de très charmante compagnie, ni particulièrement attachante. Ils ont tous bien mieux à faire, sans doute. Et vu mon écartement, il ne fait aucun doute que je ne souhaite pas me mêler aux adieux et autres effusions de joie.
Pourtant… pourtant l’un d’eux vient quand même jusqu’à moi. Et le ton de sa voix, un instant, me fait penser à celui qu’aurait eu mon frère, même s’ils sont irrémédiablement différents. Aliéron et ses beaux yeux, qui viennent là s’enquérir de mon apparente tristesse. Je plonge mes yeux dans les siens pour lui répondre, sincèrement :
« Si. Si, je suis ravie pour les silnogures. Ravie qu’ils soient libres, désormais, et que tout se soit bien fini pour eux. Pour les enfants, aussi, qui deviendront de petits héros, quand ils raconteront ça chez eux. »
Mais je sais pertinemment que je ne me tirerai pas d’une si piètre pirouette. Soupirant, je détourne le regard et le plonge sur le soleil couchant du dehors.
« Mon frère, Sihlaar. Il était des nôtres, en commençant cette aventure. C’est lui qui m’a toujours sorti des situations les plus inextricables où je me suis fourrée. Et aujourd’hui, il n’est pas là. Et… et j’ignore où il peut être. »
Perdu dans les limbes d’un entre-deux mondes. Mort et dévoré par un silnogure enragé. Brûlé par un puissant élémentaire de feu, ou vaincu par un lézard bipède des cavernes. Enfermé par les shaakts du désert. Parti, tout simplement, peut-être aussi.
« Dans une grande ville, peut-être. Il a toujours préféré les villes aux paysages sauvages, le confort d'une taverne aux aventures dans la nature. »
[Merci à toi, 8, pour tous ces moments, qu'ils aient été bons ou difficiles. En outre des deux runes et de la bourse, Asterie a donc reçu un serre-cou d'argent incrusté d'une émeraude, et une broche en bronze en forme de feuille d'orme. Deux bijoux, donc.]
_________________ Asterie
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