Mon projectile s'enfonce résolument dans le corps écailleux à terre. Mes yeux sombres scrutent cette chose se cambrer et agoniser d'un air froid et presque indifférent. D'ordinaire, je me serais réjoui de sa souffrance et de son trépas. Là, je suis juste empli de lassitude et de douleur. Physique et mentale. Derrière moi, la Gardienne s'avance, laissant entendre qu'elle avait cru en moi, et que j'avais sauvé de nombreuses vies. J'en hausse un sourcil avant de comprendre de quoi elle parle. Autour de nous, les silhouettes géantes se mettent à s'agiter. Ces idiots reviennent à la vie, parce que le pouvoir de cette chose, une gorgone précise la Dorée, était assez grand pour les figer dans le temps. Seuls les plus anciens ont fini par périr. Je n'ai pas voulu les sauver. Je l'ai tué parce qu'elle était un obstacle, au féminin, sur ma voie. Leur rendre la liberté était accidentel. Un effet secondaire de la mise à mort d'un adversaire.
L'un des hommes se met à chouiner lamentablement, et à sa façon de le faire, je devine quelque chose de familier. Il ne faut pas longtemps avant de comprendre pourquoi. La Gardienne m'apprend qu'il s'agit du rejeton de Markos, l'archiviste humain qui m'a aiguillé jusqu'ici. Et là, une question de l'armure dorée me prend au dépourvu. Elle veut savoir ce que je ressens en sachant qu'un humain aura de la gratitude envers moi toute sa vie. Je marque une pause, prenant un peu d'altitude pour éviter d'être à portée des silhouettes. Je ne suis pas fou. Pour un humain capable de reconnaissance, au moins trois ou quatre vont essayer de me dérober l'orbe à la sortie. Mes ailes ont beau tirer, je m'efforce de voler et de demeurer méfiant.
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Il ne le fera pas. Pas aussi longtemps, en tous cas.", commence-je. "
Ou alors si, mais il le maudira ensuite. Parce que je lui ai rendu son rejeton, et que ce dernier va repartir un jour se faire tuer. Les humains sont comme cela. Ils ont toujours été ainsi.", ajoute-je avec l'aigreur de l'expérience.
J'ai vécu trop longtemps dans l'amertume pour commencer maintenant à avoir foi dans les humains. Il me faudra sans doute plusieurs siècles pour pouvoir ne serait-ce que penser à leur pardonner. Je dirige mes yeux sombres vers la présence dorée.
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Mais savoir si son gamin faisait partie des morts... C'est une chose... Que j'allais te demander. Si tu le savais. Plus tard. Par curiosité.", tente-je de m'expliquer, me trouvant manquant de conviction. "
Je vais régler ma dette à son endroit, comme cela.", réponds-je avec un peu plus d'assurance.
Parce que oui, j'ai une dette envers ce vieux croulant. Mon orgueil a du mal à l'admettre, beaucoup de mal, mais sans son intervention, peut-être aurais-je mis des jours à comprendre. Il m'aurait fallu rester dans cette cité humaine longuement, à recevoir des regards étonnés et curieux. Irritants. Mais je suis un peu trop las pour m'énerver. Je sens mon esprit toujours si près d'un abime que je ne dois qu'à mon refus de plier d'éviter de trembler. Les images de l'épreuve d'ombre ne me quittent pas. Quelque chose me dit que je vais avoir du mal à m'en remettre. Dès que je clos les yeux, l'éclat carmin me revient. Et ce visage pale...
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Remets-toi, l'humain.", déclare-je au pleurnicheur, tentant de duper mon esprit. "
Markos n'est plus tout jeune. Il te pleure, mais t'attend encore.", insiste-je.
Je retiens de justesse un ordre envers lui, l'intimant à m'attendre dehors, car nous allons dans la même direction. Peut-être pourrais-je encore me servir du vieux, cette fois pour dénicher un guérisseur potable. La chaleur de ma brulure commence à me donner une légère fièvre.