|
Le moment d’allégresse est passé, désormais, et mes devoirs se mettent de nouveau en porte-à-faux de mon destin immédiat. Puisqu’ils passent après le plaisir, ce n’est pas tellement un problème en soi. Profiter tout en accomplissant ce qu’on attend de moi. Le plaisir avant le devoir. Une idéologie libertine à laquelle je renoue corps et âme. Et je ne me laisserai plus détourner de cette route. C’est sans doute égoïste. Très certainement, même. Mais je n’en ai cure. Et je suis prêt à soutenir les regards de ceux qui verront de travers ce comportement, cette manière de vivre. Ce but. Car rien n’es plus important que le plaisir. Il permet d’être au mieux de ses capacités. Il permet un abandon total à une tâche. Il permet de se retrouver avec soi-même. Il permet de désengorger la haine, et de la canaliser.
Salymïa accepte de m’accompagner, prétextant qu’elle doit savoir le plus de choses possibles afin d’être garante de ma protection. N’en fait-elle pas un peu trop ? Peut-être, mais il n’est jamais mauvais d’être accompagné de gens zélés. Ça évite des problèmes d’inattention.
« Bien. »
Elle sort la première de la chambre, après s’être revêtue en hâte. Et je la suis dans le couloir, où elle me demande la direction de notre interrogatoire. Un sourire mauvais s’étale sur mes lèvres. Je l’ignore, mais un endroit est tout désigné pour cela. Un endroit dans lequel je suis déjà allé par deux fois. Un endroit où j’ai appris à me maîtriser, mais également un endroit où j’ai failli mourir. Un endroit au cœur du Clan : la salle de l’autel.
« Par ici. »
Et j’ouvre la marche, rapidement. Mais au dernier moment, je me ravise.
« Attends-moi une minute. »
Et je pénètre dans ma chambre, jouxtant celle de l’elfe. Là, j’y revêts mon armure, et tout mon équipement. Mes armes, ma bourse, mon sac. Je serai plus impressionnant tout équipé qu’en simple tenue de lin. Une fois prêt, je sors de la chambre, et indique d’un signe de tête à l’elfe de me suivre.
Mes pas sont longs et ma foulée rapide. Il n’y a pas de temps à perdre. Et lorsque j’arrive dans la salle, l’homme est déjà là, assis sur l’autel, attaché par ses deux bras enchaînés. Lysis a prévenu la prêtresse pour qu’elle le place là au plus vite.
(Merci…)
La petite faera ne répond pas, se contentant d’axer mon attention sur l’homme qui repose là. Sans ses équipements, son armure et sa formidable épée, il n’a plus énormément de prestance. Des muscles de quarante ans humains, bien développés, mais peu saillants, empâtés dans de la graisse, ne le rendant pas gros, ni grassouillet, mais baraqué, sans paraître travaillé esthétiquement. Comme un bucheron, ou un guerrier. Comme un homme. Ma victime.
Je jette un dernier regard à Salymïa, lui intimant ainsi de rester à distance. Je n’ai guère envie de la savoir trop mêlée à ce qui va suivre.
« Alors, très cher. Si vous commenciez par me dire pour qui vous travaillez. Et pourquoi vous êtes là. »
Il relève le regard vers moi. Un regard plein d’écœurante fierté. Il veut tenir sa langue. Je place une main sous son menton en fixant ses yeux verts. Un regard intense, presque fanatique. Je lève un sourcil.
« Je vois. On a perdu la mémoire ? On ne se rend pas compte qu’il vaudrait mieux tout déballer, plutôt que de souffrir inutilement ? »
Il frémit sous la menace. M’en croyait-il incapable, ou pensait-il que ça n’arriverait pas si vite ? Il garde cependant son regard d’effronté, et sa bouche ne s’ouvre que pour inspirer lentement, sans intention de parler. Même si je sais qui l’emploie, cette petite question sera la porte d’entrée à d’autres, qui m’indiqueront, sans doute, des informations supplémentaires sur mon ennemi.
« T’es pas un bavard, hein ? On va arranger ça. »
Le passage au tutoiement s’est fait avec automatisme, sans même être calculé. Je retire ma main de son menton, et le gifle sans préavis ni retenue. Sa tête tourne sur le côté, alors qu’il baisse les yeux pour que je n’y vois pas la colère se développer. Pourtant, je perçois ses poings serrés. Des poings qui ne m’atteindront pas, enserrés par des tenailles et des chaînes.
« Alors, ça t’a remis les idées en place ? »
« Ouais ! »
Son ton est dédaigneux, hargneux. Il relève la tête et me crache au visage. Mon sang ne fait qu’un tour… Je le gifle à nouveau. Et encore, et encore. Trois coups puissants. Mon regard est dur, froid. Je n’ai aucune pitié pour cet homme qui a tenté de m’assassiner. Aucune compassion. Et ma colère commence également à monter. Je tâche cependant de garder un ton paisible quand je m’adresse à lui.
« L’insolence ne te servira à rien. Ce que tu pourras dire n’influencera que la manière dont tu quitteras ce monde : rapidement, et sans souffrir, ou lentement, dans d’horribles douleurs d’agonie. Réfléchis bien, homme, mais pas trop longtemps, car ma patience à des limites. »
De nouveau, je vois son regard tressaillir. A-t-il peur ? Il ne dit cependant rien, se contentant désormais de baisser les yeux, silencieux.
« Je sais très bien qui t’envoie, et pourquoi il t’a demandé de me tuer. Ne jouons pas un jeu de dupes : il m’a sous-estimé, et vous a envoyé droit au massacre. Vous n’étiez que des pions pour lui, afin de tester ma puissance. Comment peux-tu encore le couvrir, après ça ? »
Titiller sa fidélité envers son maître. Voilà peut-être la clé de cet interrogatoire. L’homme semble hésiter, puis se tourne vers moi, encoléré.
« Vous n’avez aucune idée de ce dont il est capable ! »
« Justement, de quoi est-il capable ? Qu’y a-t-il de pire que la mort et la souffrance, ici, et maintenant ? »
Il baisse les yeux. Et je comprends ce que ça signifie. Il ne tue pas, lui. Il fait souffrir, le plus possible, le plus longtemps possible, sans pitié, jusqu’à ce que la mort apparaisse comme une délivrance, une joie. Un homme sans cœur. Je vais utiliser cette donnée pour garant, ou du moins je l’espère, sa parole.
« Tu es condamné de toute façon. Comment lui expliqueras-tu ton échec, alors que tu es encore vivant ? Ne vaut-il pas mieux mourir vite entre mes mains, que de retourner là-bas lui avouer ton incompétence ? »
Il me fixe vivement au dernier mot. Incompétence. Quelque chose que Rewolf ne semble pas tolérer dans ses rangs. Au point d’effrayer le plus courageux de ses hommes à sa simple évocation.
Je dégaine ma lame métamorphe, et la glisse sous sa gorge sous la forme d’une dague acérée, dont la pointe touche sa peau, sans la trouer. Il tremble. Il n’a pas envie de mourir, et hésite entre deux voies. Deux voies qui demandent du courage. Deux voies qui ne l’amèneront qu’à la souffrance, ou à la mort. Qu’il parle ou qu’il se taise, il se sait condamné. Tout ce qui lui reste à choisir c’est… la manière dont il veut mourir.
D’un mouvement brusque de la tête, en avant, il tente d’enfoncer ma lame dans sa gorge. Celle-ci lui transperce la chair, mais mes réflexes sont vifs, et ce n’est qu’une estafilade sanglante qui apparait, libérant un filet carmin.
« À quoi tu joues ! Quitte à mourir, pourquoi ne pas tout me révéler !? »
Mon ton est impérieux, mon regard courroucé, empli d’incompréhension. Cet homme qui me traque, semble être un monstre. Un monstre sans indulgence. Un monstre de cruauté, sans pareil. Le regard de l’homme qui me fait face est rempli de peur. Il transpire la peur, il pue la frousse. Son regard est implorant. Il désire que je le tue. Il ne souhaite que ça. Et je sais qu’aucun mot ne sortira de sa bouche. Je crispe la mâchoire, et mon coup part. Mon arme métamorphe s’est changée en hache, et s’abat sur ma cible sans la moindre chance de résistance… Un double coup, à deux endroits. L’homme est paralysé par la peur, mais vif. Et libre. Je viens de trancher ses chaines, et je rengaine mon arme sous la forme d’une dague, avant de le relever en l’empoignant par la tenue.
Je le pousse par terre, vers la sortie. Il choit sur le sol comme une loque, ne comprenant sans doute pas ce qui lui arrive.
« Va ! Retourne chez ton maître, et dis-lui que je suis plus fort que lui. Dis-lui qu’il importe peu où il se cache, je le trouverai et le tuerai. Dis-lui que je n’aurai aucune pitié à son égard. »
Je m’avance vers lui pour le redresser avec violence. Remis sur pieds, je le pousse à nouveau, et je le fais avancer ainsi jusqu’à la sortie du bâtiment, le suivant de près. Il ne peut qu’avancer.
Je sors dans la cour avec lui, le poussant toujours. Et hors des ruines du clan. Je le pousse jusqu’à l’extérieur, autour des débris du combats, qui se font toujours ramasser par les membres du clan.
« Va, et dis-lui ce que j’ai fait à tes hommes, comment je les ai vaincus. Dis-lui qu’il n’a aucune chance ! Dis-lui de trembler ! »
Et je lance l’homme dans la pente, qu’il dégringole dans un nuage de poussières avant de se relever, meurtri, et désemparé. Il m’adresse un dernier regard, avant de partir en courant vers sa destinée. Va-t-il porter mon message de haine et de peur à son maître, Rewolf Grantier ? Je ne peux le garantir. Peut-être se sauvera-t-il très loin. Peut-être aurait-il raison de le faire. Mais il ne sera plus jamais un homme libre, poursuivi sans relâche par les fouets de son maître, ou enfermé chez lui pour trahison.
Je me tourne vers le clan, et les personnes qui m’ont vu faire. Toutes tournées vers moi : les membres du Clan, Halkmir, Salymïa, qui m’a suivi, ainsi qu’un inconnu, assez grand, et humain. Un homme que je perçois comme étant un Amant. Je me dirige vers lui, alors que ma colère retombe. Et c’est avec un sourire, que finalement, je le salue en lui tendant la main.
« Bonjour, jeune homme. Je suis Pourpre, et vous me cherchez, n’est-ce pas ? »
Manière plutôt incongrue de faire une première impression sur ses troupes…
_________________
|